produits dérivés
Généralement connotée de manière négative, l’expression « produit dérivé » désigne les objets conçus chronologiquement après une œuvre originale et qui exploitent souvent les images des personnages principaux. L’ampleur et la variété de ces marchandises témoignent de la popularité d’une bande dessinée qui se voit ainsi déclinée sous de multiples formes. Des chaussettes Mickey aux posters de super-héros américains, des cartes à collectionner Pokémon aux biscuits Titeuf, la matérialisation des personnages dans le quotidien des enfants consommateurs semble presque infinie. Mais elle se retrouve aussi dans un nombre considérable d’objets à collectionner pour les adultes.
[Février 2019]
Généralement connotée de manière négative, l’expression « produit dérivé » désigne les objets conçus chronologiquement après une œuvre originale et qui exploitent souvent les images des personnages principaux. L’ampleur et la variété de ces marchandises témoignent de la popularité d’une bande dessinée qui se voit ainsi déclinée sous de multiples formes. Des chaussettes Mickey aux posters de super-héros américains, des cartes à collectionner Pokémon aux biscuits Titeuf, la matérialisation des personnages dans le quotidien des enfants consommateurs semble presque infinie. Mais elle se retrouve aussi dans un nombre considérable d’objets à collectionner pour les adultes.
Au lieu d’opposer de manière manichéenne l’œuvre source et ses dérivés, rappelons que la bande dessinée est elle-même définie comme l’enfant bâtard de l’art et du commerce (« bastard offspring of art and commerce ») par Art Spiegelman, l’auteur de Maus. Au niveau économique, la pratique de droits dérivés ou licensing permet à une entreprise (désignée comme « concessionnaire » ou « licencié ») d’exploiter un droit dérivé pour une durée limitée et un domaine défini. Autrement dit, les films récents mettant en scène Spiderman produits par Sony et les verres à moutarde représentant Astérix sont deux types de produits dérivés, même si les valeurs économiques et symboliques diffèrent grandement. Si, pour les longs métrages, le terme d’adaptation est privilégié, celui de merchandising est généralement appliqué aux seconds : la variation terminologique reflète en partie le prestige social attribué à chaque artéfact.
Toutefois, la relation entre l’œuvre première et ses dérivés n’est pas si simple. En effet, au niveau de la production, l’ordre chronologique de création n’est pas un critère de qualité et les influences entre supports médiatiques modifient souvent les pratiques des personnels créatifs. D’autre part, au niveau de la réception, les jugements axiologiques peuvent évoluer dans le temps, ce qui explique pourquoi certains dérivés ont plus d’impact que les bandes dessinées originales dont sont issus les héros. Enfin, selon l’ancienneté d’une licence et les catégories d’ayant droits, l’exploitation sous forme d’adaptation et de merchandising peut prendre des formes très différentes.
Pour mieux comprendre l’enjeu des produits dérivés dans le monde de la bande dessinée, il est nécessaire de faire un bref retour dans le temps. Si certains critiquent l’inflation contemporaine de produits à l’effigie de héros de bandes dessinées, il faut noter qu’il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau. Ce qui est aujourd’hui désigné comme « ludo-aliment », « fun food » ou « eatertainment » correspond parfaitement aux chocolats à l’effigie du robot de Tezuka produits dans les années 1960. Plus encore, dès le début du XXe siècle, les premiers héros de bande dessinée ont été déclinés sur de nombreux supports publicitaires.
Prenons l’exemple de Bécassine. Elle apparaît dans une trentaine d’albums, mais aussi et surtout dans une multitude d’objets, dont les plus récents sont produits par TF1 licences. D’après la légende, la célèbre bretonne est créée en 1905 pour éviter l’insertion d’une page blanche dans l’hebdomadaire pour enfants La Semaine de Suzette. Elle devient rapidement un personnage régulier de la revue et une icone pour le lectorat de petites filles. En 1918, les poupées en tissus à son effigie sont vendues en exclusivité au magasin du Printemps et d’autres produits sont diffusés par la VPC les années suivantes. Ses aventures ont fait l’objet d’adaptations théâtrale (Bécassine opère elle-même, en 1923) et cinématographique dès 1939. Son image est utilisée à la fois dans les réclames promouvant la revue où paraissent ses aventures, mais aussi dans des publicités pour d’autres produits. Cette pratique aujourd’hui désignée comme le co-branding dans le jargon du marketing correspond à l’alliance temporaire de deux sociétés pour la création d’une série de produits ou de campagne publicitaire. Bécassine est représentée sur des affiches vantant des papiers peints dès les années 1920. Elle devient aussi la mascotte d’une marque de laine et figure alors sur des buvards publicitaires utilisés par les écoliers écrivant à la plume et l’encre de Chine. Un court-métrage d’animation est même produit pour servir de réclame diffusée sur l’ORTF dans les années 1950.
Tous ces objets peuvent sembler anodins, mais ils ont sans doute plus contribué à la pérennité du personnage que la vente des albums eux-mêmes. Certains sont recherchés sur les sites marchands par des collectionneurs. Les poupées produites à son effigie ont également fait l’objet d’une exposition dans le musée de la Poupée, à Paris, lors du 110e anniversaire de la création de la série. De même, l’album de Chantal Goya en 1979 a permis à la Bretonne de retrouver une nouvelle jeunesse – même s’il ne s’agit pas de la première chanson consacrée au personnage. D’une certaine manière, la longévité du personnage dans la culture populaire est entretenue par l’apparition régulière de nouveaux objets à son effigie. Ainsi, Bécassine est l’un des exemples d’émancipation du personnage par rapport à la bande dessinée originale, de sa pérennisation iconographique à travers de multiples artéfacts, alors même que les récits originaux ne sont guère plus lus par le jeune public.
Ce lien inextricable entre publicité et bande dessinée culminant dans l’autonomisation des héros existe aussi outre Atlantique. Michael Rhode rappelle que le Yellow Kid de Richard Felton Outcault (1895) a non seulement servi à vendre les journaux où il paraissait, mais aussi à promouvoir un nombre important de produits sans lien avec la presse que ce soit des chewing-gums ou des cigares.
Ces objets sont aujourd’hui revendus sur des sites spécialisés d’enchères et collectionné par des particuliers. Buster Brown, autre héros créé par Outcault, devient la mascotte d’une multitude de sociétés, dont la Brown Shoes Company en 1904. L’auteur a vendu les droits d’exploitation à environ deux cents entreprises, ce qui fait de ce personnage l’une des premières célébrités de la bande dessinée dont la popularité est activement exploitée dans le marketing. Parmi les entreprises, certaines commercialisaient des vêtements et maillots reprenant ceux du personnage, ce qui en fait presque les premiers « cosplay » officiels issus de la bande dessinée.
Ces pratiques de licensing ont perduré dans l’édition de bandes dessinées américaines, au point d’être presque indissociable des conventions de publication et un apport financier non négligeable. Dès les premiers strips de Superman, la série met en abyme le processus de récupération de l’image du super-héros par la publicité. Cette situation est en partie favorisée par le fait que les dessinateurs n’ont toujours pas de droit sur les séries qui appartiennent aux éditeurs. Ces derniers voient dans le merchandising un moyen rapide de rentabiliser un titre et de tirer profit d’un engouement qui ne va peut-être pas perdurer.
Le cas le plus frappant est bien sûr celui de Peanuts (1950-2000), de Charles M. Schulz. Charlie Brown et son chien Snoopy ont été déclinés sous forme de jouets, de textiles, de papeterie, d’aliments et objets à collectionner divers. L’auteur a dû protester auprès de son éditeur pour avoir un droit de regard sur l’exploitation de ses personnages et ne pas découvrir après coup des utilisations peu désirables. Après son décès, une société continue de gérer les droits de licensing de la série. Le profit annuel en 2016 s’élevait à 30 millions de dollars, ce qui place Charles Schulz au deuxième rang du classement des auteurs morts les plus riches.
De même, en France, les personnages de Corto Maltese et Largo Winch ont incarné pour Dior l’image de marque du parfum Eau Sauvage, tandis que le héros de Dragon Ball a été employé dans une campagne d’affichage pour McDonald. Mais l’exemple le plus frappant est sans doute celui de Tintin, dont les droits d’exploitation sont gérés par la société Moulinsart, dont le chiffre d’affaires annuel était estimé à 10 millions d’euros, trente ans après la publication du dernier album. Ces divers exemples montrent à quel point les produits dérivés sont devenus un enjeu économique majeur qui surpasse de loin les ventes des bandes dessinées initiales. C’est pourquoi les prises de position de Garry Trudeau (Doonesbury) et Bill Watterson (Calvin et Hobbes) contre le licensing sont à contre-courant des pratiques contemporaines. Ce dernier a notamment déclaré que les produits dérivés tendent à corrompre l’œuvre originale et entraver la liberté créative de l’auteur.
Plus précisément, l’importance du licensing soulève de nombreuses questions concernant la notion d’auteur et de droits de représentation. Dans de nombreux cas, les dessinateurs et scénaristes ne sont pas les ayants droits et ne partagent donc pas les fruits d’un succès commercial dans le domaine des produits dérivés. Le génial illustrateur Jack Kirby, par exemple, a longtemps été dans l’ombre du scénariste Stan Lee et n’a sans doute pas eu la reconnaissance symbolique et financière qu’il méritait. Après la mort du dessinateur, lors du rachat de Marvel par Disney, sa famille a entamé divers procès contre les deux sociétés afin de réclamer les droits de plusieurs personnages, dont Thor. Ces actions ont permis de mieux faire connaître la situation économique des personnels créatifs et des éditeurs qui possèdent généralement les droits sur les licences.
Au Japon, les auteurs gardent un plus grand contrôle sur leurs œuvres mais ils tendent à déléguer leurs gestions à des sociétés spécialisées, quitte à découvrir après coup certaines pratiques, lors de scandales. Ainsi Akira Toriyama figure dans les « Panama Papers » (exposant l’évasion fiscale de nombreuses sociétés) par le biais de Bird Studio, qui gère ses droits.
En Europe, de nombreuses entreprises spécialisées gèrent les droits de bandes dessinées dont l’auteur est décédé. Ainsi, la société IMPS a vendu la licence Schtroumpfs à 700 sociétés à travers le monde. Peyo aurait-il validé les adaptations cinématographiques avec personnages en 3D produites par Sony ou les derniers mugs figurant ses petites créatures bleues ? Impossible de le savoir. Mais cette production d’objets et de récits perpétue un univers fictionnel pour un public qui découvre après coup les bandes dessinées originales. Cette situation provoque également de nombreuses polémiques lorsque les gestionnaires semblent exploiter de manière intensive les récits et les images des personnages tout en empêchant la diffusion de ces dernières par les amateurs. Moulinsart est connue pour engager des poursuites judiciaires contre des reproductions d’images de Tintin même au sein de fanzines destinés à promouvoir la série.
Dans un monde contemporain saturé d’images, l’absence de visibilité peut également mettre en péril la notoriété d’une œuvre. C’est pourquoi les adaptations transmédiatiques de bandes dessinées sont aujourd’hui utilisées pour redonner une couverture médiatique à des licences anciennes. Mais il ne faut pas croire que la déclinaison d’un récit ou d’un univers fictionnel dans d’autres supports serait une pratique récente. Là encore, un détour historique permet de mieux comprendre la situation présente, notamment les destins croisés de la bande dessinée et de l’animation.
Dans le cas de Winsor McCay, la bande dessinée est inséparable de l’animation et de la publicité. L’artiste a développé son œuvre en parallèle dans ces trois domaines. Les compétences acquises en raison des contraintes de l’un des médiums sont ainsi utilisées pour l’autre. Dans le cas de Mickey Mouse (1929), le dessin animé est le support original, les aventures des personnages étant ensuite déclinées en version imprimées et souvent dessinées par d’autres artistes. La bande dessinée est ici le produit dérivé permettant aux spectateurs de retrouver le monde de la fiction sur un autre matériau à une époque où la duplication et la lecture de récit audiovisuel était peu accessible au grand public. Les courts métrages Disney diffusés au cinéma ont suscité de la création de nombreux produits dérivés non autorisés dans différents pays européens dont des bandes dessinées. En Italie, l’éditeur Mario Nerbini avait acquis les droits d’exploitation en bande dessinée par le biais du distributeur italien des dessins animés. C’est dans ce cadre qu’est publié Topolino, magazine contenant la première aventure de Mickey dessinée par un Italien (Giove Toppi) le 31 décembre 1932. Or il existait déjà des comics mettant en scène le héros de Disney aux USA et Nerbini est rapidement confronté aux représentants italiens de KFS (King Features Syndicate) qui gère les droits d’exploitation de ces bandes dessinées, en tant que produits dérivés des films. Nerbini achète alors la licence auprès de KFS afin de poursuivre la commercialisation de son magazine en traduisant en partie les comics et en produisant localement d’autres récits. La première histoire réalisée en Italie et approuvée officiellement par Disney date de 1937. Après la Seconde Guerre mondiale, la production italienne devient de plus en plus importante, jusqu’à atteindre 50% du volume des bandes dessinées produites. Les planches réalisées en Italie sont ensuite traduites dans différents pays pour les publications locales de Disney. C’est ainsi que l’ancienne zone d’élaboration de produits dérivés est devenue la principale source de récits originaux mettant en scène la souris aux grandes oreilles et ses amis.
En outre, la production italienne a modifié le format initial des comics Disney en popularisant des conventions spécifiques à ce pays. Les récits sont en effet devenus plus longs pour aboutir à une trentaine de pages. Certains sont basés sur des parodies d’œuvres littéraires appartenant au patrimoine italien, comme l’Enfer de Dante. Par le biais des traductions et de la commercialisation au sein du réseau Disney, des créations locales deviennent des standards globaux. Un personnage élaboré pour la publication italienne comme Paperinik (Duck Avenger en anglais, Fantomiald en français) est ensuite redistribué dans tous les pays où Disney est présent, avant d’apparaître dans les séries télévisées. Autrement dit, dans le cas de Disney, les produits dérivés que sont les bandes dessinées ont largement contribué au développement, au succès et à la pérennité de l’univers de fiction initialement créé au cinéma.
Autre cas de développement croisé entre bande dessinée et animation, la création de la série télévisée Tetsuwan Atom (Astro le petit robot) en 1963 par Osamu Tezuka a profondément bouleversé les pratiques du Japon et instauré de nouvelles conventions de production. L’auteur admirait les films d’animation américains mais dans le contexte d’après-guerre, il n’avait initialement pas les moyens de se lancer dans ce type de production. Il est alors devenu un créateur de manga prolifique qui a contribué à redéfinir les conventions de production de la bande dessinée japonaise. Par la suite, Tezuka a pu fonder son propre studio et d’adapter ses titres en séries télévisées. Mais pour ce faire, il a vendu à bas prix les épisodes contraignant ses équipes à adopter une animation limitée encore plus contrainte que celle qui était alors pratiquée aux USA par Hanna-Barbara et UPA. Pour couvrir les coûts de production, il a également établi un partenariat avec un confiseur qui a pu utiliser les personnages de la série sur les emballages et autres éléments de fidélisation du public. De fait, Tezuka a introduit un système de financement où l’épisode télévisé fait office de publicité pour les mangas et les objets produits par les autres partenaires financiers qui profitent de la renommée de la série.
Ce type de synergie économique est toujours en place dans la création des séries télévisées japonaises. Il permet de comprendre la nature collaborative de certaines licences où les personnages et la construction du monde fictif importent plus que la création du récit sur un support donné. Plus encore, ce dispositif de financement favorise l’omniprésence visuelle des héros : ils accompagnent le public dans leur quotidien, que ce soit sous la forme d’emballage d’aliments, d’affiche, d’objets à collectionner, de récit à voir, lire ou écouter.
Ces trois exemples nous permettent de mieux comprendre la complexité des liens technologiques et économiques entre les œuvres sources et dérivées au niveau de la production. Ils doivent être examinés au cas par cas, au lieu de simplement dénigrer par principe les marchandises commercialisées, au nom d’une inatteignable fidélité à l’original. Outre les déclinaisons sous forme animée, les bandes dessinées ont également pu être adaptées en film, au théâtre et bien d’autres médiums. La circulation transmédiatique des personnages n’équivaut pas à une simple banalisation de l’univers fictionnel : elle doit être considérée comme un processus dynamique qui favorise la constante réinvention de ces mondes.
Il ne s’agit pas seulement d’un phénomène lié au parcours de carrière des créateurs, qui peuvent travailler dans différents secteurs (bande dessinée, animation, publicité, jeu vidéo, etc.). Il s’agit d’une convergence d’intérêt économique entre diverses industries créatives qui se coordonnent pour construire un univers fictionnel homogène. Ceci est d’autant plus pertinent que, dans de nombreuses licences contemporaines, chaque médium propose un récit différent mais se déroulant dans le même monde. Cette forme de complémentarité narrative est par exemple mise en œuvre dans la série vidéoludique Mass Effect. Les comics Mass Effect : Redemption insèrent des éléments inédits dans la trame événementielle située entre Mass Effect (2007) et Mass Effect 2 (2010). Les quatre volumes de comics publiés chez Dark Horse Comics permettent de faire le lien entre les deux jeux. D’autres bandes dessinées de la licence relatent des événements secondaires concernant certains personnages de cet univers de science-fiction. Tous ces récits en bande dessinées ont été supervisés par les designers des jeux. De la même façon, les trois premiers romans issus de l’univers Mass Effect ont été écrits par Drew Karpyshyn, principal scénariste sur les deux premiers jeux. Ainsi, même s’il est possible de définir les jeux comme œuvres principales, les autres récits disponibles en bandes dessinées ne sont pas de simples éléments promotionnels.
L’accumulation d’objets et d’adaptations permet de prolonger certains univers fictifs issus de bandes dessinées ou du moins de maintenir leur visibilité dans un monde de plus en plus saturé par les images, qu’elle soit produite par des entreprises ou des particuliers sur des plateformes numériques. Or cette multiplication des artéfacts pose problème, notamment au niveau de la réception.
Pour les licences anciennes, le renversement entre la chronologie de production et celle de la réception est un point essentiel. Au lieu de découvrir les produits dérivés après lecture de la bande dessinée, nombreux sont les spectateurs à lire des comics Marvel après avoir vu les films ou les enfants à dévorer Titeuf alors qu’ils le connaissaient avant tout par le biais de leur papeterie scolaire. Dans le cas des Schtroumpfs, cette inversion a été particulièrement bénéfique du point de vue commercial, dans le sens où Fred Silverman (patron de la chaîne NBC) a décidé de commander une série animée pour compléter les programmes destinés aux enfants à cause de sa fille qui s’était entichée d’un produit dérivé de la bande dessinée. Le merchandising a favorisé la création d’une adaptation télévisée qui, à son tour, a permis de recruter de nouveaux lecteurs pour l’œuvre originale.
Les industries culturelles tendent aujourd’hui à créer des dispositifs de réception complexes permettant aux différents publics de naviguer dans les multiples actualisations de l’univers fictionnel. Il s’agit à la fois de ne pas froisser les passionnés de l’œuvre originale et de recruter un nouveau public par le biais d’images et de récits sur d’autres supports.
L’un des exemples les plus intéressants est celui du manga Yu-Gi-Oh ! de Kazuki Takahashi. L’intrigue met en scène des joueurs de cartes à collectionner qui, par ce biais, luttent contre des forces surnaturelles. Outre les adaptations en séries télévisées et en film, des cartes réelles reproduisant celles du manga ont été produites. Celles-ci ont largement contribué au succès de la série auprès d’un jeune public qui s’échangeait les cartes dans les cours de récréation avant même de connaître ou lire le manga lui-même. Pour une grande partie de ces joueurs, la bande dessinée est chronologiquement l’œuvre seconde. Plus encore, l’intrigue mettant en scène différents combats de cartes, le manga matérialise seulement une aventure possible, alors que les joueurs peuvent vivre une infinité d’autres combats. En ce sens, le récit proposé par le manga est plus restreint que la trame événementielle vécue par les joueurs et ce, d’autant plus que des cartes inédites ont été élaborées.
Si les relations entre bandes dessinées et jeux de cartes sont relativement bien gérées par les industries culturelles japonaises, il reste à savoir comment ce public néophyte perçoit réellement la bande dessinée initiale lorsque ses personnages lui ont d’abord été présenté sous d’autres formats. Lit-on de la même façon un album de Blake et Mortimer quand les héros sont d’abord connus pour figurer sur des chaussettes ? Il faudrait sans doute s’interroger plus avant sur les effets rétroactifs par rapport à la bande dessinée et les modifications apportées aux horizons d’attente de différents lecteurs.
Les produits dérivés ne sont donc pas de simples objets de consommation et leur rôle n’est pas uniquement promotionnel. Selon les types de supports, les catégories d’ayants droits et l’ancienneté de la licence, les liens entre les œuvres sources et secondes peuvent être placées sous le signe de l’interaction technique, de la complémentarité narrative, de l’enrichissement d’un univers fictionnel ou du prolongement de la visibilité d’un héros. S’intéresser à ces produits dérivés revient aussi à questionner le besoin humain de conserver et matérialiser un élément fictif dans un monde où l’accumulation d’objets réel peut devenir problématique.
Bounthavy Suvilay
Bibliographie
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Corrélats
animation [cinéma d’] – auteur – collection – publics – série