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Sylvain Lesage

Les collections de bande dessinée apparaissent presque en même temps que les œuvres de Rodolphe Töpffer : en 1847, alors que l’éditeur Aubert publie son douzième album de bande dessinée, il inclut rétrospectivement l’ensemble des titres de bande dessinée publiés par sa maison dans une « collection des Jabots », renforçant la filiation töpfferienne que l’éditeur cherche alors à construire. Le moment Töpffer correspond, chronologiquement, au mouvement d’industrialisation et de rationalisation de la production et de l’offre touchant l’ensemble de la chaîne du livre. Le regroupement des publications en collections de format, de présentation et de prix uniques constitue en effet l’un des phénomènes majeurs qui transforme l’édition au XIXe siècle. Pourtant, ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que le principe de la collection commence réellement à s’imposer dans le domaine de la bande dessinée. Dès lors, l’histoire de la tardive adoption du principe de collection éclaire la position singulière qu’occupe la bande dessinée dans l’espace éditorial franco-belge.

[Décembre 2014]

Les collections de bande dessinée apparaissent presque en même temps que les œuvres de Rodolphe Töpffer : en 1847, alors que l’éditeur Aubert publie son douzième album de bande dessinée, il inclut rétrospectivement l’ensemble des titres de bande dessinée publiés par sa maison dans une « collection des Jabots », renforçant la filiation töpfferienne que l’éditeur cherche alors à construire. Le moment Töpffer correspond, chronologiquement, au mouvement d’industrialisation et de rationalisation de la production et de l’offre touchant l’ensemble de la chaîne du livre. Le regroupement des publications en collections de format, de présentation et de prix uniques constitue en effet l’un des phénomènes majeurs qui transforme l’édition au XIXe siècle. Pourtant, ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que le principe de la collection commence réellement à s’imposer dans le domaine de la bande dessinée. Dès lors, l’histoire de la tardive adoption du principe de collection éclaire la position singulière qu’occupe la bande dessinée dans l’espace éditorial franco-belge.

En France, le phénomène apparaît d’abord dans le domaine littéraire. En lançant en 1838 sa « Bibliothèque Charpentier » qui s’empare du format nouveau de l’in-18 jésus, Gervais Charpentier transforme la figure moderne de l’éditeur (Olivero, 1999). Il rassemble sous un label commun et un format immédiatement identifiable une sélection d’ouvrages dont il affirme par là-même la cohérence. L’éditeur cherche en effet à rendre visible et lisible la conception qu’il se fait de son propre travail : « dans l’ordre des collections, séries et bibliothèques, c’est une représentation consciente de sa propre production que l’éditeur tâche de rendre manifeste » (Boulaire, 2012 : 231).
Ainsi conçue, la collection obéit à une double fonction, interne et externe. En interne, la collection constitue une « conscience de soi » de l’entreprise, par laquelle « la démarche éditoriale endosse une partie de la logique auctoriale » (Boulaire, ibid.). L’éditeur détermine en effet, par la mise en collection, une première forme de lecture des ouvrages qu’il entreprend de publier ; lorsqu’une collection commence à s’installer dans la durée, elle prédétermine le travail des auteurs qui ambitionnent de s’y voir publiés, ou se sont vus commander un titre. Cette prédétermination éditoriale de la création est d’autant plus forte dans le cas de la bande dessinée que les contraintes formelles y jouent un rôle central. Plus qu’en littérature, la fixation d’une pagination, le choix du noir et blanc, de la bichromie ou de la quadrichromie, les dimensions et le grammage du papier, le brochage ou la reliure, pèsent directement sur le processus de création, que l’œuvre en question paraisse directement en album ou fasse le détour par un journal.

Mais les collections obéissent également à une fonction externe, tournée vers le public. En adoptant une présentation formelle standardisée, les collections s’imposent pour les lecteurs comme élément de repérage au sein de la production. Le choix des caractéristiques formelles qu’un éditeur assigne à ses collections manifeste ainsi l’assignation à un lectorat. En constituant une collection, en lui ajoutant de nouveaux ouvrages ou, au contraire, en transférant des titres d’une collection à l’autre, l’éditeur définit et segmente les secteurs de marché tel qu’il les perçoit. L’ordre de la collection constitue ainsi un lieu d’interaction privilégiée entre contraintes industrielles, projection du lectorat, affirmation de l’éditeur comme figure auctoriale et contenu de l’œuvre publiée (Lesage, 2014 : 479).
La collection ne trouve donc sa pleine utilité qu’en âge d’abondance. Lorsque, dans la première moitié du XXe siècle, une poignée d’éditeurs publient chacun une demi-douzaine d’albums par an au maximum, l’adoption de cette forme éditoriale s’avère d’une utilité toute relative. L’usage de la collection ne se banalise donc qu’à partir des années 1970, au moment où la production d’albums de bande dessinée explose. Le poids des contraintes industrielles renforce alors les avantages de la collection, en particulier du côté de la fabrication : en mettant en train plusieurs volumes identiques, l’éditeur peut grouper ses commandes de papier, et bénéficier de tarifs dégressifs ; il peut traiter en série les opérations de reliure, imprimer ensemble plusieurs jeux de couvertures, etc. La collection joue ainsi un rôle de locomotive, qui concerne également la promotion – l’éditeur n’ayant pas à concentrer sa publicité sur un seul titre, mais sur un ensemble de volumes. Lorsque le marché de l’album de bande dessinée se réduit à son segment enfantin, l’acheteur et le lecteur sont différents, et la collection exerce alors un rôle psychologique fondamental, fidélisant le public et rassurant les prescripteurs.


Pour comprendre la difficile émergence de la notion de collection dans les pratiques éditoriales de la bande dessinée, il faut d’abord revenir sur les modalités de son appropriation dans une phase où le marché de l’album se cantonnait à un lectorat enfantin ; la collection connaît des usages concurrents, illustrés par les politiques éditoriales de Dupuis, du Lombard et de Fleurus. Alors que Dupuis structurait dans l’entre-deux-guerres sa production de romans populaires en collections identifiées par un code couleur, il délaisse cette notion dans la fabrication des albums de bande dessinée, pour lesquels les seuls regroupements significatifs sont les séries et le lien avec le journal Spirou. Hormis la courte parenthèse de la collection « Gag de poche », il n’est pas procédé à un découpage thématique, stylistique ou matériel du catalogue. Lorsque le terme de collection est employé, c’est en fait pour renvoyer… à la série ! La première mention d’une véritable collection dans le catalogue de la maison Dupuis date de 1972, avec sa collection « Album Okay ». Brève tentative de s’adapter au nouveau contexte d’un marché plus concurrentiel, cette collection n’est élaborée que comme plate-forme permettant de lancer de nouvelles séries, sorte de référendum grandeur nature.


La banalisation des collections chez Dupuis ne date que de la deuxième moitié des années 1970 où, dans un contexte plus concurrentiel, Dupuis s’empare de la collection pour republier des titres épars et parfois anciens, pour exploiter un patrimoine longtemps négligé (« Histoire en bande dessinée », « Les meilleurs récits du journal Spirou »...). Concurrentes de Dupuis, les éditions du Lombard, à Bruxelles, s’emparent précocement de la collection (« collection du Lombard », « Jeune Europe », « Vedette »...), mais leur délimitation est floue et témoigne d’une attitude assez velléitaire ; de fait, le catalogue reste largement structuré par le principe de la série, et la collection n’est qu’une unité hiérarchisant des distinctions formelles dans la qualité des ouvrages (collections brochées et collections reliées, 44 ou 62 planches).

Dans le paysage de la bande dessinée pour enfants des années 1950-1960, c’est sans doute Fleurus qui se livre à la structuration la plus fine de son catalogue, adoptant précocement le principe de la collection pour assembler des récits épars, centrés sur le message évangélique. L’ensemble du catalogue de bandes dessinées des éditions Fleurus se structure au fil des années 1950, la maison proposant de plus en plus systématiquement des déclinaisons sous forme d’albums des héros de bande dessinée qui animent ses titres de presse. Ainsi, au milieu des années 1950, son catalogue se divise en trois collections : les « albums Fleurette », « la grande collection pour les petits » (Sylvain et Sylvette, Perlin et Pinpin) ; les « albums Fleurdor », qui publient des récits d’aventures et de l’humour en albums à l’italienne de 64 pages, tandis que les « albums Fleurus » constituent le fleuron de la maison. Ces trois collections obéissent à une gradation de prix, mais surtout à une gradation par tranche d’âge ; là où d’autres éditeurs tentent de faire vivre le modèle d’une bande dessinée « de 7 à 77 ans », Fleurus assume une segmentation élaborée par les éditeurs jeunesse. C’est surtout dans le domaine de la bande dessinée directement religieuse que Fleurus marque le plus nettement sa spécificité, en rassemblant dans des collections des récits éloignés de l’horizon sériel. La principale de ses collections, « Belles Histoires et Belles Vies », lancée peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, prend son essor dans les années 1950. En 1972, près d’une centaine de titres ont été publiés dans cette collection édifiante.

Si les collections abondent dans l’édition jeunesse, dans des registres très différents (« Petits livres d’or », « Albums du Père Castor », « Petite bibliothèque verte »…), leur usage reste encore particulièrement limité dans l’édition de bande dessinée au cours des décennies cinquante et soixante. À partir du milieu des années 1970, deux phénomènes vont se conjuguer pour faire de la collection un élément central de la démarche éditoriale : leur banalisation répond autant aux contraintes d’un marché plus encombré qu’aux stratégies de distinction mises en œuvre par des éditeurs visant des publics nouveaux.
Alors que la production gagne en ampleur, les collections se multiplient : « Histoires fantastiques » chez Dargaud, « Maîtres de la bande dessinée » chez Hachette en 1973, « 30/40 » chez Futuropolis et « Bouquins Charlie » au Square en 1974, ainsi que, la même année, le retour d’Hachette sur le segment de la bande dessinée avec les éphémères « Bande verte », « Bande jaune », « Bande chamois » et « Bande mauve ». La multiplication des séries touche non seulement des éditeurs installés, qui restructurent leur catalogue pour offrir aux titres rassemblés en collection une visibilité plus grande (« Western » chez Dargaud en 1974, « Évasion » chez Dupuis en 1977, « Histoires de l’histoire » en 1980 au Lombard...) mais surtout les nouveaux venus sur le marché, qui construisent leur identité éditoriale par les collections : les jeunes éditions Artefact lancent ainsi « La Crise » en 1977 (accueillant notamment comme premier titre Vingt Dieux c’est le synode de F’Murr) puis « La Crainte », « La Tranche » et « La Graphe » l’année suivante. De même, l’éditeur Jacques Glénat qui en 1974 publie dans sa collection « BDécouvertes » aussi bien jeunes auteurs que grands anciens (Claire Bretécher, Auguste Liquois et Marijac…), segmente sa production à la fin de la décennie en lançant « BD V.F. » et la collection « Grands classiques de la BD » en 1978.

Dans leur intitulé même, la plupart des collections décrivent cette segmentation croissante qu’opèrent les éditeurs dans leurs catalogues, et témoignent des domaines d’application variables du principe de la collection. Dans les années 1980, alors que l’usage de la collection s’est banalisé, celle-ci peut ainsi rassembler des titres unis par une logique de genre (« Western » chez Dargaud, « Thriller » chez Albin Michel, « BD Noire » chez Glénat, « Histoires et légendes » au Lombard, « Collection noire », « Sang pour sang » aux Humanoïdes Associés, « Nouvelle collection humour » chez Magic-Strip...) ; on peut y ajouter, parmi d’autres, le commode « Aventures », utilisé aussi bien par Dargaud que par les Humanoïdes Associés, ainsi que par Dupuis pour « Dupuis-Aventures ». On peut en rapprocher les genres moins connus de la biographie religieuse et du catéchisme dessiné : « Croyants de tous les pays », « Chrétiens de nos régions », « Grandes heures des chrétiens », toutes collections signées Fleurus. Le renvoi à une aire géographique, pour sa part, est presque exclusivement orienté vers le domaine américain, qui reste le principal tropisme étranger du marché de la bande dessinée en France : « BD V.F. » puis les plus explicites « Comics USA » et « Stars & Strips » (Glénat), « USA » (Fromage), « Spécial USA » (Albin Michel), « Copyright » (Futuropolis), « BD US » (Ædena) : aucun autre domaine étranger ne vient alors faire l’objet d’une collection dédiée, en dépit de l’abondance des éditions de titres d’auteurs italiens ou espagnols, par exemple.


Chez les plus petits ou les plus récents des éditeurs, les collections peuvent également renvoyer à des mouvements générationnels, la volonté d’affirmer une école, la revendication d’une « nouvelle » bande dessinée : « Hic et nunc » chez Futuropolis, « Atomium 58 » ou « Modern Steel » chez Magic-Strip, « Dessinateurs de notre temps » (DistriBD), « Espoirs » (Michel Deligne) – mouvement qui peut être repris par des éditeurs plus installés, comme avec « Repérages » (Dupuis). À l’inverse, le renouvellement du marché de la bande dessinée passant largement par l’exhumation de son patrimoine et sa mise en livre, nombreuses sont les collections à définir leur identité par cet ancrage dans le passé du neuvième art : « Les Maîtres de la bande dessinée » (Hachette), « Les Classiques de l’aventure » (éditions du Fromage), « Aventures de l’Âge d’or » (Deligne), « Rétro » (Bédéscope), « Archives » (Fleurus)... Enfin, plusieurs collections se définissent par leurs caractéristiques formelles, dans la lignée de la « 30/40 » de Futuropolis : « 16/22 » (Dargaud), « 1/1 » (Jonas), « Deligne 16/24 » (Deligne), mais aussi « Tirage de tête » (Dupuis). Une démarche nettement plus exceptionnelle peut consister pour un auteur à publier les titres épars d’un auteur sous un label de collection... qui reprend le nom de l’auteur, comme Dupuis qui essaie de lancer une collection « Berthet » et une collection « Cossu ».

La collection obéit donc pour l’essentiel à deux logiques différentes : la segmentation du lectorat d’un côté, et la logique distinctive d’un autre côté. Le principe de segmentation du lectorat s’impose alors que le support de l’album devient le cœur du système éditorial français. La logique distinctive, pour sa part, caractérise d’abord les éditeurs « alternatifs », mais aussi les plus mainstream d’entre eux. Paradoxalement, il est d’autant plus nécessaire pour les éditeurs les plus installés de se positionner grâce à des collections revendiquant une forme d’appartenance aux nouveaux courants de la bande dessinée. C’est par exemple le cas de Dupuis et de sa collection « Aire Libre », lancée fin 1988, qui prend largement le contre-pied de la logique sérielle qui structure le reste de son catalogue, ou du Lombard qui lance « Signé » en 1993. De la même manière, avec « Poisson-Pilote » (2001), Dargaud reste dans le cadre formel d’une production très classique (le « 48 CC ») tout en revendiquant la nature singulière d’une collection vouée à offrir un écrin industriel à des auteurs venus de l’édition indépendante. Mais ce sont bien les éditeurs qui se consacrent au défrichage des territoires nouveaux de la bande dessinée qui accordent le plus d’importance à la structuration par collections de leur production.
Sans doute plus que d’autres éditeurs, Futuropolis incarne cette volonté de structurer le catalogue en collections, et de faire des collections une arme dans la construction d’une identité éditoriale reposant sur une image alternative. Dans l’histoire de Futuropolis, la construction du catalogue en collections résulte de la tension entre une volonté de proposer pour chaque livre un format adapté, spécifique et unique, et d’un autre côté la réalité du marché et l’impératif de lisibilité pour les distributeurs, les représentants, les libraires. Dominique Dupuis, directeur commercial chez Futuropolis, assurait ainsi avoir dû lutter pour imposer la structuration du catalogue en collections :

« “Chaque livre est unique”. C’est autour de cette maxime qu’Étienne Robial a décliné tous les formats. En le laissant faire, nous aurions eu “Un auteur, un livre, un format”. Ce qui laisse augurer de la dureté des combats d’arrière-garde qu’il a fallu mener pour structurer le catalogue en collections. »

Dupuis, 2008 : 98

Le principe de collection devient cependant rapidement un élément structurant du catalogue, l’instrument central pour affirmer à la fois la différence de Futuropolis et la cohérence du catalogue, comme en témoigne la préface du catalogue 1988 :

« Futuropolis c’est une maison d’édition avec des livres et un éditeur qui se balade toujours avec son compte-fils dans la poche. Ça rassure. Futuropolis aime le papier bible et la douceur de la couleur ivoire. Futuropolis adore les conversations longues à trois entre l’éditeur, le livre, et l’auteur. Chez Futuropolis, le livre est dans tous ses états : à l’italienne, à la française, en noir et blanc ou en couleur... Dans les couloirs, studieux, les auteurs confirmés et les débutants se croisent. Plus que d’une hypothétique œuvre on parle surtout de ce label de qualité qui est celui de Futuropolis. Chacun son tour, on vient y rêver d’un « Hors-Série » ou d’un premier album. Tout est possible à Futuropolis. Un jeune auteur fera ses premiers tours de piste dans la Collection « X », à lui de vouloir prétendre passer le cap supérieur dans une autre collection. Et qui sait... peut-être qu’un jour, le « Hors-Série », là tout en haut de l’étagère ne sera plus un rêve. »

Dupuis


Cette gradation idéale, qui irait du « X » au « Hors-Série », s’avère certes éloignée de la réalité du catalogue, où bien des ouvrages s’inscrivent hors de l’espace des collections. Cependant, ces affirmations, répétées tout au long de l’histoire de l’éditeur, contribuent à produire de la cohérence. Ce discours aux accents de manifeste vise également à affirmer la figure de l’éditeur, à revendiquer son autorité et même une forme de statut auctorial. Dès lors, les catalogues constituent des lieux privilégiés d’affirmation d’un « ordre des livres » qui fait du fonds de l’éditeur une méta-œuvre.
Dans le cas d’espèce, cette méta-œuvre est également construite par la cohérence graphique très forte de l’ensemble des collections, qui, au-delà des variations de taille ou de pagination, reprennent un papier identique et un principe de base pour la construction des maquettes de couverture (un détail de dessin agrandi et placé sur un aplat de couleur ou dans un médaillon, et une titraille rythmée par l’utilisation de bandeaux).

La stratégie distinctive passant par la structuration en collections se retrouve chez les éditeurs de la deuxième vague d’éditeurs alternatifs, qui émerge à partir des années 1990. À L’Association comme chez Cornélius, on retrouve la même articulation entre « logique de guerre » et patrimonialisation. Structuré dès les premières publications, le catalogue de L’Association est ainsi marqué par l’attention formelle portée aux différentes collections, et par une conception très littéraire de la bande dessinée, particulièrement évidente dans le cas de la collection « Ciboulette », dont le format est aligné sur celui des romans, ou dans le cas de la collection « Côtelette », dont la maquette dépouillée n’est pas sans rappeler la collection blanche de la NRF : la filiation revendiquée avec Gallimard constitue, là aussi, un héritage du Futuropolis d’Étienne Robial. Mais plus encore que chez Futuropolis, les collections de L’Association affirment l’identité de l’éditeur, ne serait-ce que par leur nom : d’« Éperluette » à « Espôlette » en passant par « Éprouvette », l’histoire des collections de l’Association constitue une « sorte de filigrane de feuilleton onomastique pour initiés » (Menu, 2010 : 200). Le soin apporté à la confection des ouvrages se retrouve également dans la collection patrimoniale « Archives ».

Chez Cornélius, le parti-pris a été d’adopter le contrepied ironique des noms anoblissants pour leurs collections, en prenant uniquement des prénoms, à tendance désuète (« Solange », « Raoul », « Blaise », « Jean-Jacques », « Lucette »…) ; pour autant, la structuration par collections y a moins de netteté qu’à L’Association, comme si l’éditeur jouait avec l’idée de collection plutôt qu’avec les collections elles-mêmes. De même, les Requins marteaux font de leurs collections l’un des vecteurs d’affirmation de leur univers décalé, en choisissant des noms volontairement absurdes (« Club Sandwich », « Gros Minou », « La Salle de Bain »), ou des noms faisant écho à l’univers de l’emblématique M. Ferraille (« Plombage », « Rouille », « Inox », voire « Chevrotine »). Signe des temps : les jeunes éditeurs se doivent de proposer des collections, fût-ce sur le mode parodique. À l’inverse, un éditeur tel qu’ego comme x n’a guère besoin de structurer son catalogue, en raison du positionnement bien délimité qu’occupe la maison.

La collection est donc un instrument ambivalent, à la fois capable de structurer une édition très standardisée pour organiser des regroupements dans une industrie guidée par le principe de la série, mais aussi vecteur d’affirmation d’une bande dessinée différente. Sa difficile émergence témoigne de la position longtemps singulière de la bande dessinée dans l’espace éditorial français ; sa banalisation récente témoigne, quant à elle, du brouillage des frontières et de la paradoxale victoire d’une édition alternative qui a réussi à imposer ses pratiques comme étalon d’une bande dessinée légitime.

Sylvain Lesage

Bibliographie

  • Boulaire, Cécile, Mame : deux siècles d’édition pour la jeunesse, Rennes-Tours : PUR/PUFR, « Perspectives historiques », 2012.
  • Dozo, Björn-Olav, « De la logique de guerre à la patrimonialisation. Faire catalogue en faisant collection », dans Groupe ACME, L’Association. Une utopie éditoriale et esthétique, Bruxelles : Les Impressions nouvelles, « Réflexions faites », 2011, pp. 36-67.
  • Dupuis, Dominique, « Promenades gourmandes chez Futuropolis », Neuvième Art, No.14, 2008, p. 98.
  • Genette, Gérard, Seuils, Paris : Seuil, « Poétique », 1987.
  • Guilbert, Xavier, « La légitimation en devenir de la bande dessinée », Comicalités. Études de culture graphique [en ligne]. URL : http://comicalites.revues.org/181
  • Legendre Bertrand, & Robin, Christian (dir.), Figures de l’éditeur. Représentations, savoirs, compétences, territoires, Paris : Nouveau Monde Éditions, 2005. 
  • Lesage, Sylvain, L’Effet codex : quand la bande dessinée gagne le livre. L’album de bande dessinée en France de 1950 à 1990, thèse de doctorat en histoire sous la direction de Jean-Yves Mollier, Université de Versailles Saint-Quentin, 2014.
  • Menu, Jean-Christophe, La Bande dessinée et son double, Paris : L’Association, 2010.
  • Mollier, Jean-Yves, « Collection », in Pascal Fouché, Daniel Péchoin et al. (dir.), Dictionnaire encyclopédique du livre. 1, A-D., Paris : Éd. du Cercle de la Librairie, 2002.
  • Olivero, Isabelle, L’Invention de la collection : de la diffusion de la littérature et des savoirs à la formation du citoyen au XIXe siècle, Paris : éditions de l’IMEC, « In-octavo », 1999.
  • Rivalan Guégo, Christine, & Nicoli, Miriam (dir.), La Collection : essor et affirmation d’un objet éditorial, Rennes : PUR, « Interférences », 2014.

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