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Thierry Groensteen

L’industrie de la bande dessinée est structurée depuis longtemps par un double principe : celui de genre et celui de série, avec tous les effets de standardisation de la création que ce fonctionnement induit. Il suffit de consulter les catalogues des grands éditeurs pour le vérifier.

[septembre 2012]

L’industrie de la bande dessinée est structurée depuis longtemps par un double principe : celui de genre et celui de série, avec tous les effets de standardisation de la création que ce fonctionnement induit. Il suffit de consulter les catalogues des grands éditeurs pour le vérifier.

Si cette industrie est aujourd’hui principalement une industrie du livre, c’est pourtant au sein de la presse que le principe de série a émergé, comme une conséquence du feuilleton. La série de bande dessinée qui connaît le record de longévité est un newspaper strip américain, The Katzenjammer Kids, créé par Rudolph Dirks en 1897 et publié sans interruption depuis (Hy Eisman le dessine depuis 1986).

Après avoir cultivé le roman-feuilleton dans la presse au XIXe, la France découvrit le feuilleton cinématographique en 1915. Venus d’Amérique, les films à épisodes, ou serials, invitaient le public à revenir dans les salles pendant dix, douze ou quinze semaines avant de connaître le fin mot d’une histoire à multiples péripéties et rebondissements. Dans la littérature populaire américaine, les séries étaient aussi de mise ; elles surent conférer à certains héros (ainsi Buffalo Bill ou Nick Carter dans les dime novels, Tarzan ou Doc Savage dans les pulps) une popularité durable, voire une dimension mythique.

Au cinéma comme en littérature, donc, la série est une réalité qui ne s’est jamais plus démentie. De Sherlock Holmes, Rocambole ou Arsène Lupin à Tarzan, James Bond, Bob Morane et San Antonio, la liste des héros récurrents est considérable. Et elle s’étend bien entendu à la littérature de jeunesse, version romans (Le Club des Cinq, Le Prince Eric, Alice – alias Nancy Drew en version originale…) et version albums illustrés (Babar, Martine, Peter Rabbit, Moomin, T’Choupi, Petit Ours brun…).

Non seulement, donc, la bande dessinée n’a pas le monopole du phénomène de la série mais, dans la presse enfantine française, les héros dessinés stables ont d’abord été peu fréquents. On vit revenir plusieurs fois le Monsieur Ciboulot de Marcel Capy dans Le Bon Vivant, ou le Chevalier Tartarin de Georges Omry dans La Jeunesse illustrée. Les autres artistes du temps ne paraissaient pas encore avoir assimilé les avantages d’un personnage stable : la familiarité, la complicité nouée avec les lecteurs. Töpffer − qui, en l’occurrence, songeait plutôt à des séries de caricatures utilisant le même « type » − les avait pourtant exposés dès 1836 : « Quel avantage n’est-ce pas [pour l’artiste] de faire agir dans ses représentations, au lieu d’une figure nouvelle abandonnée à chaque fois pour une autre avant d’être complètement saisie, une figure connue, familière à l’esprit, dont son public connaît le caractère et la moralité ; dont déjà, avant de la voir agir, il sait les précédents, il apprécie les motifs ? Une pareille figure, une fois créée, ne nécessite nul besoin d’exposition... (...) [Chaque apparition nouvelle] devient l’acte nouveau d’un même drame par le fait seul que tous les antécédents sont connus, que cet acteur qui paraît, il suffit qu’il agisse, et que nous tenons toujours le fil par lequel son action présente se rattache à sa vie passée. »

Les pionniers du newspaper strip, eux, l’ont bien compris ; jour après jour, ou semaine après semaine (selon qu’il s’agit d’un daily strip ou d’une sunday page), ils assurent un rendez-vous avec le même personnage ou groupe de personnages, instaurant une connivence avec les lecteurs. Le système de la distribution par le biais d’agences nationales (syndicates) qui revendent les séries aux journaux à travers tout le pays a valeur de référendum permanent. Quantité de séries éphémères sont testées et abandonnés rapidement, quelques-unes – celles que le plus grand nombre de journaux plébiscitent − réussissent à s’imposer durablement, devenant presque ipso facto, avec les années, candidates au rang de classiques.

Dans les journaux de bande dessinée français de l’après-guerre, on retrouvera la dichotomie héritée de la bande dessinée de presse américaine, entre stop-comics (séries donc chaque livraison constitue une anecdote bouclée sur elle-même) et continuity strips (feuilletons). Il y aura d’un côté les gagmen : Modeste et Pompon, Gaston, Achille Talon, Boule et Bill, Léonard et autres champions de la forme courte, de l’autre les héros de grands récits d’aventure (Barbe-Rouge, Jerry Spring, Ric Hochet) ou d’humour (Astérix, Lucky Luke, Johan et Pirlouit).

Dans tous les cas, il s’agit d’assurer une présence continue du héros à l’intérieur du titre de presse, qui fait de la familiarité acquise avec ses « têtes d’affiche » son principal argument de vente. Chaque héros est un « ingrédient » qui entre dans la « recette » du journal, et doit occuper une niche singulière, un segment identifié dans l’éventail des genres, qui n’entre pas en concurrence avec les territoires de ses concurrents. Ce sont les magazines qui alimentent les catalogues des éditeurs (Dupuis, Lombard, Dargaud), et très vite les auteurs apprendront à calibrer leurs histoires pour qu’elles correspondent aux normes d’un ouvrage de librairie. Alain Saint-Ogan, qui se considérait comme un feuilletoniste, n’en avait cure quand il brodait les aventures de Zig et Puce dans le Dimanche-illustré. Même si elle s’accrochait à une trame narrative, sa page hebdomadaire fonctionnait souvent comme une unité narrative à peu près close, qui n’appelait pas de rebondissement particulier. Aussi les éditions Hachette se sont-elles crues autorisées à supprimer d’assez nombreuses planches lors de la publication en albums des aventures du célèbre duo, afin de les faire rentrer dans le moule.

La première vraie série de l’histoire de la bande dessinée française − au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire une succession d’épisodes mettant en scène le même personnage et donnant lieu à une collection d’albums − aura été Bécassine, née en 1905 sous le crayon de Joseph Pinchon, suivie de près par les Pieds-Nickelés de Louis Forton (1908). Bécassine n’apparaît tout d’abord que dans des historiettes d’une ou deux pages. C’est seulement à partir de 1912 qu’elle devient l’héroïne de récits à suivre, se prolongeant sur un semestre environ. Le premier album, L’Enfance de Bécassine, paraît fin 1913, à l’occasion des étrennes.

Bécassine, comme plus tard Zig et Puce, était née dans l’improvisation, pour remplir une page devenue libre du fait de la défaillance d’un autre collaborateur ou d’un annonceur. Plus d’une série s’est ainsi développée hors de toute idée préconçue. A posteriori, l’accumulation des épisodes dessine pourtant une totalité, un parcours ; elle dote le personnage de quelque chose qui ressemble assez à une « carrière ».

Dans les prémisses de toute série, on peut dégager un « programme narratif potentiel » (pour parler comme Umberto Eco dans Lector in fabula). Ce programme est fait de tout ce que le sujet, l’époque, la définition des personnages portent en eux comme jeu de possibilités. Elles seront actualisées l’une après l’autre, l’auteur (le scénariste) n’ayant d’autre choix, pour alimenter cette « machine à produire du récit », que d’en décliner toutes les virtualités.

La « fabrique » d’une série peut toutefois obéir à des stratégies différentes. Pour une série inscrite dans un passé historique donné, les marges de l’Histoire fournissent généralement des sujets à profusion. Dans un entretien aux Cahiers de la bande dessinée, Raoul Cauvin expliquait ainsi que, pour les Tuniques bleues, il partait généralement d’un fait authentique autour duquel il « brodait assez librement ». Goscinny, lui, a organisé nombre de ses meilleurs albums autour d’un personnage étranger au casting habituel de la série. Personnage inspiré d’une figure historique (Calamity Jane, Billy-the-Kid, le juge Roy Bean, Cléopâtre) ou de pure invention (le Devin sans nom, ou Tullius Détritus, le semeur de zizanie, dans Astérix). Hergé commença par envoyer Tintin sur chacun des cinq grands continents.

La « formule » prototypique de la carrière des héros dessinés, telle que l’ont illustrée aussi bien Bécassine que les Pieds-Nickelés, reposait pour une large part sur une alternance de voyages (Bécassine chez les Turcs, ...au pays basque, ...aux bains de merLes Pieds Nickelés sur les bords de la Riviera, ...en Amérique ou... princes d’Orient) et d’épisodes axés sur une activité nouvelle et originale (Bécassine nourrice, alpiniste ou... en aéroplaneLes Pieds Nickelés radio-reporters, etc.). Floyd Gottfredson et ses scénaristes se sont abondamment servis du second filon pour Mickey, que l’on retrouva successivement dans les emplois de chercheur d’or, boxeur, détective, aviateur, jockey ou alpiniste.

Quels que soient les ressorts de la longévité d’une série, elle est prise dans une dialectique de l’identité et de l’altérité. Spécialiste du roman populaire, Marc Angenot a observé que « le "secret" du succès de Fantômas (...) semble dû à ce qu’il offre une extrême inventivité dans une extrême répétitivité ». Plus précisément, il s’agirait d’un équilibre « entre la répétition d’une grammaire narrative et l’inattendu des motifs ».
Mais il arrive généralement, tôt ou tard, un moment où les potentialités initiales paraissent en voie d’épuisement, et où la question du renouvellement est posée. Le « métier » du scénariste le conduit alors éventuellement à redéfinir les prémisses mêmes de la série, pour l’engager sur une voie différente, porteuse de nouveaux fruits. Ainsi Jolan a-t-il pris le relais de Thorgal comme héros de la célèbre série de fantasy créée par Van Hamme et Rosinski.
C’est Jean Van Hamme, précisément, qui, dans Les Cahiers de la bande dessinée No.57, déclarait : « Le métier de scénariste requiert deux qualités absolument contradictoires (...). Quand il a trouvé une idée originale, le scénariste doit se transformer soudain en comptable de sa folie ». L’auteur des plus grandes séries à succès des années 1980 à 2000 pensait à la rigueur du découpage et à la contrainte du nombre de pages. Mais son heureuse formule s’applique aussi bien à cette difficile exigence, de faire durer une idée originale, de lui permettre d’incessamment rebondir et de préserver, autant que possible, la fraîcheur de l’inspiration initiale. Dans la gestion d’une série (car une série se gère comme un capital), le rôle du scénariste est évidemment prépondérant. Comme le résumait pertinemment Benoît Peeters (1999), l’emprise du principe de la série sur l’industrie de la bande dessinée est le résultat d’une « alliance objective entre les éditeurs et les scénaristes ».

Il y a des séries qui n’accumulent rien, ou peu de choses. À chaque nouvelle aventure, le héros est retrouvé tel qu’en son premier matin. D’autres témoignent implicitement d’une histoire interne qui est celle d’un déploiement progressif. Tintin en est l’exemple parfait, avec la constitution par étapes d’une « famille » de papier introduite au fil des épisodes : les Dupondt en 1933 (Les Cigares du Pharaon), la Castafiore en 1938 (Le Sceptre d’Ottokar), Haddock en 1941 (Le Crabe aux pinces d’or), Tournesol en 1943 (Le Trésor de Rackham Le Rouge). Le lecteur qui découvre la série plus tardivement est en proie à une illusion rétrospective et a l’impression que ces personnages ont toujours été là, qu’ils sont une partie intégrante, inaliénable, de l’univers tintinesque. Même le gag téléphonique de la boucherie Sanzot, qui n’intervient que dans les derniers albums (à partir de l’Affaire Tournesol), fait définitivement partie de la mythologie de la série.

Les scénaristes s’ingénient quelquefois à multiplier les renvois d’un album à l’autre, sous forme de notes en bas de page (ou de case) : « Rappelez-vous tel album, lisez tel autre, voir un troisième ». L’aventure en cours est inscrite, de la sorte, dans la mémoire d’une collection. Une autre manière, plus incongrue (métatextuelle) de revendiquer cette cohérence est d’introduire une scène dans laquelle le héros est reconnu, sa notoriété l’ayant précédé (dans Les Cigares du Pharaon, Tintin, sous la tente du cheik, se voit présenter un album de ses propres aventures).

Au fil du temps, le héros peut acquérir une certaine renommée, ou plus exactement, manifester dans la fiction la réputation qu’il a obtenue dans le réel. Il peut aussi, et c’est le cas le plus intéressant sans doute, acquérir une biographie. Très tôt, certains auteurs ont imaginé de faire des incursions dans le passé de leur personnage ; ainsi Pinchon et Caumery faisant le récit de L’Enfance de Bécassine. Mais ce sont les héros dont les aventures croisent des événements et des personnages historiques (tel Corto Maltese ou Mike Blueberry) ou dont le statut évolue au fil des histoires (Blueberry encore, jeune lieutenant, puis militaire plus aguerri, agent secret, dégradé, condamné, évadé, recueilli par une tribu indienne, etc. ; ou Alack Sinner, tour à tour policier, détective privé, chauffeur de taxi, sans emploi…) qui finissent, leur carrière dessinant une trajectoire dans le temps, par se voir lestés d’un simulacre de vie. Jean-Michel Charlier a imaginé la vie complète de Blueberry, synthétisée dans sa préface à l’album Ballade pour un cercueil (1974). L’historien Michel Pierre a écrit les « mémoires » de Corto Maltese. Muñoz et Sampayo sont allés plus loin en inscrivant la ligne de vie de leur personnage (qui vieillit au même rythme qu’eux) dans sa chair et dans sa psyche. Comme l’a bien noté Dominique Hérody, « sa vie quotidienne, ses rencontres, les souvenirs qui le hantent ou ceux qu’il poursuit désespérément, tous ces éléments s’imbriquent pour construire la biographie d’Alack Sinner, un personnage qui acquiert, par là-même, une vraisemblance et une familiarité qui lui donnent un statut hors du seul domaine de la fiction ».
Dans le domaine de la fiction littéraire, Harry Potter est un bon exemple d’histoire chaînée, où non seulement les épisodes font rebondir une intrigue toujours relancée, mais où le héros prend de l’âge.

Le concept de série a connu, singulièrement dans la période récente, toutes sortes d’évolutions et de formules connexes. Une forme de plus en plus répandue est celle du cycle court, limité dans le temps : une série dont le terme est assigné d’emblée. Quitte à jouer les prolongations sous la forme de nouveaux cycles ultérieurs continuant l’intrigue initiale. Ainsi, La Balade au bout du monde, scénarisée par Makyo, comprend-elle au bout du compte quatre cycles successifs de quatre albums chacun (1982-88, 1992-95, 1997-2000 et 2003-2008), confiés à autant de dessinateurs différents (Vicomte, Herenguel, Faure et Laval). Une autre formule est celle du « marcottage », comme diraient les jardiniers (mais les éditeurs préfèrent dire spin off), c’est-à-dire des séries dérivées dans lesquelles un personnage initialement secondaire devient le protagoniste en titre. Deux exemples : Jimmy Olsen, l’ami de Superman, qui, de 1954 à 1974 eut son propre comic book : Superman’s Pal Jimmy Olsen. Ou bien Sophie, l’une des deux femmes jouant un rôle important dans la vie d’Alack Sinner, qui devint l’héroïne de deux albums.
Un cas particulier de dérivation est le prequel, qui remonte la chronologie pour nous conter des aventures antérieures au temps de la série principale. Par exemple La Jeunesse de Blueberry, ou Avant la Quête [de l’oiseau du temps]. Un principe devenu très en vogue dans les années 2000 est la création d’une série autonome dédiée aux « exploits » d’une version enfantine du héros. Après Le Petit Spirou sont venus Gastoon (le neveu de Gaston Lagaffe), Bidule (le neveu du chien Cubitus), Kid Lucky (Lucky Lucky enfant) et autres Marsu Kids, autant de rejetons dont la nécessité relève davantage du marketing que de la création. Le cas inverse, celui d’un cycle dédié aux aventures plus tardives d’un héros vieilli, est moins fréquent. Après la mort de son scénariste Jean-Michel Charlier, Jean Giraud a choisi cette option en faisant de Mister Blueberry un retraité jouant au poker et contant ses souvenirs. En 2012, Valérie Mangin et Thierry Démarez font évoluer Alix, le héros créé par Jacques Martin, que l’on retrouve père de famille et sénateur romain (Alix Senator).

Il était jadis assez courant qu’un dessinateur recoure successivement aux services de plusieurs scénaristes. Henri Gillain, Géo Salmon, Rosy et Greg écrivirent ainsi des épisodes de Spirou et Fantasio pour Franquin. Le même phénomène s’applique à d’autres séries comme Corentin, Natacha ou Jerry Spring (respectivement dessinées par Cuvelier, Walthéry et Jijé), pour ne citer qu’elles. Aujourd’hui, les éditeurs sont à la recherche de gains de productivité, ce qui signifie qu’ils souhaitent pouvoir publier, à intervalle rapproché, les différents tomes d’un même cycle. Dès lors, il apparaît plus rentable d’inverser la logique ancienne, c’est-à-dire de confier l’écriture à un seul scénariste (Frank Giroud pour Le Décalogue, ou Didier Convard pour Le Triangle secret) et de répartir la réalisation graphique entre plusieurs exécutants, qui ne signeront chacun qu’un seul album.

Cette recherche de productivité aboutit même à mettre en concurrence, sur une même série, des équipes constituées, scénariste et dessinateur. Courante dans l’industrie du comic book où l’éditeur, propriétaire des personnages, les confie à des équipes qui changent incessamment ou travaillent en parallèle, cette pratique ne s’applique pour l’instant, dans l’espace francophone, qu’à des classiques ayant survécu à leur créateur (Blake et Mortimer, ressuscités en 1999, soit neuf ans après le décès d’Edgar P. Jacobs, ou Spirou). Il s’agit certes d’intensifier la cadence de parution de leurs nouvelles aventures, mais un résultat secondaire est que chaque équipe (quelquefois réduite à un seul homme) est encouragé à donner sa vision personnelle d’un univers devenu mythique. La série n’a plus de colonne vertébrale, son identité se réduit à un « cahier des charges » de plus en plus vague ; on est moins dans la perpétuation d’un cycle que dans les variations sur un thème imposé.

La série, on le sait, a mauvaise presse, parce qu’on l’assimile ─ non sans quelque raison, comme on vient de le voir ─ à une machine commerciale. Fer de lance de toute forme de littérature industrielle, la série est parfois stigmatisée par principe, au motif qu’elle ne produirait rien que de stéréotypé. Cependant la série a aussi des vertus. La première est d’enfoncer, de façon répétée, le même clou.
Par le fait qu’elle dure, qu’elle élargit progressivement son audience, qu’elle favorise les adaptations et exploitations dérivées qui assurent au héros une sorte d’ubiquité, la série permet de constituer certains personnages en mythes et de les inscrire dans l’imaginaire collectif. Sans le phénomène de la série, ni Tintin, ni Batman, ni Popeye, ni Astérix, ni Snoopy n’auraient rejoint le panthéon de l’imaginaire du XXe siècle. Non seulement ces personnages ne seraient pas devenus célèbres, mais, pour certains, ils ne se seraient pas trouvés. La longévité d’une série n’est pas qu’affaire de constance et d’opiniâtreté. C’est la deuxième vertu de la série : elle ouvre un espace d’expérimentation, un champ d’investigation, elle autorise les tâtonnements, libère la possibilité de reprises, de variations, d’enrichissements ; en un mot, elle est (potentiellement) un facteur de progrès. Une figure aussi riche et vivante que celle du capitaine Haddock ne pouvait pas sortir toute armée de l’imagination d’Hergé. Il a fallu la confronter à des situations multiples et diversifiées pour que s’affirme, par touches successives, sa dimension exceptionnelle.

Tout comme les fictions populaires du domaine écrit, les séries de bande dessinée s’inscrivent, à de rares exceptions près, dans un genre identifié : le western, le polar, le thriller, la fantasy, le récit historique, érotique, etc. Les histoires proposées se trouvent ainsi au croisement d’un double intertexte, celui du genre et celui, plus spécifique, de la série qui en est une application (ou une illustration) singulière. L’auteur (le scénariste) doit composer avec une double fidélité : à la loi externe du genre, à la loi interne de la série, et satisfaire des attentes qui sont elles-mêmes clivées. La série est appréciée dans sa singularité mais aussi en tant qu’elle satisfait les amateurs du genre.

Il existe une rhétorique propre à la série, peu étudiée jusqu’ici, qui concerne particulièrement le paratexte, c’est-à-dire l’appareil titulaire (généralement double : le titre du récit venant spécifier le titre général de la série), mais aussi l’incipit, l’excipit, les appels de notes et autres renvois entre épisodes. Il existe aussi, pour chaque série, une maquette spécifique (couverture, titraille, gardes, quatrième) qui tend à faire de la série une collection visuellement identifiable.

Quand Tardi, avec Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, parodie la rhétorique de la série, ou plus exactement du feuilleton, cela passe par une surenchère par rapport à cette rhétorique habituelle (on nous promet des aventures qui seront extraordinaires comme, plus tard, celles de Lapinot seront annoncées formidables), par une multiplication des renvois à l’intérieur de la série, par la mise en abyme (Adèle écrit des romans populaires inspirés de ses aventures), par des vignettes terminales surchargées de questions laissées ouvertes ─ auxquelles l’auteur lui-même n’a pas encore les réponses ─ pour entretenir un suspense artificiel.

Mais, naturellement, toute série peut aussi facilement tourner à l’autoparodie. Migozzi rappelle que Ponson du Terrail et Paul Féval publièrent « des caricatures de leurs propres productions », avec respectivement La Vérité sur Rocambole (1867) et La Fabrique de crimes ! Affreux roman (1866). Dans la bande dessinée, les exemples d’auteurs jouant de leurs propres poncifs ne sont pas légion ; ceux qui l’ont fait ont généralement réservé cet exercice à quelques pages publiées en marge de la série proprement dite (citons Goscinny et Uderzo présentant Astérix tel que vous ne l’avez jamais vu, Jijé parodiant Jerry Spring le temps de quelques planches-gags (Que Barbaridad !), ou les dessinateurs de la Marvel ridiculisant les superhéros de leur propre panthéon dans les pages de Not Brand Echh). Gotlib constitue une exception à cette règle, lui qui a consacré un album entier au retour de Gai-Luron… en slip.

En dépit de l’essor du roman graphique et de l’édition indépendante, la proportion de séries ne diminue pas dans l’édition française de bande dessinée. Selon les chiffres de Gilles Ratier, elle était de 63,54 % en 1993 (contre 36,46 % d’albums indépendants), elle est de 65,36 % en 2011 (hors mangas et comics, où la proportion est certainement bien plus élevée encore).

Certains auteurs ont eu l’audace de tuer leur héros. Vidal et Parras « suicidèrent » leur médecin volant australien Ian McDonald dans Pilote en 1972, Lewis Trondheim a liquidé Lapinot après une douzaine d’aventures (La Vie comme elle vient, 2004), le mangaka Mitsuru Adachi fit rapidement mourir Kazuya, l’un des deux jumeaux héros de la série Touch.
Mais l’empire des séries, lui, a encore de beaux jours devant lui.

Thierry Groensteen

Bibliographie

  • Angenot, Marc, Le Roman populaire. Recherches en paralittérature, Montréal : Presses de l’Université du Québec, 1975.
  • Gaumer, Patrick & Rodolphe, Les Séries : serials or not serials ?, Bagheera, 1993.
  • Groensteen, Thierry, « L’empire des séries », Neuvième Art, No.4, janv. 1999, p. 78-87.
  • Hérody, Dominique, « Alack Sinner : rencontres et souvenirs », Neuvième Art, No.3, janvier 1998, p. 20-29.
  • Lacassin, Francis, À la recherche de l’empire caché, Julliard, 1991.
  • Migozzi, Jacques, Boulevards du populaire, Limoges : Pulim, “Médiatextes”, 2005.
  • Peeters, Benoît, « Contre le scénario normalisé », Neuvième Art, No.4, janv. 1999, p. 88-90.
  • Ratier, Gilles, « Une année de publications en bandes dessinées sur le territoire francophone européen. 2011 : publier plus, pour gagner plus ? », Association des Critiques de Bande Dessinée, 2012.
  • La Revue des livres pour enfants, No.256, déc. 2010, dossier : « Livres en série », p. 83-135.
  • Töpffer, Rodolphe, « Réflexions à propos d’un progamme », Bibliothèque universelle de Genève, 1836. Repris dans Groensteen, T. & Peeters, B., Töpffer : l’invention de la bande dessinée, Hermann, 1994.

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