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style

Thierry Groensteen

Quelquefois tenu, dans les milieux artistiques, pour intrinsèquement daté (l’art moderne et contemporain l’ont abandonné, au même titre que celui du beau), le concept de style fait pourtant éternellement retour. Il insiste. Dans l’usage courant, rien n’est plus fréquent que d’évoquer le « style » de tel ou tel dessinateur. Dans la littérature critique, il est difficile d’en faire l’économie.

[octobre 2012]

Quelquefois tenu, dans les milieux artistiques, pour intrinsèquement daté (l’art moderne et contemporain l’ont abandonné, au même titre que celui du beau), le concept de style fait pourtant éternellement retour. Il insiste. Dans l’usage courant, rien n’est plus fréquent que d’évoquer le « style » de tel ou tel dessinateur. Dans la littérature critique, il est difficile d’en faire l’économie.

Parmi les arguments généraux qui rendent le concept de style compliqué à manier, voire suspect, il y a surtout le fait qu’il met en exergue la personnalité de l’artiste, sa singularité, au détriment des déterminations techniques, socio-économiques, politiques, culturelles et autres qui traversent son travail.

S’agissant plus précisément du champ de la bande dessinée, l’on constate que le style est très souvent évoqué mais que ce qu’il recouvre est rarement défini.
En étendue, le mot est susceptible de plusieurs acceptions. En effet, le style n’est pas nécessairement propre à un auteur. Quand on parle de « style Hergé », c’est pour désigner une école, celle de la « ligne claire » (les deux appellations étant souvent utilisées indifféremment, comme quasi-synonymes). Fait-on référence au « style manga » ? On nomme ainsi un supposé style national – c’est-à-dire à un ensemble de traits saillants qui constitueraient la spécificité de la bande dessinée japonaise – en faisant fi de l’éventail des genres et des personnalités contrastées des artistes. La simplification abusive connaît d’ailleurs encore un degré supplémentaire quand la presse parle, à propos d’une œuvre cinématographique (plus rarement littéraire), d’un « style BD ». Le fait remarquable est alors que, même si, en toute rigueur, l’expression n’est pas recevable (la bande dessinée admettant une palette de styles aussi et peut-être même plus large que les autres médias), on n’en voit pas moins parfaitement ce qu’elle désigne : un récit de genre, un ton léger, une narration rapide, une relative désinvolture par rapport à la vraisemblance, des personnages manquants d’épaisseur, l’usage de stéréotypes, le mélange d’action et d’humour… (Le prototype du film imprégné d’« esprit BD » demeurant L’Homme de Rio, de Philippe de Broca, en 1964, tourné en référence aux aventures de Tintin, et qui à son tour influencera Spielberg.) On ne peut manquer de noter qu’une partie de ces traits censément typiques de la « BD » proviennent en réalité de la littérature populaire (des pulps à Bob Morane en passant par Arsène Lupin).

L’ouvrage d’inspiration oubapienne de Matt Madden 99 exercices de style (2006), qui transpose dans le domaine des littératures dessinées le principe mis en œuvre par Queneau dans son fameux recueil de 1947, celui de variations sur un même prétexte anecdotique, illustre bien le caractère élastique de la notion. Madden y pastiche les styles propres à des auteurs déterminés ayant rang de classiques (Töpffer, Outcault, McCay, Herriman, Hergé, Kirby…) ; il s’approprie aussi des styles génériques intrinsèques (ceux du manga, des comix underground ou des bandes dessinées de super-héros, par exemple) ou extrinsèques (ceux de la publicité, du storyboard de film, de la carte routière) ; il manipule enfin des paramètres multiples, les uns touchant au contenu de l’anecdote ou à la situation d’énonciation, les autres ressortissant aux différents aspects formels : cadrage, point de vue, couleur, rythme, mise en page, jeu des personnages, format, etc. La préface de l’édition américaine suggère que forme et contenu sont une seule et même chose, que la substance du récit est inséparable du style. L’étendue du champ couvert par les 99 exercices donne à penser que TOUT est ou fait style.
« Genres, styles, codes se mêlent, formant un réseau tressé », écrivaient Bruno Lecigne et Jean-Pierre Tamine en 1983. Il existe un système de la bande dessinée, au sein duquel tout se tient.

L’analyse stylistique d’une bande dessinée peut toutefois isoler ce qui relève proprement du style graphique, d’une part, et du style d’écriture, d’autre part ; l’un et l’autre participant de ce que, faute de mieux, on nommera le style global de l’œuvre, lequel englobe d’autres paramètres comme le rythme ou la mise en page, par exemple. Sauf, bien entendu, s’il s’agit de bandes dessinées « sans paroles », les deux premières composantes, qui correspondent aux deux « langages » dont la bande dessinée fait la synthèse (le langage graphique et la langue, c’est-à-dire le langage verbal) sont toujours repérables, que la bande dessinée soit l’œuvre d’un « auteur complet », qu’elle soit issue d’une collaboration entre un scénariste et un dessinateur, ou qu’il s’agisse d’un travail de studio.

Le style d’écriture, ou style littéraire, qui concerne spécifiquement la composante verbale de la bande dessinée, a fait l’objet de peu d’études. Plusieurs doctorats ont été soutenus, pourtant, sur les aspects linguistiques de la bande dessinée : études monographiques portant, par exemple, sur le langage des Schtroumpfs, tentatives de synthèses sur les jeux de mots dans la bande dessinée francophone, ou sur les figures de style comme source de comique. Ces travaux n’ont pas été publiés.

Le petit essai de Jan Baetens Hergé écrivain (1989) a montré comment la transparence et la fluidité apparentes de l’écriture hergéenne ont tendance à occulter des procédés très concertés (choix lexicaux, effets de rimes). Il a aussi analysé comment les personnages de la geste tintinienne se singularisent par leur discours (leur « idiolecte »), chacun s’exprimant dans un style propre.

Les lecteurs d’une bande dessinée sont, cela va sans dire, sensibles aux différences de ton et de langue entre les auteurs. On en eut la preuve quand une page « courrier des lecteurs » fut introduite dans le comic book Batman, en 1959 (au No.125). À cette époque, les scénaristes n’étaient pas crédités, leurs noms n’apparaissaient pas au générique des histoires. Cependant ces noms (ceux de Finger, Fox, Broome, Herron, Kanigher, Hamilton, Drake…) étaient peu à peu sortis dans les fanzines, parce que l’éditeur, DC Comics, avait transmis aux auteurs concernés les lettres envoyées par les lecteurs, qui avaient reçu des réponses et en avaient fait profiter leurs pairs. Pendant plusieurs années, la page courrier fit régulièrement état des supputations des lecteurs cherchant, sur la base d’une analyse empirique du style, à identifier les auteurs des différents épisodes. (Autant que l’écriture même, on peut toutefois supposer que c’est la nature des situations narratives et la configuration des intrigues qui informaient le processus d’attribution.)

On a répertorié un vocabulaire riche de 24 000 mots chez Shakespeare, contre seulement 2 200 chez Racine. Quelle est la richesse du vocabulaire de René Goscinny, de Jean-Claude Forest, d’Alan Moore ? Quelle est la longueur moyenne de leurs phrases ? Selon quelles règles les répliques qu’ils ont écrites se distribuent-elles dans l’espace structurant du multicadre paginal ? Le champ ouvert à la recherche est considérable.

S’agissant du style graphique, qui est proprement la signature du dessinateur, il a pu, lui aussi, constituer un objet de supputations, singulièrement dans le domaine des newspaper strips américains, où la pratique du ghost (assistant dessinant ponctuellement le strip, sans être crédité, en lieu et place du dessinateur en titre) fut un temps monnaie courante. Rappelons seulement deux exemples célèbres : celui d’Alex Raymond, ghost de Tim Tylers Luck, pour Lyman Young, et concurremment de Blondie, pour Chic Young, en 1932 et 33, et celui de Frank Frazetta, travaillant en 1953 sur Flash Gordon pour Dan Barry et, de 1954 à 1961 (période désormais connue comme « the Frazetta years »), sur Li’l Abner pour Al Capp. Pour les spécialistes et les lecteurs les plus attentifs, la personnalité graphique du ghost perce sans difficulté sous l’apparente continuité du style.

Le style graphique est donc une manière de dessiner particulière à un artiste. Le trait est « idiomatique », de sorte que l’on reconnaît un dessinateur avant d’avoir vu son nom (Derrida : 1978). Hubert Damisch rappelle, dans Fenêtre jaune cadmium, que l’expert en peinture Giovanni Morelli, « l’homme qui révolutionna en son temps les catalogues de tous les musées d’Europe », identifiait l’auteur d’un tableau « sur le vu de traits aussi infimes que peuvent l’être, dans un portrait, la forme des oreilles, celle des doigts, et jusqu’à celle des ongles, tous détails qui passent généralement inaperçus, mais que chaque artiste traiterait d’une manière qui n’appartiendrait qu’à lui et qui suffirait à le distinguer de tout autre. »

Techniquement, le Groupe Mu a établi que les deux opérations de la stylisation sont, d’une part, la suppression de certains traits (qui a un effet synecdochique) et, d’autre part, l’exagération des traits sélectionnés (qui a un effet hyperbolique). Autrement dit, le style est simplification et distorsion.

Interviewé dans Tao No.3 en 1997, le dessinateur Andreas a fait remarquer que l’on confond souvent la technique avec le style. Changer de technique est facile, changer de style l’est nettement moins : « Il faut vraiment faire un effort très conscient pour changer de style, essayer de dessiner différemment, de ne plus faire les mêmes nez, les mêmes oreilles. » La technique concerne, elle, le choix d’un instrument (plume, feutre, pinceau, stylet), et la manière de s’en servir pour obtenir tel ou tel type d’effets. On parle communément, en bande dessinée, de la « technique d’encrage ». (Andreas introduit toutefois de la confusion en parlant aussi de technique de découpage, ou de narration, expressions par lesquelles il désigne en fait des variables d’expression qui relèvent du style global.)

« Le style est dans les détails », conclut Gérard Genette à la fin de son essai Fiction et diction (1991). Et le théoricien de la littérature d’ajouter : « mais dans tous les détails, et dans toutes leurs relations. Le ‘fait de style’, c’est le discours lui-même ». Il en va de même dans le domaine graphique : c’est le dessin lui-même qui est un « fait de style ». _ Mais le détail significatif n’est pas un ornement du dessin, ni un écart par rapport à une hypothétique neutralité, un « degré zéro » de l’expression graphique. Car ce degré zéro n’existe pas : toute image figurative manufacturée, qu’elle soit de facture très réaliste ou schématisée à outrance (les pictogrammes), est interprétation du réel. Cette « traduction » engage la personne du dessinateur tout entière : sa vision, son système de pensée, sa culture graphique, son humeur du moment, son corps aussi. Comme le dit Jean-Christophe Menu : « J’habite très peu mon corps. En revanche, mon trait est incarné. Mon trait est-il mon véritable corps ? »

Un dessinateur, si brillant soit-il, est limité par son style. Non seulement celui-ci est le résultat d’un savoir-faire toujours menacé de se figer en automatismes, mais il passe par un système d’exclusions (ainsi Hergé a-t-il progressivement éliminé toute ombre dans ses dessins). Il fonctionne, en fait, comme un « écran sélectif », au plan technique d’abord, mais aussi au plan psychologique. Ce que résumait Ernst Gombrich dans la formule : « L’artiste a tendance à voir ce qu’il peint plutôt qu’à peindre ce qu’il voit. » (L’Art et l’illusion)

Certains dessinateurs, pourtant, témoignent d’une polyvalence graphique. Jijé et Jean Giraud-Moebius sont des exemples fameux d’artistes capables d’investir plusieurs styles, de s’incarner dans des personnalités graphiques différentes. Alberto Breccia (qui avait commencé sa carrière par des bandes dessinées d’humour) professait que chaque sujet appelait un style particulier, et n’a eu de cesse de se réinventer, avec une liberté grandissante.

Une conquête majeure de la bande dessinée contemporaine est de s’être affranchie d’un dogme implicite qui la bridait jusque-là, celle du style homogène. De plus en plus de dessinateurs jouent de la polyphonie graphique (ou polygraphie, suivant le terme employé par Thierry Smolderen) à l’intérieur d’un même récit, d’un même livre, introduisant des ruptures signifiantes, des contrastes, des dissonances. Ils multiplient aussi les emprunts ou citations graphiques, dans une démarche post-moderne qui cultive l’intericonicité et conduit l’artiste à réaliser des pastiches, à imiter ou s’approprier d’autres styles que le sien. J’ai traité de cette évolution aux pages 124 à 129 de Bande dessinée et narration. Smolderen, de son côté, suggère que, à l’époque actuelle, le style est devenu un système de styles, le langage un système de langages.

Une opposition structurante qui semble traverser la théorie de la bande dessinée dans l’espace francophone est celle qui oppose deux tendances stylistiques, l’une vers la transparence, l’autre vers des écritures plus personnelles, plus affirmées, plus ostentatoires. Cette dichotomie concerne notamment la mise en page : certaines sont discrètes, au service du récit, d’autres sont spectaculaires, décoratives, et produisent un « effet tableau », comme l’a montré Benoît Peeters. S’agissant proprement du style graphique, Philippe Marion a tenté d’établir une typologie des bandes dessinées en fonction de la « teneur en trace » du dessin, c’est-à-dire du fait que le dessin témoigne plus ou moins du geste dont il est le résultat. La tentative, à mon sens, a fait long feu. De leur côté, Bruno Lecigne et Jean-Pierre Tamine étudiaient au début des années 1980 les marques d’un « nouveau réalisme » dans la bande dessinée. Ce dernier s’opposait au réalisme ancien, fondé sur la transparence, c’est-à-dire sur « la disparition optique de la matérialité graphique ». Le dessin, dans ce réalisme « classique », relevait du code. Dans le nouveau réalisme, le style serait devenu prévalent, la dimension plastique l’emportant sur la dimension iconique. On aurait désormais affaire à « des images qui ne signifient plus (…), mais qui produisent des résonances, suscitent de l’émotion par la préséance de l’arbitraire, de l’indicible dans le tissu plastique de l’icône. » Là encore, si l’évolution pointée est réelle, la démonstration paraît forcée, au moins dans les termes. D’abord, parce que les images d’un Tardi, d’une Montellier, d’un Muñoz, d’un Crespin, d’un Duveaux (auteurs donnés pour emblématiques du nouveau réalisme) n’ont jamais cessé d’être signifiantes, narratives, au service d’une forme de communication. Puis, dans la mesure où le style d’aucun de leur prédécesseur n’était neutre ou indifférent. Tous les lecteurs qui ont appris à lire dans Tintin ou dans d’autres œuvres franco-belges classiques savent que certaines des images qu’ils ont vu là étaient chargées d’affects, voire puissamment traumatiques, non pas seulement à cause des scènes représentées mais en raison de la puissance de suggestion du dessin même.

Le style est l’homme même, répète-t-on depuis deux cent cinquante ans. La formule de Buffon est pour le moins usée. Mais dans la bande dessinée, le style est, en tout cas, le personnage – ou plutôt : le personnage est le style. La manière dont il est dessiné est un attribut constitutif du personnage même. Dessiné autrement, par un autre artiste, il continue d’être reconnu (une houppe et des pantalons de golf suffisent à désigner Tintin) mais il n’est plus lui-même. Le personnage se définit par son design inaliénable.

Ainsi notre mémoire de lecteur, en même temps qu’elle est peuplée d’une cohorte de héros, est aussi un cabinet d’art graphique, dépositaire d’une collection de styles familiers et différenciés.

Thierry Groensteen

Bibliographie

  • Baetens, Jan, Hergé écrivain, Bruxelles, Labor, 1989.
  • Damisch, Hubert, Fenêtre jaune cadmium, ou les dessous de la peinture, Seuil, 1984.
  • Derrida, Jacques, « Cartouches », in La Vérité en peinture, Flammarion, 1978.
  • Genette, Gérard, Fiction et Diction, Seuil, 1991.
  • Gombrich, Ernst, Art and illusion, Oxford, Phaidon Press, 1960 ; L’Art et l’illusion, Gallimard, 1971.
  • Lecigne, Bruno, Les Héritiers d’Hergé, Bruxelles, Magic-Strip, 1983.
  • Lecigne, Bruno & Tamine, Jean-Pierre, Fac-simile. Essai paratactique sur le nouveau réalisme de la bande dessinée, Futuropolis, 1983.
  • Madden, Matt, 99 Ways to tell a story (Exercices in style), Chamberlain bros, Penguin Group, 2005
  •   ̶, 99 exercices de style, L’Association, 2006.
  • Marion, Philippe, Traces en cases. Travail graphique, figuration narrative et participation du lecteur. Louvain-la-Neuve, UCL, Academia, 1993.

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