femme (2) : la création au féminin
Vers 1985, on comptait, en France, environ une dessinatrice de bandes dessinées pour vingt-cinq dessinateurs. Si la parité, en ce domaine, paraît encore lointaine, la proportion d’auteures a triplé en trente ans, pour atteindre au moins 12 % de la profession en 2014, peut-être davantage (les données disponibles à cet égard sont sujettes à caution).
La présence des femmes reste comparativement très faible, par rapport à la position majoritaire qu’elles occupent dans la littérature de jeunesse (environ 66 %). Quant aux « femmes de lettres » (romancières, essayistes), si les statistiques manquent pour évaluer précisément leur nombre, il semble que celui-ci ait considérablement augmenté dès la fin du… XIXe siècle, et que la proportion (environ une écrivaine pour un peu plus de trois écrivains) soit, depuis, restée relativement stable. C’est leur visibilité qui s’est accrue, les Colette, Simone de Beauvoir, Marguerite Yourcenar, Marguerite Duras et autre Nathalie Sarraute s’étant imposées au premier plan de l’histoire littéraire du XXe siècle.
[Février 2014]
Vers 1985, on comptait, en France, environ une dessinatrice de bandes dessinées pour vingt-cinq dessinateurs. Si la parité, en ce domaine, paraît encore lointaine, la proportion d’auteures a triplé en trente ans, pour atteindre au moins 12 % de la profession en 2014, peut-être davantage (les données disponibles à cet égard sont sujettes à caution).
La présence des femmes reste comparativement très faible, par rapport à la position majoritaire qu’elles occupent dans la littérature de jeunesse (environ 66 %). Quant aux « femmes de lettres » (romancières, essayistes), si les statistiques manquent pour évaluer précisément leur nombre, il semble que celui-ci ait considérablement augmenté dès la fin du… XIXe siècle, et que la proportion (environ une écrivaine pour un peu plus de trois écrivains) soit, depuis, restée relativement stable. C’est leur visibilité qui s’est accrue, les Colette, Simone de Beauvoir, Marguerite Yourcenar, Marguerite Duras et autre Nathalie Sarraute s’étant imposées au premier plan de l’histoire littéraire du XXe siècle.
Le neuvième art compte désormais, lui aussi, quelques autrices aux avant-postes. Ainsi, en 2013, Jul’ Maroh [1] (dont l’album Le Bleu est un couleur chaude a inspiré le film d’Abdelladel Kechiche La vie d’Adèle, palme d’or à Cannes) et Chloé Cruchaudet (dont Mauvais genre, l’histoire d’un déserteur qui choisit de vivre en travesti, entrait en résonance avec le début des commémorations de la Première Guerre mondiale) ont été l’une et l’autre très médiatisées.
L’essor tardif, et encore trop timide, de la littérature graphique au féminin semble vérifier la thèse de Jean-Christophe Menu (affirmée dans les premières pages de L’Éprouvette No.1, en 2006) selon laquelle la bande dessinée serait décidément un art « en retard ».
Longtemps, il est vrai, la bande dessinée n’a pas réservé beaucoup de place aux femmes. Ni dans la création, où rares étaient les dessinatrices qui parvenaient à s’imposer dans une profession presque exclusivement masculine, ni dans l’imaginaire que la littérature graphique proposait à ses lecteurs. En dehors de quelques magazines édifiants pour jeunes filles, les héros des « illustrés » déclinaient toutes les incarnations possibles de la figure de l’aventurier mâle : détective, cow-boy, reporter ou pilote de course (voir l’article Femmes 1 : Représentation de la femme).
Dessinatrice elle-même, l’américaine Trina Robbins œuvre depuis longtemps pour une réévaluation de l’apport des femmes à l’histoire de la bande dessinée. Ayant choisi de se désigner comme « Herstorian », elle est l’auteure de plusieurs livres sur le sujet (dont il est à regretter qu’ils se focalisent sur le seul domaine américain). Ces mises en perspective font ressortir d’un oubli complet ou relatif quantité de dessinatrices très compétentes qui n’avaient pas su ou pas pu, en leur temps, s’imposer au premier plan, ou dont les historiens ont occulté les contributions. Ainsi de Kate Carew (Angel Child), Etel Hayes (Flapper Fanny, Marianne), Martha Orr (Apple Mary), Tarpe Mills (Miss Fury), Marjorie Henderson (Little Lulu), pour ne citer qu’elles.
Les créatrices qui ont bénéficié d’un succès important et durable sont, de fait, très peu nombreuses. Nous retiendrons six noms qui se détachent tout particulièrement à travers l’histoire de la bande dessinée. Au plan international, ce sont ceux de Rose 0’Neill, Mary Tourtel, Tove Jansson, Machiko Hasegawa et Posy Simmonds. En France, celui de Claire Bretécher.
Rose O’Neill (1874-1944) donne naissance à The Kewpies en 1909. Ces petits chérubins joufflus (dont le nom dérive de celui de Cupidon) sont publiés sous la forme d’illustrations dans quantités de magazines mais font aussi l’objet d’un newspaper strip. Les poupées à leur effigie qui, produites en Allemagne, connurent une diffusion internationale, sont un témoignage suffisant de leur popularité.
Mary Tourtel (1874-1948) crée Rupert the Bear en 1920 pour le Daily Express et le dessine jusqu’en 1935. Les continuateurs des aventures du petit ourson resteront très fidèles à son style et le personnage est encore aujourd’hui très apprécié en Grande-Bretagne.
Femme de lettres et peintre, la Finlandaise Tove Jansson (1914-2001) invente en 1939 les personnages qui deviendront les plus emblématiques de la culture de son pays : les Moomin. D’abord héros de livres pour enfants, ils peupleront la bande dessinée à partir de 1954, avec un égal bonheur (cette version « dérivée » étant reprise assez rapidement par Lars Jansson, le frère de l’auteure).
Avec Sazae-San, Machiko Hasegawa (1920-1992) a tendu aux Japonais un véritable miroir. À travers le quotidien d’une femme au foyer, elle décrit la vie d’une famille et montre l’évolution de la société nippone. Imaginée dès 1946, la série a été publiée quotidiennement dans le Asahi Shinbun de 1949 à 1974. L’œuvre est restée très populaire et un musée d’art tokyoïte porte le nom de sa créatrice.
Posy Simmonds (née en 1945) publie ses bandes dessinées dans le Guardian depuis 1977. On connaît surtout en France ses deux romans graphiques, Gemma Bovery et Tarama Drewe. Célébrée par la critique, elle est membre depuis 2004 de la vénérable Royal Society of Literature, l’équivalent britannique de l’Académie française, où elle siège en compagnie d’écrivains illustres.
Quant à Claire Bretécher (née en 1940), satiriste et dialoguiste hors pair, son audience dépasse très largement le cercle des amateurs de bande dessinée, l’essentiel de son œuvre (Les Frustrés, Agrippine) ayant été publié dans le news-magazine Le Nouvel Observateur, depuis 1973.
La bande dessinée féminine hexagonale compte cinq autres pionnières.
Illustratrice réputée, Nicole Claveloux (née en 1940) a longtemps fauit de la bande dessinée pour enfants dans Okapi (la série Grabote) mais a aussi donné deux albums ambitieux aux Humanoïdes associés à la fin des années 1970.
Chantal Montellier (née en 1947) débute dans le mensuel Charlie et a signé plus de vingt livres depuis 78, entre politique-fiction, critique sociale et revendication féministe, construisant une œuvre engagée et puissante.
Annie Goetzinger (née en 1951) donne un premier album remarqué dès 1975 : Légende et réalité de Casque d’or, puis entame une série de "Portraits souvenirs" chez Dargaud, avec le scénariste Pierre Christin.
Florence Cestac (née en 1949) a d’abord été libraire et éditrice avant de développer, à partir de 1982, une œuvre de dessinatrice tout entière vouée à l’humour et aux « gros nez ».
Jeanne Puchol (née en 1957), enfin, publie ses cinq premiers albums chez Futuropolis entre 1983 et 89 et poursuit depuis une carrière discrète, le classicisme de son graphisme masquant peut-être l’originalité de certains de ses sujets.
Si ces dessinatrices sont les premières à avoir acquis une certaine visibilité, des illustrés pour filles tels que Lisette, Bernadette ou La Semaine de Suzette n’étaient pas sans avoir compté des femmes dans leur équipe ; faute d’avoir pu bénéficier d’une politique d’albums, les « Marie-Nad », Manon Iessel et autres Jacqueline Duché n’ont malheureusement pas inscrit leurs noms dans l’histoire de la bande dessinée.
Côté américain, une nouvelle bande dessinée féminine, voire féministe, s’affirme dès le début des années 70 au sein du mouvement underground avec des comics collectifs aux titres explicites, tels Wimmen’s Comix, Twisted Sisters, Wet Satin ou Tits and Clits. Y participent notamment Trina Robbins, Shary Flenniken, Roberta Gregory, Aline Kominsky (qui, en 1978, après cinq ans de vie commune, épousera le dessinateur star Robert Crumb en deuxièmes noces) et Diane Noomin (épouse du cartoonist Bill Griffith). Certaines de ces dessinatrices publient des récits autobiographiques, participant à l’essor d’un genre auquel leur collègue Justin Green vient tout juste de donner le coup d’envoi. Ainsi, Aline Kominsky-Crumb aborde sans détour sa sexualité ou sa dépendance à l’alcool. Elle se réapproprie son histoire en mettant en scène ses parents, sa famille. En 1976, elle raconte l’échec de son premier mariage.
La mise en récit et en images de la sexualité féminine alimentera encore, au cours des années 1980 et 90, l’inspiration de dessinatrices que l’on peut considérer – alors que le mouvement n’existe plus comme tel − comme des filles de l’underground, en particulier Dori Seda (avec ses Lonely Nights Comics et ses contributions au magazine Weirdo) ou la canadienne Julie Doucet (Dirty Plotte), dont les récits, qu’ils soient autobiographiques ou fantasmatiques, sont toujours ancrés dans la réalité biologique du corps féminin.
Phoebe Gloeckner (née en 1960) fit scandale avec le recueil A Child’s Life And Other Stories (1998), dont plusieurs histoires furent interdites à l’importation en Angleterre et en France, au motif qu’elles contiendraient des scènes de pornographie infantile. En 2002, son livre suivant, The Diary of a Teenage Girl − qui n’est plus une bande dessinée mais plutôt un texte ponctué d’illustrations − revient sur les mêmes expériences vécues : son premier béguin, la prise de drogue, son initiation sexuelle par l’amant de sa mère, son amour pour une autre fille. Cette confession s’appuie sur les journaux intimes que Gloeckner tenait adolescente, mais l’auteure prête ce parcours chaotique à un double fictionnel répondant au nom de Minnie Goetze, et s’autorise certaines entorses à la vérité.
Linda Barry créera, pour sa part, le concept d’autobifictionalography (que l’on qualifiera plus facilement d’autofiction dessinée). Son livre One Hundred Demons (2002) relate son enfance et la perte de l’innocence. Tandis que dans Daddy’s Girl (1996), Debbie Drechsler évoque le trauma des relations incestueuses que son père lui infligea de façon répétée.
Le féminisme ne joua pas, en France, le même rôle fédérateur ; il n’y eut pas d’affirmation collective des femmes créatrices de bande dessinée. Pourtant, les Humanoïdes associés prirent l’initiative de lancer un magazine, Ah ! Nana, inspiré du Wimmen’s Comix américain. Réalisé par des femmes (au premier rang desquelles Montellier et Claveloux), Ah ! Nana consacra des dossiers à des sujets tabou comme l’inceste, l’homosexualité ou les violences subies par les femmes. Après 9 numéros publiés entre 1976 et 1978, le titre fut frappé d’une interdiction de vente aux mineurs, qui entraîna sa disparition.
Il fallut attendre 2002 et la création d’une jeune maison d’édition indépendante, les éditions de l’An 2, pour retrouver une initiative éditoriale en faveur des femmes. Aux côtés d’auteures francophones (Anne Herbauts, Jeanne Puchol, Johanna – sous le pseudonyme de Nina –, Sandrine Martin…), la collection “Traits féminins” accueille aussi des dessinatrices étrangères : la néerlandaise Gerrie Hondius, la finlandaise Kati Kovacs, la britannique Simone Lia, l’allemande Barbara Yelin, la tchèque Lucie Lomová, l’américaine Gabrielle Bell... D’autres femmes publient à l’An 2 en dehors de cette collection (Geneviève Gauckler, Mine Okubo, Pénélope Paicheler ou Francizska Themerson). Au total, 40 % des œuvres originales publiées par l’éditeur entre 2002 et 2006 portent la signature d’une femme, ce qui témoigne d’une volonté affirmée d’ouvrir la création aux sensibilités féminines.
Dans le même temps, deux phénomènes eurent un impact déterminant sur l’essor de la bande dessinée au féminin : le triomphe de l’œuvre de Marjane Satrapi Persepolis et la traduction massive de mangas créés par des femmes pour un public de lectrices.
Née en Iran (pays sans aucune tradition de bande dessinée) en 1969, Satrapi a publié les quatre volumes de l’œuvre autobiographique qui l’a rendue célèbre entre 2000 et 2003, à l’Association. Traduit dans le monde entier, vendu à plus d’un million d’exemplaires et porté au cinéma en 2007, l’ouvrage évoque, comme l’on sait, la fin du régime du Shah, la révolution khomeiniste et l’instauration de la dictature des mollahs, telle que Satrapi (âgée d’une dizaine d’années lors de la chute du régime monarchique) et sa famille les ont vécues. Au fil des volumes, l’auteure grandit, quitte l’Iran pour faire des études à Vienne, retourne à Téhéran, puis choisit l’exil parisien. Tout au long de son témoignage, les souvenirs personnels se fondent dans l’histoire collective.
Le retentissement de l’œuvre de Satrapi donna un surcroît de visibilité tant à l’édition indépendante qu’à la bande dessinée de femme. Si l’auteure de Persepolis avait été encouragée et inspirée par David B., son exemple semble avoir « autorisé » d’autres jeunes femmes à travers le monde à s’exprimer à travers la bande dessinée. On peut, à cet égard, citer les noms de Parsua Bashi, iranienne elle aussi, installée en Suisse depuis 2004, et dont l’album autobiographique Nylon Road a paru en 2006 à Zurich ; de Zeina Abirached, qui vit entre Paris et Beyrouth où elle est née en 1981, et dont les livres (Mourir, partir, revenir, le jeu des hirondelles, ou Je me souviens) évoquent ses souvenirs d’enfance et d’adolescence dans un Liban en guerre ; d’Asia Alfasi, dessinatrice musulmane née en Lybie en 1984, élevée en Ecosse, vivant à Birmingham, qui dessine dans un style dérivé du manga ; ou d’Amruta Patil, née en Inde en 1979, dont le premier livre, Kari (2008), relatait la vie d’une jeune fille rebelle assumant son homosexualité dans une société partagée entre tradition et modernité ; elle a entrepris ensuite de transposer le Mahabharata en bandes dessinées.
Les mangas, dont l’arrivée sur le marché français remonte au début des années 1990, en sont venus à représenter 40 % du marché (en nombre de titres) au milieu des années 2000. L’une des singularités de cette industrie est d’être segmentée, par tranche d’âge et par sexe, les principales catégories étant appelées kodomo (pour les jeunes enfants), shōnen (pour les jeunes garçons adolescents), shôjo (pour les jeunes filles adolescentes), seinen (pour les hommes adultes) et josei (pour les femmes adultes). Le shôjo est devenu l’un des genres les plus prolifiques et populaires, tant en France qu’au Japon.
Or, depuis les années 1970, les mangas pour filles sont presque systématiquement écrits et dessinés par des femmes – Riyoko Ikeda (La Rose de Versailles) et Kyoko Mizuki (Candy Candy) ayant été au nombre des pionnières. On peut parler d’un véritable clivage de la profession, voire d’une ghettoïsation des créatrices : une femme japonaise qui veut faire de la bande dessinée est presque automatiquement vouée au shôjo ou au josei. Pour une société comme la nôtre, qui prône la mixité, il y a quelque chose de choquant dans l’idée que les artistes aient vocation à s’adresser à une seule moitié du public, définie par son sexe.
Les différentes causes identifiées ci-dessus se sont conjuguées pour entraîner une féminisation croissante du métier d’auteur de bande dessinée. Les créatrices restent cependant boudées par les instances de légitimation. Ainsi, le festival d’Angoulême s’est montré très peu en pointe sur la question. Après quarante éditions, Florence Cestac est à ce jour la seule femme à avoir été récompensée (en 2000) du Grand Prix de la ville d’Angoulême, qui couronne l’ensemble d’une œuvre. (Bretécher avait toutefois reçu un prix « spécial » du 10e anniversaire, en 1983).
C’est notamment pour réagir contre cette situation que s’est constitué
le prix Artemisia (de même qu’en littérature, le prix Fémina avait vu le jour en 1904 pour réagir contre le Goncourt qui couronnait de facto des hommes.) Décerné pour la première fois en janvier 2008, par un jury lui-même féminin (qui s’est, depuis, ouvert à la mixité), il récompense désormais chaque année la meilleure bande écrite et dessinée par une femme.
Ainsi nommé en référence à l’artiste caravagesque Artemisia Gentileschi (1593-1653), le prix Artemisia a couronné successivement Johanna pour Nos âmes sauvages, Tanxxx et Lisa Mandel pour Esthétique et filatures, Laureline Mattiussi pour L’Ile au poulailler, Ulli Lust pour Trop n’est pas assez, Claire Braud pour Mambo, Jeanne Puchol pour Charonne - Bou Kadir et Catel pour Ainsi soit Benoîte Groult.
Si l’imaginaire féminin ne le cède en rien, en richesse, à son homologue masculin, on peut néanmoins remarquer que les femmes sont plus nombreuses à s’illustrer dans quelques genres précis : la bande dessinée dite girly, le récit intime et la biographie « genrée ».
Bridget Jones, l’héroïne de la romancière Helen Fielding, sert depuis le milieu des années 1990 de prototype à toute une littérature féminine qui, sous couvert de peindre la vie quotidienne des jeunes femmes d’aujourd’hui (actives, souvent « célibattantes », s’efforçant d’avoir une vie sentimentale libre mais en proie à bien des frustrations), produit une fiction qui reconduit tous les clichés des magazines féminins et des sitcoms télévisés. Cette mode – qui a reçu le nom de « chick litt’ », ou littérature de poulettes – a envahi la bande dessinée : parfois encouragées par des éditeurs qui ont cru voir dans la bande dessinée de femmes un effet de mode et une aubaine à saisir, nombre de jeunes dessinatrices publient désormais des chroniques du quotidien, entre futilité, narcissisme et autodérision.
Avant de signer des livres, plusieurs d’entre elles ont choisi le blog comme premier support d’expression. Le plus visité des blogs BD était, il y a quelques années, celui de Pénélope Bagieu (« Ma vie est tout à fait passionnante »), qui recevait plusieurs dizaines de milliers de connexions quotidiennes. Derrière elle, on retiendra notamment ceux qu’ont tenu Lisa Mandel (« Libre comme un poney sauvage »), Margaux Motin (« Ma Life »), Gally (« Le blog d’une grosse »), Laurel (« Un crayon dans le cœur ») ou Cäät (« La honte et la frime en même temps »).
Même s’il y aurait toutes sortes de nuances à établir entre elles, la plupart des « blogueuses » parlent de leur vie de tous les jours et de leurs petits soucis avec les flirts, les amants, les enfants, les voisins, les bonnes copines ou les kilos en trop. Toute considération de talent mise à part, on peut regretter que le registre du girly cantonne la femme dans la sphère domestique (ce qui s’explique en partie, évidemment, par le quotidien des dessinatrices elles-mêmes, qui travaillent chez elles) et, surtout, dans celle de la futilité.
On a raison de dénoncer l’omniprésence, dans la BD de grande consommation (et bien sûr aussi dans l’univers du jeu vidéo), du stéréotype de la femme aux gros seins, armée d’une épée ou d’une arme de gros calibre et vêtue de manière outrageusement sexy ; mais faut-il que les femmes répliquent à cette imagerie caricaturale par une autre caricature, même si celle-ci est proposée cum grano salis ? C’est ce qui semble se passe trop souvent dans le girly. Les albums d’Hélène Bruller vont dans le même sens : faire rire de femmes moitié hystériques, moitié décervelées, dont les préoccupations sont obstinément nombrilistes. (On ne sait pas dans quel camp il faut ranger la série à succès Les Blondes, qui, en dépit de sa misogynie épaisse, est coécrite… par une femme).
Les écritures de l’intime en bande dessinée ne se limitent fort heureusement pas au blog. Les albums à caractère autobiographiques, centrés sur l’expression et la mise en scène du Moi, se sont multipliés depuis deux décennies, et c’est sans doute le seul genre où les femmes, qui en ont produit quelques fleurons incontestables, font jeu égal avec les hommes.
L’écriture du Moi, telle que la pratiquent les dessinatrices, ne peut être interrogée sans un rappel de ce qui s’est produit sur la scène littéraire.
C’est au milieu des années 1970 qu’en France, les femmes ont pénétré le milieu éditorial et le monde des revues. On assiste alors à l’apparition des Éditions des femmes (créées en 1974 par Antoinette Fouque) et de collections consacrées à la production littéraire « féminine », voire « féministe ». Dans la droite ligne des revendications de l’époque, quelques écrivaines, comme elles demandent à être appelées, défendent une littérature de la spécificité. L’universitaire Audrey Lasserre, à qui j’emprunte ces données, le rappelle : « Dans un essai fondateur, Parole de femmes, Annie Leclerc énonçait en 1974 les lignes programmatiques de ce qui ne fut ni un mouvement ni une école : l’écriture féminine. Face à des siècles de phallo-centrisme, la motivation première d’Hélène Cixous, de Chantal Chawaf, Jeanne Hyvrard, Marie Cardinal fut de promouvoir la littérature de femmes au sein de l’institution et d’affirmer, en les inscrivant au sein même du texte littéraire, les valeurs dites “féminines” telles que la maternité ou la sexualité (féminine). » Il s’agissait d’inventer ou de réinventer « une nouvelle langue, propre aux femmes, passant par l’inscription textuelle du corps féminin. » Selon Luce Irigaray (Spéculum de l’autre femme, 1974), il existait « une expérience différente de la corporéité, qui entraînait une catégorisation différente de l’espace, du temps et des valeurs. Pour Hélène Cixous, il [s’agissait] de faire advenir le corps féminin dans l’écriture, contre la forclusion à laquelle l’avait contraint la société patriarcale. »
Comme l’écrit toujours Audrey Lasserre, « la notion d’écriture féminine apparaît datée dès le milieu des années 1980. Pourtant, à lire les œuvres des femmes contemporaines, on ne peut que constater l’omniprésence du corps, ce qui n’exclut pas d’autres approches (Lydie Salvayre, Leslie Kaplan). En réalité, le mouvement est bipolaire. Les femmes d’une génération plus ancienne, comme Annie Ernaux, Geneviève Brisac ou Nancy Huston, témoignent des expériences qui ont jalonné leur vie de femme (avortement, contraception, maternité, sexualité). Une autre génération, née après 1959 – comme Marie Nimier, Marie Darrieussecq, Catherine Cusset, Christine Angot, Anne Garréta, Virginie Despentes –, reprend ces thèmes en les détournant, en leur apportant un nouvel éclairage, notamment celui du commerce du corps des femmes et de leur image, ou des relations de domination inhérentes aux rapports sociaux de sexe. »
Ajoutons que, depuis les années 1990, les femmes ont ravi aux hommes le monopole de la pornographie. Comme le constatait en
mai 2004 le magazine Art Press dans un hors-série intitulé X-Elles : le sexe par les femmes, « une grande partie de ces "images de désir" sont aujourd’hui crées par des femmes... » (Bettina Rheims, Catherine Breillat, Ovidie…)
On a vu que la représentation du corps féminin et l’évocation de la sexualité féminine ont occupé une place centrale dans les comix underground et post-underground publiés en Amérique du Nord. Sur le mode d’une autodérision décomplexée chez Aline Kominsky ou Julie Doucet, sur un mode traumatique chez Phoebe Gloeckner ou Debbie Drechsler. La bande dessinée américaine indépendante ne fut certes pas « en retard » sur ce terrain.
En France, Aurelia Aurita, auteure d’origine sino-cambodgienne, a fait sensation avec cette ode à l’amour, et singulièrement au désir et à la passion charnelle, qu’est Fraise et chocolat (deux volumes, 2006 et 2007). Dans cette œuvre totalement désinhibée, la jeune dessinatrice met en récit et en images ses pratiques sexuelles, ses fantasmes et ses orgasmes, revendiquant pour elle-même le statut d’« exploratrice du sexe ».
Un autre thème important commun à plus d’un album autobiographique est celui de la filiation, du rapport aux parents. On le retrouve notamment chez Johanna, Alison Bechdel, Karlien de Villiers et Dominique Goblet.
Dans Née quelque part (2004), Johanna relate son retour à Taïwan – le lieu où elle est née, qu’elle a quitté à 3 ans et demi − pour élucider un secret de famille, lié aux fonctions qu’occupait son père là-bas et au contexte politique.
Dans Fun Home (2006), Alison Bechdel interroge son homosexualité au prisme de celle de son père, et tente d’élucider les circonstances de la mort de celui-ci. L’auteure récidive en 2013 avec C’est toi ma maman ?, véritable radiographie de ses relations avec une mère peu affective.
Karlien de Villiers a vécu en Afrique du Sud une enfance marquée par les conflits entre les parents, avec en toile de fond la chute du régime de l’apartheid. Dans Ma mère était une très belle femme (2007), elle ressucite ce passé à l’occasion de son retour en Afrique du Sud, treize ans après le décès de sa mère (emportée par un cancer à l’âge de 39 ans).
De son côté, la Belge Dominique Goblet évoque, dans Faire semblant c’est mentir (2007), la maltraitance dont elle a été victime dans son enfance de la part de sa mère, aux côtés d’un père dans le déni.
Il est un dernier genre que la bande dessinée féminine cultive avec une certaine prédilection, c’est la biographie de « Grandes Femmes » ayant marqué l’Histoire. Catel consacre des livres-portraits à Kiki de Montparnasse, Benoîte Groult, Olympe de Gouges, Puchol ressuscite Jeanne D’Arc, Montellier retrace le destin de Camille Claudel, Marie Curie ou Christine Brisset... La revalorisation de ces parcours féminins apparaît comme l’expression d’un militantisme féministe. À l’heure où la République s’interroge sur l’opportunité de faire entrer de nouvelles femmes au Panthéon (elles ne sont encore que deux à y reposer, pour soixante-et-onze hommes), la multiplication des biographies dessinées vient consacrer de possibles candidates.
Les limites de cet article ne permettent évidemment pas de citer toutes les dessinatrices de talent que compte le neuvième art. Elles sont désormais trop nombreuses pour pouvoir être citées toutes, tant en France (Anouk Ricard, Aude Picault, Aude Samama, Gabrielle Piquet, Nadja…) qu’à l’étranger (Anke Feuchtenberger, Johanna Hellgren, Gabriella Giandelli, Anneli Furmark…), sans parler des scénaristes (Marguerite Abouet, Anne Baraou, Valérie Mangin, Delphine Rieu...).
Les filles étant désormais majoritaires dans les écoles spécialisées, on peut parier que la bande dessinée va continuer d’attirer à elles un nombre croissant de jeunes femmes, et c’est tant mieux. Mais la bande dessinée de femme n’est pas qu’un phénomène générationnel, et il est à noter que certaines dessinatrices ont donné leur œuvre majeure en fin de carrière (ainsi Melinda Gebbie avec Lost Girls − en 2006, sur scénario de son mari Alan Moore −, ou Joyce Farmer avec Special Exits − en 2010 ; publié en France sous le titre Vers la sortie – qui avaient toutes deux débuté dans les années 1970), voire ne sont venues à cette discipline qu’à soixante ans passés (Miriam Katin, Seules contre tous, 2006).
Thierry Groensteen
Bibliographie
- Horn, Maurice, Women in the Comics, vol. 3, Philadelphia : Chelsea House Publishers, 2001.
- Lasserre, Audrey, « Ecrire au féminin ? », in Travaux et Documents pour la Classe : Femmes-Hommes, quelle égalité ?, No.848, 15 janvier 2003, pp. 22-23.
- Robbins, Trina, A Century of Women Cartoonists, Northampton, Kitchen Sink, 1993
- —, From Girls to Grrrlz : A History of Women’s Comics from Teens to Zines, San Francisco, Chronicle Books, 1999
- —, The Great Women Cartoonists, New York, Watson-Guptill, 2001
- —, Pretty In Ink, Seattle, Fantagraphics Books, 2013.
Corrélats
amour – autobiographie – biographie – blog – femme (1) : représentation de la femme – homosexualité – underground
[1] NDLR : L’auteur.e trans et non binaire, membre du collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme dès sa création, n’avait pas fait son coming out à l’époque de la rédaction de l’article