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justesse

Thierry Groensteen

J’ai emprunté, en plusieurs autres textes, une distinction formulée par Emmanuel Kant dans sa Critique de la faculté de juger, celle qui oppose deux formes de beauté, la « beauté libre » et la « beauté adhérente ». Cette dernière est définie comme la beauté de l’objet subordonné à une fin, laquelle « détermine ce que la chose doit être et par conséquent un concept de sa perfection ». Dans la mesure où le dessin de bande dessinée est assujetti à un projet narratif, dans la mesure où il obéit à un scénario et se met au service de l’histoire, on peut certainement dire de lui qu’il est, en effet, déterminé par une fin. Ce qui m’a conduit à suggérer que, pour ce qui le concerne, la notion de beauté – fût-elle « adhérente » – doit sans doute être requalifiée en justesse. Le terme, du reste, se rencontre fréquemment dans la bouche et sous la plume des dessinateurs.

[Juin 2015]

J’ai emprunté, en plusieurs autres textes, une distinction formulée par Emmanuel Kant dans sa Critique de la faculté de juger, celle qui oppose deux formes de beauté, la « beauté libre » et la « beauté adhérente ». Cette dernière est définie comme la beauté de l’objet subordonné à une fin, laquelle « détermine ce que la chose doit être et par conséquent un concept de sa perfection ». Dans la mesure où le dessin de bande dessinée est assujetti à un projet narratif, dans la mesure où il obéit à un scénario et se met au service de l’histoire, on peut certainement dire de lui qu’il est, en effet, déterminé par une fin. Ce qui m’a conduit à suggérer que, pour ce qui le concerne, la notion de beauté – fût-elle « adhérente » – doit sans doute être requalifiée en justesse. Le terme, du reste, se rencontre fréquemment dans la bouche et sous la plume des dessinateurs.

Les amateurs de bande dessinée le savent bien : « la précision académique, la noblesse de l’apparence, le labeur investi, le sentiment de la beauté ne comptent pour rien quand il s’agit de telles œuvres dont tout le prix est dans l’expressivité du trait, la truculence des attitudes, la production de ce que l’on nomme, au théâtre, une présence. Le schématisme, qui est une pauvreté voulue de moyens, est quelquefois la condition de l’accomplissement d’une petite mécanique narrative ironique ; de même, une certaine naïveté graphique peut être touchante. D’innombrables exemples attestent qu’il ne faut pas nécessairement être capable de réaliser du grand dessin pour être un excellent auteur de bande dessinée. » (Groensteen 2009 : 326)
« Chercher la justesse plutôt que la beauté, c’est une manière de ne pas se poser les questions qui sont celles des Beaux-Arts », dit Joann Sfar – qui y voit, lui aussi, une spécificité du médium. Une manière, plutôt, de les déplacer. Pourtant, d’Alex Raymond et Harold Foster à Paul Cuvelier et Edmond Baudoin, l’histoire de la bande dessinée compte un certain nombre de dessinateurs qui ont tenté, avec succès, d’inscrire leur travail de raconteurs d’histoires dans la filiation du dessin d’art. La qualité artistique intrinsèque du dessin n’est d’ailleurs pas l’apanage des seuls dessinateurs réalistes. Il suffit d’avoir eu l’occasion de contempler des originaux d’Astérix pour mesurer la virtuosité d’Albert Uderzo, qui, à l’intérieur d’un système caricatural, cultive la souplesse, le naturel, l’élégance du trait. Ces dessins-là sont d’un maître.
On en dirait autant, bien sûr, d’André Franquin. Cependant, si l’on en croit le témoignage de Tibet, Hergé trouvait le père de Gaston habile mais « un peu vulgaire ». On explique habituellement ce jugement par l’opposition entre deux tempéraments artistiques incompatibles, l’un plus cérébral, épris d’ordre et de transparence, l’autre pulsionnel, en quête d’expressivité et de vie. Le Clown blanc et l’Auguste ? Formulons l’hypothèse qu’Hergé restait sous l’emprise d’un Surmoi artistique articulé autour des valeurs de beauté, d’équilibre, de netteté, alors que Franquin n’avait cure de ces valeurs, acceptant le grotesque, la charge, l’hystérie comme des dimensions naturelles du dessin d’humour. Cette différence d’approche et de sensibilité n’empêchait pas les deux géants de la BD belge d’être, l’un et l’autre, miraculeusement justes.

En première approximation, la justesse du dessin peut sans doute être définie comme « son adéquation aux visées générales et aux moindres inflexions du scénario, en tant que ce dernier est lui-même partie prenante d’un projet artistique global » (Groensteen, ibid.). Elle concerne la conduite du récit et plus particulièrement la « direction d’acteurs ». Il s’agit de produire un simulacre de réalité, l’illusion de la véracité. Il faut que la lecture soit fluide, que les personnages soient « vrais », les intentions limpides et que les effets portent, qu’ils produisent de l’émotion.
Dans son Journal d’un fantôme (Futuropolis, 2007), de Crécy en fait un critère de l’excellence : « La simplicité avant tout : une image forte et simple, mais que la simplicité renforce l’expression... Sans oublier la justesse, une intention claire. » (Je souligne.)

Il s’agit, en vérité, d’une notion complexe, parce que la justesse est à la fois absolue et conditionnelle.
Absolue, dans la mesure où le ressenti du lecteur est instinctif et global. Sauf à être du métier, aucun lecteur ne va mettre en cause précisément tel cadrage, telle attitude ou telle expression : la scène fonctionne ou ne fonctionne pas. La justesse ne se divise pas, elle n’est pas vécue comme l’addition de critères multiples et différenciés auxquels le dessinateur aurait plus ou moins satisfait.
Conditionnelle, dans la mesure où il n’existe pas une seule façon de dessiner une scène donnée. Même si le scénario correspond à un registre d’expression défini ‒ humoristique, dramatique, épique, romantique, pathétique, absurde, etc. ‒, à l’intérieur de ce registre chaque dessinateur imprimera un ton particulier, apportera une vision personnelle, un style graphique qui lui est propre, et fera ses propres choix de mise en scène. La justesse est d’abord affaire de cohérence interne : l’ensemble des choix opérés par le scénariste et par le dessinateur (qu’il s’agisse de deux individus distincts ou d’une seule et même personne) doivent aller dans le même sens. Il faut que rien ne grince, ne dissonne, ne résiste à la production de l’effet voulu.

L’exigence de cohérence existe au niveau du projet artistique global, de l’œuvre en tant que tout, mais elle se manifeste aussi sur le plan strictement graphique. Il n’est pas difficile de pointer quelques exemples de bandes dessinées où elle fait défaut, où le lecteur est gêné par des gestes ou des expressions qui ne conviennent pas. Andrevon déplorait à juste raison une « emphase parfois gênante et déclamatoire des gestes et des postures » chez les Pionniers de l’Espérance sous le crayon de Raymond Poïvet, l’impression que les personnages étaient trop souvent « en représentation ». J’ai moi-même signalé ailleurs des dessinateurs (François Dermaut, Yves Swolfs, Frederik Peeters) qui, à telle ou telle étape de leur carrière, ont eu du mal à maîtriser les expressions physionomiques (Groensteen 2003 : 100).

François Bourgeon, La Petite Fille du Bois-Caïman, livre 1, 2014, p. 3. Elle est dessinée d’après photo, lui non.

Quelquefois, par exemple chez François Bourgeon, c’est l’intégration de visages travaillés d’après photos (reconnaissables aux jeux d’ombre et de lumière, et à un surcroît de réalisme) qui se fait mal, car ils demeurent des pièces rapportées, qui ne parviennent pas à se fondre dans l’écriture graphique du dessinateur. Et tout le monde se souvient du malaise ressenti devant certaines cases de Tintin et les Picaros dans lesquelles les personnages étaient, pour la première fois, représentés en très gros plan. La consistance du trait hergéen se défaisait, on voyait monter, à la surface du visage de Tintin ou d’Haddock, un vide inhabituel et dérangeant. (Le dessinateur Stanislas assure que « la grande difficulté de la Ligne claire, c’est la justesse : ça se joue au micron près. »)

Mais la justesse ne tient pas qu’à des questions de style. Pour Emmanuel Guibert, elle passe par une identification au personnage, une empathie qui seule permet une compréhension intime de la vérité de chaque situation : « “Est-ce qu’il fait chaud ? Est-ce qu’il fait froid ? Dois-je remonter la manche de la chemise du personnage ? Dois-je déboutonner le premier bouton du col ?” Moi, je crois que la vérité de ces petits détails est cruciale. » (Beaujean 2013 : 37) Pour Sfar, elle réside dans l’instance de l’interprétation, qui rapproche l’art du dessinateur de celui du comédien : il s’agit, dans les deux cas, de « traquer le geste juste ».

En temps ordinaire, la justesse ne se fait pas remarquer, elle est assimilée à la norme d’un dessin narratif efficace. Mais il arrive que, face à du « grand dessin », le lecteur soit frappé de stupeur devant une représentation « d’une incroyable justesse ». Soudain, parce que l’émotion esthétique et l’admiration sont au rendez-vous, la justesse devient miraculeuse, et l’image de l’ordre d’une apparition. C’est ce qui est arrivé à Jacques Samson devant une vignette de L’Enfance d’Alan, de Guibert, qui montre Alan enfant recevant les soins de sa mère :

Emmanuel Guibert, L’Enfance d’Alan, 2005, p. 30, détail.

« En dépit de son graphisme sans modelé, aux détails souvent minimaux − un point, un trait infime de-ci de-là −, Guibert parvient à lui donner une qualité émotionnelle stupéfiante. La ligne d’entourage fait l’essentiel du travail. Le calibrage précis du linéament, en graisse comme en densité, donne aux formes une présence haptique. La fine modulation d’une jambe dans son allongement, la courbure soutenue d’un dos, le tendu et le plié d’un bras en mouvement, l’appui et l’écartement de pieds au sol, la tombée d’un pan de tissu, tout cela concourt à ce que le personnage d’Alan prenne corps, dans son enfance avec sa mère… Ce qui ne manque pas de fasciner aussi au long de cette scène d’attouchement si maternel, c’est la façon dont Guibert traduit le ramassé d’une émotion, d’une posture, d’une attitude, bref de tout ce qui permet d’assurer une plénitude expressive aux corps dans la rareté générale du décor entourant ces souvenirs. »

Essentielle dans la bande dessinée d’inspiration classique, la notion de justesse l’est moins dans le contexte de certains courants de la création contemporaine. Chez un Chris Ware, par exemple, la quête du réalisme ne passe pas tant par une recherche de naturel que par d’autres moyens (la froideur délibérée du trait, l’apathie de certains personnages, le ralentissement de l’action…) qui atteignent leur but (la production de l’émotion) d’une façon détournée, différée. D’autres dessinateurs se sont engagés dans la voie d’une bande dessinée plus plastique, où les résonances sensibles du dessin comptent davantage que sa vérité descriptive.
Le dessin narratif cherche la justesse comme le fleuve va à la mer, mais la bande dessinée d’aujourd’hui a cessé de se confondre avec lui.

Thierry Groensteen

Bibliographie

  • Andrevon, « Les Pionniers de l’Espérance : repères thématiques et esthétiques », 1977 ; repris en ligne sur le site de la revue Neuvième Art ; URL : les pionniers de l’espérance : repères thématiques et esthétiques
  • Beaujean, Stéphane, « Le désir du dessin juste », entretien avec Tardi et Guibert, Kaboom, No.1, février 2013, pp. 30-37.
  • Groensteen, Thierry, Lignes de vie, le visage dessiné, Saint-Egrève : Mosquito, 2003.
  • ‒, La Bande dessinée, son histoire et ses maîtres, Paris/Angoulême : Skira Flammarion/CIBDI, 2009, chapitre « Les Maîtres du trait ».
  • ‒, Entretiens avec Joann Sfar, Bruxelles : Les Impressions nouvelles, 2013.
  • Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, trad. A Philonenko, Vrin, 1965, p. 71. [1790]
  • Samson, « Trois regards sur l’enfance d’Alan », septembre 2012, en ligne sur le site de la revue Neuvième Art. URL : trois regards sur l’enfance d’alan
  • Tellop, Nicolas, « La ligne poétique », interview de Stanislas, Kaboom, No.5, mai-juillet 2014.

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