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aventure

Thierry Groensteen

Indissociable de toute littérature d’évasion, la notion d’aventure semble être au cœur de l’imaginaire de la bande dessinée. En témoigne l’omniprésence de cet intitulé générique : « Les aventures de… » Elle n’a, en soi, rien de spécifique : les lecteurs se délectaient naguère des Aventures de Joseph Rouletabille (Gaston Leroux), des Aventures d’un gamin de Paris (Louis Boussenard) ou des Aventures extraordinaires d’Arsène Lupin (Maurice Leblanc).
La formule renvoie à l’idée de série, avec un héros récurrent appelé à revenir pour vivre d’autres aventures. (Souvenons-nous que les newspaper strips n’avaient pas de fin programmée ; les épisodes devaient s’enchaîner pour assurer une présence continue du héros dans le journal ; il en ira de même des séries franco-belges dans nos « illustrés ».)
Elle met en exergue la centralité du héros, soumis à une suite d’épreuves dont il est (en principe) destiné à triompher par autant d’exploits, mais elle est aussi promesse d’un certain type de récit privilégiant la logique de l’action, les rebondissements, le rythme, le suspense. 
Le récit d’aventures se caractérise enfin par des affrontements axiologiques : le héros, chevalier du Bien, affronte les forces du Mal, véritable hydre dont les têtes peuvent se renouveler d’épisode en épisode, même si certains « méchants » plus réussis que d’autres peuvent accéder au rang d’adversaire attitré.

[Septembre 2015]

Indissociable de toute littérature d’évasion, la notion d’aventure semble être au cœur de l’imaginaire de la bande dessinée. En témoigne l’omniprésence de cet intitulé générique : « Les aventures de… » Elle n’a, en soi, rien de spécifique : les lecteurs se délectaient naguère des Aventures de Joseph Rouletabille (Gaston Leroux), des Aventures d’un gamin de Paris (Louis Boussenard) ou des Aventures extraordinaires d’Arsène Lupin (Maurice Leblanc).
La formule renvoie à l’idée de série, avec un héros récurrent appelé à revenir pour vivre d’autres aventures. (Souvenons-nous que les newspaper strips n’avaient pas de fin programmée ; les épisodes devaient s’enchaîner pour assurer une présence continue du héros dans le journal ; il en ira de même des séries franco-belges dans nos « illustrés ».)
Elle met en exergue la centralité du héros, soumis à une suite d’épreuves dont il est (en principe) destiné à triompher par autant d’exploits, mais elle est aussi promesse d’un certain type de récit privilégiant la logique de l’action, les rebondissements, le rythme, le suspense.
Le récit d’aventures se caractérise enfin par des affrontements axiologiques : le héros, chevalier du Bien, affronte les forces du Mal, véritable hydre dont les têtes peuvent se renouveler d’épisode en épisode, même si certains « méchants » plus réussis que d’autres peuvent accéder au rang d’adversaire attitré.

Le héros est un professionnel de l’aventure, non pas au sens où il en tire profit, mais parce que toutes ses entreprises, toutes ses initiatives prennent comme fatalement un tour aventureux. L’aventure n’est pas une parenthèse dans sa vie ; quand il n’est pas dans l’action, dans l’affrontement, il ne vit pas.
De même, quelle que soit l’entreprise maléfique ourdie par le méchant, il trouvera fatalement le héros en travers de sa route.

Michel Le Bris déclara naguère, en ouverture d’un numéro de la revue Roman dédié à l’aventure, que « l’aventure est l’essence de la fiction », mais en explicitant : « Quelque chose arrive à quelqu’un : voilà le point de départ obligé », il diluait quelque peu le sens d’aventure, pour en faire un vague synonyme d’action, d’événement. On a compris que nous entendons le terme dans un sens plus précis. En plus d’un ressort dramatique, l’aventure est un horizon, une forme, une esthétique.
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, une frontière a été tracée au sein de la production romanesque « entre le roman noble, réaliste ou psychologique, et le roman d’aventures, même littéraire » (Tadié 1996 : 27). Le développement de ce dernier a partie liée avec celui des empires et de la science. Le roman d’aventures a, certes, ses maîtres incontestés : Dumas, Verne, Stevenson, Conrad... Il inspirera bientôt toute une industrie de littérature populaire, avec ses petits maîtres et ses tâcherons.

Aux États-Unis, c’est précisément de cette littérature d’évasion popularisée par des fascicules vendus à bas prix (les dime novels et les pulps) que s’inspireront les adventure strips, qui naissent dans les années 1920. On a coutume de retenir le mois de janvier 1929, qui vit le lancement de Buck Rogers et de Tarzan, comme acte de naissance de cette BD d’aventures. Pourtant Little Orphan Annie, de Harold Gray, et Wash Tubbs, de Roy Crane, deux séries créées en 1924, annonçaient déjà ce tournant. Dans la première, il est question de grands voyages, de kidnappings, de bandes de criminels aux ramifications internationales ; dans la seconde, l’aventure avait pris le dessus sur la comédie dès avant que Captain Easy ne devint le héros en titre.

Déraillement de train dans Little Orphan Annie, le 31 août 1926.
Aventure mexicaine pour Wash Tubbs en 1927.

Milton Caniff avec Terry and the Pirates et Alex Raymond avec Flash Gordon porteront le genre à son pinacle, le premier en donnant de la profondeur aux personnages et un surcroît de réalisme aux intrigues, le second en privilégiant la rêverie épique et la sublimation esthétique…

Milton Caniff, Terry et les pirates, planche du 24 octobre 1937.
La quintessence du récit d’aventures.

Les grands héros de la littérature populaire (Tarzan, Zorro, Nick Carter, The Shadow…), en même temps qu’ils investissent la bande dessinée, connaissent aussi des incarnations audiovisuelles : à la radio, comme protagonistes de feuilletons tenant les auditeurs en haleine, ou à l’écran, comme héros de longs métrages et/ou de serials. En somme, la bande dessinée vient renforcer une véritable industrie de l’aventure déjà florissante et transmédiatique. Mais bientôt, les comics à leur tour inspirent des feuilletons radiophoniques : Little Orphan Annie est adaptée en 1930, Dick Tracy en 1934, Terry and the Pirates en 1937…

Les grands genres sont déjà institués, et la bande dessinée les adopte naturellement : le récit policier, la science-fiction, le western, le récit de guerre, les histoires de pilotes (d’avions ou de voitures) et les histoires de justiciers masqués, l’aventure historique, l’aventure maritime (dont le récit de piraterie), l’aventure dans la jungle, l’aventure dans le désert, l’aventure au pôle, etc.
À regarder de plus près toutes ces déclinaisons de la fiction aventureuse, on observe que les critères qui les définissent sont d’ordres différents : il peut s’agir d’un cadre historique (western, science-fiction), de la profession du héros (pilote, détective, militaire…) ou d’un certain type de décor. Mais c’est d’abord l’aventurier qui fait l’aventure, et celui-ci, en fin de compte, peut être adolescent sans famille ni profession (Zig et Puce), groom (Spirou), reporter (Tintin), enquêteur en assurances (Jean Valhardi), scout (La Patrouille des Castors) ou ce que l’auteur voudra…
L’aventure est donc une catégorie qui traverse la typologie des genres, et qui les irrigue tous. Même le merveilleux : Little Nemo ou Philémon vivent des aventures, qui ne sont pas exemptes de périls. Même l’humour : la catégorie de l’aventure humoristique existe d’abondance, et dans cette combinaison, c’est encore l’aventure qui demeure le ressort du scénario, l’humour tenant lieu d’assaisonnement…

Dans l’espace francophone, la bande dessinée s’est longtemps adressée à la jeunesse, ce qui excluait de fait le recours à des situations trop effrayantes, des affrontements trop violents ou des personnages troubles, comme celui de la femme fatale. Harry Morgan a justement observé que, « dans les littératures dessinées, les deux influences du roman populaire (...) et de la littérature enfantine se fondent, et c’est en réalité dans une version enfantine que sont remployés les motifs du roman populaire. (...) Le détective des illustrés, qu’il soit un enfant ou un adulte, travaille à la façon du détective enfantin de cette littérature anglo-saxonne, qui épie le comportement suspect d’adultes et, procédant d’"indice" en "indice", parvient à les confondre avant qu’ils n’exécutent leurs noirs desseins » (Morgan 2008 : 157-158 ; souligné par moi). Une version enfantine, c’est-à-dire édulcorée, condensée, stéréotypée, peu regardante quant à la vraisemblance ̶ d’autant moins quand c’est un enfant ou un adolescent qui triomphe de redoutables gangsters ou trafiquants.

Stevenson a célébré dans un article les décors imprimés (à colorier) et les personnages des pièces du répertoire du théâtre pour enfants de Skelt, qui berça ses jeunes années. « C’est véritablement par cet art infantile, trivial, voyant, indiscret, faits de clichés, que j’ai forgé, me semble-t-il, mon appréciation de la vie ; (…) acquis une collection de scènes et de personnages avec lesquels, dans le théâtre silencieux de mon cerveau, je puis jouer tous les romans et toutes les aventures… » (1988 : 72)
Sans doute beaucoup de lecteurs qui ont dévoré des bandes dessinées dans leur enfance pourraient-ils tenir des propos analogues. Les aventures des héros de papier, vécues par procuration, procurent des émotions durables. Elles déclenchent une forme de jubilation et de rêverie… Et si la vie, la « vraie vie », pouvait ressembler à ça, avoir l’intensité de la vie aventureuse ? Et si l’aventure guettait au coin de la rue ?
L’aventure fait rêver parce qu’elle est le contraire du banal, du train-train, de l’ordinaire. Parce que, comportant de vrais risques (on peut y laisser sa vie), elle suppose du courage, de l’héroïsme. Parce qu’elle fait grande consommation de « lieux-fantasmes » (pour reprendre une expression de Tadié à propos des romans de Dumas) : châteaux, ruines, caves et cryptes, cachots, maisons isolées, cargos, drakkars, astronefs, planètes inconnues, civilisations disparues... et, ajouterai-je, grande consommation aussi de mots-fantasmes : l’énigme, le secret, le mystère, la vengeance...

L’usage des "lieux fantasme" dans La Patrouille des Castors,
de Charlier et Mitacq (Le Mystère de Grosbois, 1955).

Sous la plume des plus grands auteurs, l’aventure se fait poétique et métaphysique. Chez un Stevenson ou un Conrad, l’idée d’aventure implique « le sentiment qu’y est en jeu le sens même de la vie » (Le Bris 1988 : 12). Hugo Pratt sera le premier dessinateur à s’en souvenir quand il écrira La Ballade de la mer salée. Mais un feuilletoniste comme Jean-Michel Charlier ne sera pas loin de se hisser, à la grande époque de Blueberry, à ce niveau où l’aventure se transforme en destin.
Pour Francis Lacassin, qui était un ardent défenseur d’une bande dessinée épique, l’aventure devait être replacée dans une perspective plus large que celle de la littérature d’évasion. Les bandes dessinées, écrivait-il, « transposent et rajeunissent les exploits héroïques, les prouesses et prodiges des plus anciennes littératures orales, des récits homériques, des légendes, des chansons de geste, des contes de fées, des complaintes… » (1982 : 337)

Le voyage est une composante essentielle de la plupart des récits d’aventures. De Töpffer à Christophe, presque toute la production graphique du XIXe siècle ‒ siècle passionné par la géographie ‒ en faisait déjà le moteur principal des récits, « que le déplacement soit d’agrément, d’exploration, de quête, d’initiation, à but scientifique ou hygiénique » (Filliot 2012). Au siècle suivant, des héros « globe-trotters » effectueront un véritable quadrillage géographique de la planète. Comme l’a écrit Laurent Gerbier, les aventures de Tintin ou de Spirou « les entraînent dans une série de voyages autour du globe, de sorte que la matrice de leurs aventures est la variation même de leurs destinations géographiques successives – successives, et successivement annulées par l’éternel retour au foyer » (2012). Pour Lacassin, qui avait plutôt en tête la production américaine, nombre d’aventuriers pouvaient être définis comme des explorateur : explorateurs de l’Afrique (Tim Tyler, Jim la Jungle), explorateurs du ciel (Flash Gordon, Buck Rogers), explorateur de l’imaginaire : Mandrake (1982 : 108).

Dans l’éventail des thèmes et genres proposés par la bande dessinée de presse américaine, l’adventure strip n’a cessé de décliner à partir de la fin des années soixante, jusqu’à disparaître presque complètement au profit des seules séries humoristiques. La raison la plus immédiate est la réduction progressive de la place consentie par les journaux aux dessinateurs de daily strips. Désormais chichement comptée, elle n’offre plus la place nécessaire aux décors, aux figurants, à l’action qui caractérisaient les séries épiques, et invite les cartoonists à pratiquer un dessin épuré, schématique, immédiatement lisible. Mais l’évolution des attentes du public et de son niveau d’information sur le monde (notamment ses parties naguères réputées « exotiques »), la concurrence de la télévision sont d’autres facteurs qui ont contribué à ce déclin.
En Europe, l’aventure, avec tout l’arc-en-ciel de ses déclinaisons, reste le moteur de la bande dessinée de divertissement. La principale évolution tient dans le fait que l’aventurier est désormais souvent… une aventurière. De Yoko Tsuno, Natacha et Comanche à Marion Duval, Jeannette Pointu, Adèle Blanc-Sec, Jessica Blandy, Nävis (dans Sillage), Pelisse (dans La Quête de l’oiseau du temps), Waha (dans Trolls de Troy), Franka, Cyann ou Lady S, la « profession » s’est considérablement rééquilibrée au bénéfice des femmes.

Wasterlain, Jeannette Pointu : Le Secret atlante (1992).

En 1963, Hergé avait tenté de casser le moule en proposant, avec Les Bijoux de la Castafiore, une anti-aventure : pas de voyage (tout se passe à Moulinsart), pas de méchant (c’est une pie qui a fait le coup !), rien d’autre qu’une comédie de mœurs agrémentée de faux mystères pour donner le change, mais jouant surtout avec l’impensé, le refoulé des Aventures de Tintin comme telles.
Depuis, la bande dessinée d’auteur a investi le territoire de l’intime et, dans nombre de romans graphiques contemporains, il ne s’agit plus que de ce qu’il est convenu d’appeler une aventure intérieure. Le fait de marcher sur les traces du « roman réaliste et psychologique » et de la littérature de confession est sans doute un des facteurs qui, en cassant l’assimilation entre elle et le récit d’évasion, a permis à la bande dessinée de gagner en respectabilité.

Thierry Groensteen

Bibliographie

  • Filliot, Camille, « Voyageurs immobiles : le thème du voyage dans les bandes dessinées », en ligne sur le site de la revue NeuvièmeArt, août 2012. URL : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?rubrique75
  • Gerbier, Laurent, « La conquête de l’espace (touristes, héros volants et globe-trotters) », en ligne sur le site de la revue NeuvièmeArt, août 2012. URL : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article438
  • Lacassin, Francis, Pour un neuvième art, la bande dessinée, Slatkine, 1982, p. 108 [1971].
  • Morgan, Harry, Formes et mythopoeia dans les littératures dessinées, thèse de Doctorat en Histoire et Sémiologie du Texte et de l’Image, Université Paris 7 - Denis Diderot, 2008, pp. 157-158.
  • Roman, No.22, mars 1988 : L’Aventure.
  • Reynaldo, Randy, « A History of the Adventure Strip », s.d., en ligne sur le site de WCG Comics. URL : Portrait of the Artist: A History of the Adventure Strip (wcgcomics.blogspot.com)
  • Stevenson, Robert-Louis, « Un simple à un sou, et un autre en couleurs, à deux sous » [1884], in Essais sur l’art de la fiction, La Table ronde, 1988.
  • Tadié, Jean-Yves, Le Roman d’aventures, PUF, "Quadrige", 1996 ["Écriture", 1982].

Corrélats

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