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les pionniers de l’espérance : repères thématiques et esthétiques

Jean-Pierre Andrevon

[1977]

Pour tout amateur de science-fiction, la série des Pionniers de l’Espérance apparaît dès l’abord comme un catalogue. Catalogue des thèmes, des situations, des décors, des personnages (humanoïdes ou « monstrueux ») que cinquante ans d’usage de la S-F écrite et cinématographiée (puis télévisée) ont élaborés.

La série est donc fortement référentielle, c’est-à-dire qu’elle est marquée par des emprunts, des rencontres, des similitudes, des croisements. À la parcourir (et point n’est besoin pour ce faire de collationner les milliers de planches qui la composent), on est frappé par les rapports qu’elle entretient avec ce tronc commun dont elle est issue, et avec lequel elle a continué à croître, parallèlement et non perpendiculairement.

Cette constatation n’a rien de péjoratif : au contraire, tout « fan » de S-F s’amusera à reconnaître chaque emprunt (ou chaque rencontre – car il ne faut pas mésestimer ce qui n’est pas à proprement parler le « hasard », mais plutôt une pesanteur propre au genre et qui tire les thèmes dans des directions précises), à les nommer. Les autres n’y verront que du feu, et tout le monde sera content !

Certes, ce qui précède peut sembler une banalité : la S-F procède d’un certain nombre de thématiques simples (la créature monstrueuse, l’invention dangereuse, la civilisation extra-terrienne, etc.) qui bourgeonnent en multiples rameaux. C’est aussi une littérature « de groupe » (qui « fait » dans la S-F en lit fatalement beaucoup), et il n’est pas étonnant que le travail d’untel ait des airs de ressemblances avec le travail de tel autre.

Cependant, si on compare Les Pionniers avec d’autres séries contemporaines, par exemple Valérian, on peut très bien se rendre compte que la création de Mézières et Christin obéit à des choix : esthétiques, dramatiques, idéologiques, qui en font un rameau perpendiculaire, doué d’une autonomie volontaire et affirmée. Mézières et Christin ont quelque chose à dire et ils essayent de le dire.

Poïvet et son scénariste Lécureux n’ont rien à dire : ils se contentent de parler, de raconter. Il n’y a pas non plus la moindre notion péjorative dans cette seconde constatation (par ailleurs liée de manière structurale à la première). Simplement, Lécureux et Poïvet racontent au premier degré, ils n’ont pas d’autre « projet » que celui de raconter ; leur bande, créée en 1945, appartient à la période primitive de la S-F, sa phase naïve et colorée. Valérian (restons-en à ce contre-exemple) appartient à une deuxième phase, celle du second degré, où à la fois la bande réfléchit sur elle-même et veut prouver quelque chose : par exemple que la S-F n’est pas innocente.

La seule logique des Pionniers de l’Espérance est le récit ; et la seule logique du récit est de chaque fois aborder une « histoire » différente : d’où ces multiples emprunts, cette scintillation continue.

Mais aussi, il ne faut pas oublier que les Pionniers ont vécu pendant trente ans, et à un rythme soutenu ; et qu’à la fin de leur carrière, les récits complets étaient réduits à 20 pages, d’où la nécessité de condenser, de trouver chaque fois une thématique bien précise, qu’il fallait traiter sans fioritures superflues. Ces raisons purement matérielles (mais souvent « oubliées » par les exégètes vaporeux) pèsent d’un grand poids dans la théorie du « catalogue ».

Les premiers épisodes des Pionniers se déroulent sur une planète (Radias), qui a brutalement été captée par le soleil, causant sur la Terre quelques catastrophes mineures. Une fusée terrienne a été lancée vers Radias, où son équipage, accidenté, vivra de nombreuses aventures sur un monde où se côtoient une civilisation très avancée et des humanités primitives vivant au milieu de monstres... Tout le monde aura reconnu dans ce point de départ le Flash Gordon d’Alex Raymond. Mais cette bande a été si souvent copiée, et la plupart du temps de façon si sommaire et si maladroite, qu’on ne peut en tenir rigueur à Lécureux et Poïvet.

Bien au contraire, il est plus intéressant de découvrir de quelles façons nos auteurs se sont écartés de leur modèle : notamment en faisant vivre un groupe de six personnes (dont une Asiatique et un Noir) au lieu du sempiternel couple et du « professeur », et aussi en promouvant comme principale cause des conflits, non pas les féroces autochtones, mais bien les Terriens eux-mêmes (une autre fusée, lancée par des « aventuriers sans scrupules », a atterri sur Radias), Et c’est bien dans cette faculté d’adaptation, d’enrichissement de thèmes connus, que la contribution de Lécureux et Poïvet à la S-F est la plus mémorable.

Un des épisodes les plus célèbres de la série, Le Jardin fantastique, fait appel à deux thématiques suremployées, mais ici mêlées de manière adroite : la réduction d’êtres humains, la confrontation avec des insectes. géants. Ce dernier sujet a été brillamment traité par Murray Leinster dans La Planète oubliée, mais l’adresse de Poïvet-Lécureux est ailleurs : en donnant comme cadre à cette aventure un jardin banal où nos héros miniaturisés se sont égarés, il renforce l’aspect insolite du sujet, en accuse la crédibilité. La jungle est sous nos pieds, les monstres aussi, il suffit de regarder.

Détail de l’épisode Le Jardin fantastique. © Éditions Vaillant.

Il n’est pas dans le but de cet article de recenser le Catalogue. Mais on peut citer l’arrivée sur la Terre d’un vaisseau si petit qu’il est impossible de le distinguer à l’œil nu (Angoisse à l’EMC), le « zoo galactique » où échouent des Terriens (L’Arche de Noé), le gigantisme (Une surprise de taille), l’évolution d’une société vers un stade d’immatérialité totale (Les Forbans de l’espace), tous sujets familiers. Mais non pas des sujets banals, des sujets bateau. Ainsi le Catalogue n’est-il pas celui d’ennuyeuses redites, mais au contraire celui de visions peu courantes, revues sous un angle souvent insolite.

Il serait maladroit de quitter l’univers des Pionniers en restant à un survol thématique. S’il est vrai que le travail de Lécureux incite à ce genre de recensement, ce n’est malgré tout pas le scénario qui fait de la bande une réussite, peut-être limitée, mais bien réelle. C’est son esthétique.

On peut aimer ou non le style de Poïvet. On peut surtout l’aimer et ne pas l’aimer pour exactement les mêmes raisons : sa nervosité d’esquisse, mais son imprécision d’esquisse. Dans les Pionniers pourtant, Poïvet échappe à cette dialectique du mouvement et du flou qui peut être irritante dans ses bandes contemporaines... Mais c’est que, paradoxalement, on aime trouver du réalisme, voire du léché, dans ce qui est représentation de la réalité, alors que la représentation d’un imaginaire peut, et même doit rester synthétique, pour être plus lisible.

Le décor de prédilection de Poïvet, c’est un univers géométrique, ce sont les parallélépipèdes de béton, aseptisés et inhumains, des planètes de l’avenir, Voir par exemple Le Monstre invisible, tout entier concentré à l’intérieur du périmètre d’une base spatiale. Ici, les lignes brisées, les ombres dures jetées au pinceau (ou au feutre 7) suffisent à imposer une architecture expressionniste et synthétique. Derrière la perfection de ces formes souples ou rigides souvent perçues en mouvement, en ombres chinoises ou en négatif (comme des photos prises à une vitesse proche de celle de la lumière), se lit un ballet technologique dont les références, cette fois, vont au futur et non pas au passé : 2001, odyssée de l’espace, la série télévisée 1999, les peintures de Chris Foss. Pour le mécanique, Poïvet a dépassé l’emprunt pour ouvrir des pistes.

Contradictoirement, l’autre réussite incontestable de Raymond Poïvet est sa galerie de monstres, dont les space-operas ne sont pas avares.
Catalogue encore : ici de fusées, là d’animaux fantasques, ici le futur, là le passé, ici la projection de l’homme, là son envers.

Les animaux de Poïvet sont de deux sortes : les bêtes réelles grossies (gorille, iguanes, araignées du premier épisode de 1945, insectes de toutes sortes du Jardin fantastique, guêpes ou « dragon » aquatique de L’Éponge de l’espace), et les animaux fabriqués par « collage », selon la bonne vieille technique que bien des écrivains ont maniée avant, pendant, après lui (gracieux serpents ailés dans Les Créatures de Chakawa, gigantesque amalgame de poulpe et de crustacé dans La Créature invisible).

Et de même que, lorsqu’il s’attaque à l’inanimé, la force du graphiste, pour la représentation du vivant, vient de ce qu’il sait imposer une silhouette saisie en mouvement en quelques traits, en quelques ombres, en un croquis qu’on dirait pris sur le vif dans quelque zoo lointain − d’où l’impression durable de réalité.

L’univers de papier de Poïvet est un univers âpre, nerveux, crispé. Si ces personnages humains y paraissent trop souvent « en représentation » (emphase parfois gênante et déclamatoire des gestes et des postures), c’est qu’ils sont jetés dans un environnement technologique ou animal qui ne leur laisse pas une seconde de repos. Le découpage sec précise cette option : il faut faire vite, ou c’est la catastrophe. Poïvet opère dans un univers de feuilleton, et si les Pionniers doivent aussi vite se sortir des péripéties d’un épisode, c’est qu’un autre épisode les attend. La dramaturgie et l’esthétique, comme toujours, sont fonction d’une matérialité commerciale.

Catalogue des thèmes, des fusées, des monstres, la série des Pionniers de l’Espérance est un album d’instantanés pris dans tous les azimuts de l’univers. Exploration haletante, coupée nette par les lois imbéciles du commerce : comme dans ce jeu d’enfants, les ciseaux ont eu raison du papier.

Jean-Pierre Andrevon

(Cet article est paru dans Schtroumpf, les Cahiers de la bande dessinée No.33 en 1977. Nous le reproduisons avec l’aimable autorisation de l’auteur.)