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Thierry Groensteen

L’usage de la notion d’auteur présente plus de difficultés dans le champ de la bande dessinée que dans celui de la littérature. La première difficulté tient au fait que la bande dessinée relève indissociablement des arts du livre et du récit (d’aucuns la nomment « littérature dessinée »), d’une part, et des arts visuels, d’autre part. Désigner les créateurs de bandes dessinées comme auteurs revient à mettre l’accent sur la dimension littéraire du média ; les qualifier d’artistes a l’effet inverse, celui d’exhausser sa dimension plastique.
Quoiqu’il n’ait jamais dissimulé son peu de goût pour la bande dessinée, Bernard Pivot invita naguère près d’une quinzaine de créateurs à participer à son émission Apostrophes – Hergé, Goscinny, Bilal, Bretécher, Tardi, mais aussi les moins attendus Boilet, Mandryka ou Montellier –, leur reconnaissant ainsi, implicitement, le rang d’auteurs.

[janvier 2013]

L’usage de la notion d’auteur présente plus de difficultés dans le champ de la bande dessinée que dans celui de la littérature. La première difficulté tient au fait que la bande dessinée relève indissociablement des arts du livre et du récit (d’aucuns la nomment « littérature dessinée »), d’une part, et des arts visuels, d’autre part. Désigner les créateurs de bandes dessinées comme auteurs revient à mettre l’accent sur la dimension littéraire du média ; les qualifier d’artistes a l’effet inverse, celui d’exhausser sa dimension plastique.
Quoiqu’il n’ait jamais dissimulé son peu de goût pour la bande dessinée, Bernard Pivot invita naguère près d’une quinzaine de créateurs à participer à son émission Apostrophes – Hergé, Goscinny, Bilal, Bretécher, Tardi, mais aussi les moins attendus Boilet, Mandryka ou Montellier –, leur reconnaissant ainsi, implicitement, le rang d’auteurs.

Le créateur de bande dessinée serait donc un auteur-artiste, ou un artiste-auteur.

Mais, comme l’on sait, une proportion importante des œuvres qui relèvent du neuvième art ne sont pas le fait d’un « auteur complet », d’une personne physique unique qui, à elle seule, assure la totalité de la création. La collaboration entre deux créateurs aux compétences complémentaires – l’un qui écrit, l’autre qui dessine – est un cas des plus fréquents. Or, scénariste et dessinateur n’ont pas toujours été reconnus comme auteurs à égalité. C’est une seconde difficulté.
Longtemps, le scénariste a été le parent pauvre de la profession. Son nom n’était pas nécessairement cité. Ainsi Jacques Van Melkebeke n’a-t-il collaboré avec les plus grands noms de l’« école de Bruxelles » que de manière officieuse. Et Batman est longtemps passé pour une création du seul dessinateur Bob Kane, le scénariste, Bill Finger, n’ayant pas été crédité pour sa contribution. Dans la sphère francophone, il fallut attendre la reconnaissance d’un Goscinny (dans une mesure moindre celle de Charlier et de Greg) pour que le scénariste ne soit plus considéré comme le fournisseur d’un sujet-prétexte ou le tireur à la ligne enfilant les bulles comme les grains d’un chapelet.
En sens inverse, la part du dessinateur dans la création tend à être minorée quand certaines pratiques éditoriales (travail en studio, séries passant de mains en mains) induisent l’idée de son interchangeabilité. Le dessinateur se voit alors dépossédé de son statut d’artiste pour apparaître comme un simple artisan, le détenteur d’un savoir-faire que beaucoup d’autres personnes partagent avec lui.
S’agissant du domaine anglo-saxon, Bart Beaty remarque, dans un essai récent (2012 : 84), que des scénaristes comme Alan Moore dans les années 1980 et Neil Gaiman dans les années 90 ont acquis une dimension de superstars, ce qui a entraîné une relégation des dessinateurs qui travaillent avec eux au rang de techniciens réalisant leurs visions.

En janvier 2011, le fisc français réclama un redressement de 203 000 euros à Albert Uderzo, au titre des droits d’auteur perçus sur les albums d’Astérix entre 1959 et 1979 (soit pendant toute la période où ils étaient signés Goscinny et Uderzo). Le dessinateur n’aurait pas utilisé le statut fiscal adéquat pour déclarer ses impôts. En contradiction avec les contrats d’édition signés avec Dargaud, le fisc a en effet décidé de le considérer comme un simple illustrateur et non comme le co-auteur d’Astérix (or le statut d’auteur ouvre droit à un abattement de 10 %).
Pourtant, comme Muñoz et Sampayo, Giraud et Charlier ou encore Schuiten et Peeters, Uderzo et Goscinny font partie de ces « couples » mythiques de la bande dessinée, dont la collaboration a porté les œuvres communes à un degré de cohérence et de qualité exceptionnel, de sorte que toute tentative pour en diviser la paternité paraît vaine et absurde.

La bande dessinée a connu des controverses sur le point de savoir lequel, du scénariste ou du dessinateur, devait réellement être crédité de l’invention de tel personnage ou de telle péripétie. Stan Lee et Jack Kirby formèrent un couple d’une fécondité exceptionnelle, qui donna naissance, au début des années 1960, à la plupart des grandes séries de super-héros de la Marvel. Leur collaboration suivait une méthode inhabituelle : sur une idée proposée par Lee (accompagnée parfois d’un bref synopsis), Kirby assurait la structuration de l’intrigue en lui donnant d’emblée une forme visuelle, celle d’une suite de planches au crayon ; Lee réintervenait ensuite pour écrire les textes. En sorte que le rôle de Kirby excédait manifestement celui d’un simple illustrateur, dans la mesure où il était directement en charge du développement du script et du découpage de l’intrigue. Un développement théorique sur ce sujet, dans une étude signée Harry Morgan et Manuel Hirtz, conclut que Jack Kirby « est le véritable auteur des comics pour lesquels il est crédité comme dessinateur » (2009 : 77-79). Ce qui ne semble pas contredit par le fait que, comme l’a noté Glen David Gold dans Masters of American Comics, on ne rencontre presque jamais de Kirby « chimiquement pur », puisqu’il déléguait à des collaborateurs l’encrage de ses dessins, le lettrage et la mise en couleur.

Le cas de Jack Kirby est exemplaire, non seulement de la difficulté qu’il peut quelquefois y avoir à peser et délimiter les apports respectifs du scénariste et du dessinateur dans le processus créatif, mais également de la défense des prérogatives de l’auteur face à l’éditeur. Sur ce second front, Kirby a été mêlé à des revendications portant sur deux questions différentes : la propriété des planches originales et les droits sur les personnages dont il s’estimait le créateur ou co-créateur. Ce n’est qu’à partir des années 1970 (73 pour DC, 76 pour Marvel) que les éditeurs de comics ont pris l’habitude de restituer les dessins originaux aux artistes. Dans les années 1980, Kirby batailla longuement contre Marvel avant de réussir à récupérer mille neuf cent planches réalisées antérieurement à cette date, six mille autres restant considérées comme « disparues ». Le conflit portant sur les droits, resté en suspens à la mort de l’artiste (1994) a été ranimé en 2009 par ses héritiers, qui réclament à Marvel (ou plus précisément à la Walt Disney Company, qui en est désormais propriétaire) la récupération des droits sur quelque quarante-cinq personnages (parmi lesquels The Fantastic Four, The Hulk, Iron-Man et Thor) dont Kirby a été, au moins, le co-créateur. Déboutés par un premier jugement en 2011, les ayant-droits ont fait appel.
Les héritiers du scénariste co-créateur de Superman, Jerry Siegel, avaient pourtant, eux, réussi à obtenir de DC la récupération d’une partie du copyright leur revenant sur les aventures de l’« homme d’acier ». Mais, selon les contrats signés à l’époque, Kirby, comme l’ensemble de ses confrères, était considéré comme un simple salarié de Marvel, payé à la page, sous le régime du « work made for hire » (travail à la commande). Dans la mesure où celui-ci lui avait passé commande de séries nouvelles, la loi américaine (Copyright Act) considère l’éditeur non seulement comme l’instigateur de la création mais, de fait, comme son seul propriétaire ; elle lui reconnaît même le rang d’« auteur » ! C’est aux maisons d’édition alternatives que reviendra, plus tard, le mérite de faire évoluer la situation dans le champ du comic book, en mettant les créateurs en avant.

Outre la collaboration scénariste-dessinateur, une autre forme d’auctorialité partagée se rencontre fréquemment en bande dessinée, dans le cadre du phénomène de la reprise d’une série après la défection de son créateur. Les albums de Spirou et de Blake et Mortimer publiés aujourd’hui (pour ne citer que ces deux exemples) constituent ce que le code de la propriété intellectuelle appelle des œuvres composites. En effet, « est dite composite l’œuvre à laquelle est incorporée une œuvre préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière » (article L.113-2 al.2). Quand Van Hamme et Ted Benoit, ou Sente et Juillard, nous donnent une nouvelle aventure de Blake et Mortimer, ils sont bien les auteurs des albums, mais ils empruntent les personnages principaux et l’univers diégétique à Jacobs. Doit-on parler d’auctorialité partielle ou diminuée ?
Il est à noter que le maintien en vie des héros aussi longtemps que leurs aventures demeurent lucratives est une spécificité occidentale. Comme l’écrit Paul Gravett, « [une force] du manga est que depuis des décennies les histoires et les personnages sont la propriété de leurs créateurs, et en partie seulement de leurs éditeurs. (…) Peu d’auteurs consacrent leur carrière à une seule série ; la plupart finissent par y mettre le point final et passent à un autre projet. Ils sont libres de changer de sujet, de genre, de style, de longueur et de public visé, à l’instar d’un metteur en scène ou d’un écrivain… (…) Dans la majorité des cas, lorsque les créateurs s’arrêtent ou meurent, leurs bandes dessinées s’arrêtent ou meurent avec eux. » Le critique britannique estime que « ce renouvellement cyclique est la garantie d’une saine régénération » (Gravett, 2005 : 15).

Nous l’avons constaté, sur le plan juridique (dans le dédale duquel nous n’entrerons pas plus avant ici), les créateurs de bande dessinée n’ont pas toujours vu reconnaître leur qualité d’auteurs, et ont même quelquefois été dépossédés de leur création. À cet égard, le fait, pour un dessinateur, de signer ses planches originales, est un geste qui a une portée symbolique non négligeable (d’autant qu’un dessin est, par nature, toujours déjà « signé », au sens où chaque dessinateur a un style personnel – même s’il peut lui arriver d’en changer) : la signature a valeur de revendication, elle établit un rapport de paternité et, pour ainsi dire, de propriété artistique et morale sur l’œuvre produite. Cette pratique s’est développée très tôt, notamment dans le champ du newspaper strip américain.

S’agissant de la signature, il faut remarquer combien la bande dessinée francophone fait grand usage du pseudonyme. Les Marijac et autres Pellos d’antan (pour Jacques Dumas et René Pellarin), comme les maîtres belges Hergé, Peyo, Jijé ou Greg, ont initié cet usage du nom d’emprunt, de préférence bref, sonore, facile à mémoriser. Tome, Janry, Achdé, Trondheim et une foule d’autres ont perpétué la tradition. Les raisons de cette propension à la pseudonymie sont mal connues, mais on ne peut s’empêcher d’y voir une manière de fictionnalisation de soi-même, et de noter que certains pseudonymes aux sonorités infantiles semblent trahir une image de soi peu valorisante : celle d’un amuseur plutôt que d’un auteur ou d’un artiste.

Une revendication d’auctorialité qui ne s’est développée que bien plus tardivement que la signature des planches est la présence, dans les albums, d’une liste des ouvrages « du même auteur ». La mention « du même auteur » tend progressivement à compléter ou supplanter la mention « dans la même collection ». Elle signale que l’ouvrage que l’on tient entre les mains s’inscrit dans le contexte d’une œuvre, qui obéit à une certaine unité de conception et est le fruit d’un parcours personnel, d’une aventure artistique.
Sauf erreur, il nous semble que la collection des “romans (À Suivre)” a été la première à avoir systématiquement renseigné la bibliographie complète de ses contributeurs. Une initiative qui s’explique probablement par l’ambition littéraire affichée par le mensuel des éditions Casterman, dont la collection est issue. Il s’agissait d’importer dans le champ de la bande dessinée le lexique et les usages de la littérature (notion de « roman », division des récits en chapitres, etc.). Toutefois, à la différence des romans, les livres de bande dessinée sont encore bien peu nombreux à donner des indications biographiques sur leur(s) auteur(s).

La présence, dans un album, d’une liste du même auteur ne peut s’envisager sans l’accord de l’éditeur. Consciemment ou non, en faisant droit à cette revendication, l’éditeur s’engage dans la direction d’une « politique des auteurs ». Introduite au bénéfice des réalisateurs de films par les Cahiers du cinéma dans les années 1950, cette expression a été un instrument de légitimation de l’art cinématographique. Si elle ne s’est pas exportée dans le champ de la bande dessinée, la notion de « bande dessinée d’auteurs », elle, se rencontre assez fréquemment depuis les années 1990. On l’associe communément aux productions issues de l’édition dite « alternative » ou « indépendante », mais elle peut qualifier tout aussi légitimement des œuvres figurant aux catalogues des grandes maisons, ou diffusées mondialement par les plus puissantes agences (qui dénierait à Peanuts le statut de bande dessinée d’auteur ?). Au reste, la bande dessinée d’auteur ne saurait être opposée à la bande dessinée « industrielle » sous le rapport de son succès commercial. Le triomphe planétaire de Maus et de Persepolis démontre qu’une telle opposition n’aurait pas de sens.
Le concept de bande dessinée d’auteur apparaît aussi difficile à définir avec précision que celui de roman graphique. La bande dessinée d’auteur s’opposerait à la fois à la bande dessinée industrielle, à la bande dessinée de genre, à la bande dessinée de studio. L’expression met l’accent sur la singularité irréductible, irremplaçable, infalsifiable, d’une personnalité artistique, c’est-à-dire tout à la fois d’un imaginaire, d’une sensibilité, d’une vision, d’un style et d’une ambition.

L’affirmation des prérogatives d’un auteur, en termes de liberté créatrice, de résistance aux concessions de tous ordres que suppose trop souvent l’obéissance aux lois et préférences supposées du marché, va rarement sans l’instauration d’un rapport de force entre l’auteur et ses éditeurs ou commanditaires. Mais il faut se souvenir que, dans l’histoire de la bande dessinée, le cumul des fonctions d’auteur et d’éditeur est loin d’avoir été exceptionnel : Marijac, Greg, Goscinny, Delporte, Wolinski, Dionnet… sont autant d’auteurs qui ont présidé avec un certain brio aux destinées d’un magazine, voire d’une maison d’édition. L’Association a été fondée et dirigée par un collectif d’auteurs, puis, un temps, par Jean-Christophe Menu. Dans l’industrie du comic book, des fonctions éditoriales importantes ont été confiées à des Joe Orlando, Stan Lee et autres Roy Thomas (pour ne citer que quelques noms). Et il semble que, dans l’univers du numérique, dont nous voyons aujourd’hui le développement, ce sont bien les auteurs eux-mêmes qui sont à l’origine de toutes les initiatives les plus créatives, réinventant par la même occasion le concept d’autoédition. (Mais on sait que les nouvelles technologies portent par ailleurs le risque d’atteintes au droit d’auteur.)

Le monde de la bande dessinée a connu au cours des cinquante dernières années de nombreux bouleversements qui ont contribué à faire évoluer le statut des créateurs. Ainsi, les effets du militantisme bédéphile, qui a engagé un média longtemps déconsidéré sur la voie d’une relative reconnaissance culturelle, ont amené les auteurs à réévaluer leur propre perception du métier. Ce changement dans les têtes a été observé par Luc Boltanski dans son étude restée fameuse sur « la constitution du champ de la bande dessinée » (1975). Citant les exemples de Paape, Martin, Cuvelier, Gillon, Gillain ou Macherot, le sociologue notait que, pour nombre de dessinateurs de la génération de l’après-guerre, la bande dessinée avait été « le produit d’un choix négatif ». Issus des classes supérieures, ils avaient « entrepris une reconversion tardive dans la BD après l’échec d’une carrière artistique ». Au contraire, les auteurs les plus emblématiques de la « génération Pilote » (Gotlib, Mandryka, Bretécher, Druillet, Giraud, Mézières, Fred, Linus, Lob…), « originaires pour la plupart des classes populaires ou de la frange inférieure des classes moyennes », ont détourné « sur la bande dessinée des ambitions censurées qu’une origine sociale plus élevée [les aurait incités] à investir dans le champ de la peinture ou de la littérature » et ont réussi à accomplir sur ce terrain leurs « “grandes espérances” informulées ».

On ajoutera que la politique éditoriale de Pilote n’a pas peu contribué à la valorisation des auteurs (et même à la starisation de quelques-uns), ne serait-ce qu’en faisant figurer leur portrait en médaillon − dessiné par Alexis − au-dessus de leurs pages respectives. Reconnus, interviewés, célébrés, invités dans les conventions et les festivals, les auteurs de bande dessinée ont peu à peu vu s’ouvrir un certain accès aux médias et ont gagné la possibilité de s’exprimer dans d’autres formes, sur d’autres supports (affiches, décors, conception visuelle de films, réalisation, scénographies de spectacles ou d’exposition, création d’objets…). Il est regrettable que, près de quarante ans après l’étude pionnière de Boltanski, aucun travail analogue ne soit venu prendre la mesure exacte des perceptions et attentes que les auteurs de bande dessinée entretiennent désormais à l’endroit de leur activité.

D’autres facteurs, d’ordre technique ou économique, ont également eu une incidence sur le statut de l’auteur. Parmi ceux-ci, il faut mentionner le développement du marché de l’album, l’essor du livre au détriment de la presse. Dépositaire d’une œuvre, le livre porte le nom de l’auteur (des auteurs) sur la couverture – il s’agit même d’une obligation contractuelle souscrite par l’éditeur – et assure une certaine pérennité au fruit de son travail. On relèvera aussi la multiplicité du nombre d’éditeurs, qui favorise leur mise en concurrence et, partant, la mobilité des auteurs ; la relation d’exclusivité, souvent empreinte de paternalisme, qui caractérisait naguère les relations auteur-éditeur, a cessé d’être.

Enfin, deux évolutions de première importance sont la féminisation de la profession (aujourd’hui, un créateur de bande dessinée sur huit est une femme ; elles étaient deux fois moins nombreuses il y a dix ans) et le fait qu’une proportion de plus en plus importante de jeunes artistes reçoit une formation dans l’une ou l’autre école spécialisée où l’on enseigne l’art de la bande dessinée. Par le passé, l’apprentissage du métier se faisait dans les conditions les plus variées : en autodidacte, via une formation académique traditionnelle, par le biais d’études d’ingénieur ou d’architecte (ce fut le cas, en particulier, de dessinateurs italiens tels que Crepax, De Luca, Giardino), comme apprenti dans l’atelier d’un maître (les fameux studios de Toonder, Vandersteen, Jijé ou Peyo ont formé quantité de débutants) ou bien encore après une expérience dans l’animation. Désormais, même si ce n’est pas une règle absolue, beaucoup d’aspirants dessinateurs de bande dessinée reçoivent une formation spécifique ainsi qu’une vraie culture artistique, bénéficiant en outre de l’émulation que représente le fait de passer quelques années au milieu d’autres jeunes qui partagent la même passion.

Du point de vue socio-économique, la situation des auteurs ne semble pas aller en s’améliorant. « Vivre de sa plume » est un objectif que peu d’écrivains atteignent. Mais la création d’une bande dessinée est un artisanat qui demande généralement un investissement en temps plus important que l’écriture d’un livre. Si l’on manque de données chiffrées précises et représentatives de l’ensemble de la profession en France, en revanche, une enquête conduite en 2010 auprès d’un peu moins de trois cents auteurs de bande dessinée belges a révélé que la plupart se trouvaient dans l’obligation de cumuler des activités multiples pour s’assurer de quoi vivre. Parmi les sources de revenus complémentaires les plus fréquemment mentionnées venaient en premier les travaux de commande dans des domaines périphériques (publicité, communication visuelle), puis l’enseignement. Mais nombre de répondants exerçaient aussi une activité à temps partiel dans un domaine sans le moindre rapport avec le dessin (Lefèvre et Di Salva : 2005). Le plus souvent subi, ce partage entre la bande dessinée et une autre activité peut aussi être un choix, quand l’activité rémunératrice procure une indépendance qui permet au créateur de travailler à son rythme, de mûrir ses projets, sans subir la pression d’une obligation de rendement.

Ce qui fait également défaut pour une meilleure appréhension du statut d’auteur dans la bande dessinée, ce sont des études de cas qui analyseraient les stratégies déployées par certains « maîtres » du neuvième art pour se construire en tant que figure auctoriale (à titre d’exemples, Töpffer, Hergé, Eisner, Crumb, Moebius, Sfar et Ware feraient à cet égard de bons sujets d’étude). Ces recherches devraient prendre en compte les relations des artistes concernés avec les éditeurs, avec les médias et avec leur public, leur rapport à l’argent et à la notoriété, et la façon dont ils ont « géré » leur œuvre et leur image.

L’importance prise par les bandes dessinées d’inspiration autobiographique depuis quelques décennies a autorisé maints créateurs à dévoiler, sur des modes divers (sincérité, autodénigrement, catharsis, exhibitionnisme, ironie), des pans plus ou moins larges de leur intimité. L’autobiographie dessinée passe nécessairement par l’autoreprésentation, qui se distingue de l’autoportrait traditionnel dans la mesure où elle suppose une mise à distance de soi, la création d’un « moi-personnage » investi dans une narration. Certaines autobiographies ont pour sujet principal l’exercice de la profession d’auteur de bandes dessinées (ainsi d’ouvrages signés Dupuy et Berberian, Trondheim, Carlos Gimenez ou, sur un mode plus distancié, Lambil et Cauvin) et apportent des éclairages de première main sur la réalité du métier. D’autres dessinateurs (McCay, Hergé, Jacobs…) font désormais l’objet de biographies dessinées en forme d’hommages post mortem rendus par des confrères.

« L’auteur : cette figure que je désire, dont j’ai besoin. Je ne lis pas un texte comme s’il était sans auteur. » Ces deux phrases servent de conclusion au cours de littérature dispensé par Antoine Compagnon à l’université de Paris IV-Sorbonne sur le thème « Qu’est-ce qu’un auteur ? ». Elles s’appliquent aussi à la bande dessinée, où le « désir d’auteur » prend en outre souvent la forme d’un fétichisme de la dédicace, le dessin personnifié représentant pour une frange importante du public une plus-value encore plus significative que celle d’une signature de l’auteur dans les autres domaines du livre.

Thierry Groensteen

Bibliographie

  • Beaty, Bart, Comics versus Art, Toronto : University of Toronto Press, 2012, chap. 4 : « Searching for Artists in the Entertainment Empire », p. 71-99.
  • Boltanski, Luc, « La constitution du champ de la bande dessinée », Actes de la Recherche en sciences sociales, No.1, 1975, p. 37-59.
  • Carlin, John, Karasik, Paul et Walker, Brian, Masters of American Comics, Yale University Press, 2005.
  • Compagnon, Antoine, Théorie de la littérature : qu’est-ce qu’un auteur ?, cours en ligne, URL www.fabula.org/compagnon/auteur.php
  • Gravett, Paul, Manga : Soixante ans de bande dessinée japonaise, Monaco : Éditions du Rocher, 2005.
  • Hirtz, Manuel & Morgan, Harry, Les Apocalypses de Jack Kirby, Les Moutons électriques, 2009.
  • Lefèvre, Pascal, et Di Salvia, Morgan, Bande dessinée et illustration en Belgique : état des lieux et situation socio-économique du secteur, Bruxelles, association SmartBe, novembre 2010.

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