Consulter Neuvième Art la revue

poésie

Thierry Groensteen

« Souvent, en bande dessinée, la poésie vire au poétisme, à l’émerveillement standard », prévenait naguère Christian Rosset. De belles images décoratives, des tons pastels : on verse facilement dans la mièvrerie, dans la joliesse convenue et fade.
Pourtant, si la bande dessinée a su s’imposer comme une littérature à part entière, si elle a annexé l’autobiographie et l’essai, on ne voit pas pourquoi il lui serait interdit d’emprunter les chemins de la poésie. Töpffer n’écrivait-il pas, dans une lettre à Sainte-Beuve datée du 29 décembre 1840 : « Il est certain que le genre est susceptible de donner des livres, des drames, des poèmes tout comme un autre, à quelques égards mieux qu’un autre… » ?

[Février 2016]

« Souvent, en bande dessinée, la poésie vire au poétisme, à l’émerveillement standard », prévenait naguère Christian Rosset. De belles images décoratives, des tons pastels : on verse facilement dans la mièvrerie, dans la joliesse convenue et fade.
Pourtant, si la bande dessinée a su s’imposer comme une littérature à part entière, si elle a annexé l’autobiographie et l’essai, on ne voit pas pourquoi il lui serait interdit d’emprunter les chemins de la poésie. Töpffer n’écrivait-il pas, dans une lettre à Sainte-Beuve datée du 29 décembre 1840 : « Il est certain que le genre est susceptible de donner des livres, des drames, des poèmes tout comme un autre, à quelques égards mieux qu’un autre… » ?

Pour l’heure, la bande dessinée poétique est un genre émergent, qui manque de visibilité et de reconnaissance. Alors, où en chercherons-nous les manifestations éparses ? Pas dans les quelque quatre albums publiés entre 2007 et 2014 qui évoquent la figure d’Arthur Rimbaud où, comme l’a montré Lucie Servin, l’auteur du Bateau ivre, personnage focal du récit, est mis en scène sur un mode plus ou moins révérencieux ou caricatural mais qui participe toujours, in fine, de sa mythification.
Dans certaines sunday pages contemplatives de Gasoline Alley, de Calvin et Hobbes ou de Mutts, qui célèbrent la nature, le passage des saisons, le bonheur simple d’être au monde ? Peut-être. Mais surtout dans des publications, des expositions, des expériences collectives demeurées le plus souvent assez confidentielles.

Quand Pasolini parlait du « cinéma de poésie » pour l’opposer au « cinéma de prose », il cherchait à désigner, non pas une absence de narration, mais au contraire une forme poétique de narration, un cinéma qui adopterait « la technique narrative de la poésie » plutôt que « la technique narrative du roman ». « [L]a formation d’une “langue de la poésie cinématographique” implique donc la possibilité de faire (…) des pseudo-récits, écrits dans la langue de la poésie (…) et dont le véritable protagoniste est le style » (1956, 153-154). Mais qu’est-ce que le style au cinéma ? Pour Pasolini, il fallait la caméra se fasse sentir, se rende visible.
Le dessinateur, peintre et théoricien italien Renato Calligaro (1928) a défendu sur la bande dessinée poétique un point de vue assez analogue à celui défendu par son illustre compatriote, s’agissant du septième art. Après avoir d’abord dessiné un strip de critique sociale, Oreste e Nicola, Calligaro avait publié dans les années 1980 des bandes dessinées d’avant-garde, picturales et expérimentales, d’un genre radicalement nouveau, appelées poemi per immagini et s’incarnant quelquefois dans des objets plus proches du livre d’artiste que de l’album (Deserto, 1982, a été tiré à 500 exemplaires ; cet album de format géant, composé de trois « chants », était recouvert d’une couverture en plexiglas). Pour lui, seule la bande dessinée d’avant-garde pouvait résister à la fonction de divertissement qui est celle de l’art de masse, et à l’« exigence de récit » qui lui est inhérente.

Renato Calligaro, planche tirée de Deserto.

« Au fond, il ne s’agit que de ceci : penser l’œuvre en termes de poésie. Cela implique une nouvelle attitude face à l’œuvre : l’aventure du récit cède la place à l’œuvre comme aventure. Il faut comprendre la poésie comme un récit intensif plutôt qu’extensif, c’est-à-dire comme un récit traversé d’informations esthétiques et formelles qui endiguent la tyrannie de l’intrigue. Un récit fondé davantage sur la densité linguistique que sur le développement de l’histoire, et où les informations transversales impliquent une contamination positive par d’autres langages, respectivement la littérature pour le texte et la peinture pour l’image. »
Une caractéristique déterminante du poème en bande dessinée était, pour Calligaro, l’hétérogénéité stylistique. « La diversité des styles et des techniques n’est pas un jeu gratuit, mais la conséquence inévitable d’un effort pour inventer la réalité. (…) Et de même qu’un texte sera alternativement descriptif, allusif, sentencieux, flux de conscience, onomatopée, etc., l’image pourra tour à tour devenir naturaliste, cubiste, abstraite, graphique ou pittoresque. » Ce texte programmatique a paru en Espagne, en 1989, dans Taka de Tinta, une revue publiée par la faculté des Beaux-Arts de Barcelone.
Calligaro professait que chaque case devait, non pas représenter quelque chose, mais être l’expression d’un « paysage psychique ». Mattotti, qui a toujours reconnu en Calligaro l’un de ses maîtres, déclarera pour sa part que le corps, dans la bande dessinée, doit être « le miroir des émotions intérieures ».

Une autre héritière serait l’illustratrice belge Anne Herbauts. Au nombre des quelques bandes dessinées qu’elle a publiées, parallèlement aux albums pour la jeunesse qui lui valent une notoriété internationale, figure L’Idiot (L’An 2, 2005), évocation d’un personnage enfermé dans une pièce dont il s’évade par l’imagination, s’inventant un éléphant, un arbre, une pomme. Un petit homme noir représentant l’ordre et la raison castratrice tente vainement de réprimer sa liberté de penser et de rêver, sa pulsion de vie.

Deux pages non consécutives...
... tirées de L’Idiot, d’Anne Herbauts.

L’Idiot est une œuvre en deux volets confiés à deux supports différents, l’album étant accompagné d’une vidéo expérimentale de 10 minutes. La partie dessinée est un festival d’inventions graphiques, qui se sert de tout l’éventail des techniques (crayon, encre, aquarelle, gouache, collages, empreintes…) et de tous les styles d’images (abstraction, nature morte, dessin d’ombre, citations, caricature, naturalisme…). L’auteure y joue avec le cadre, la marge, l’idée de série, opposant texte composé et écriture manuscrite, orchestrant un flux polyphonique à partir d’un petit nombre d’éléments, de lieux, d’objets (une chaise, une cafetière, une fenêtre, la maison, l’arbre…). Plutôt que d’un récit à proprement parler, il s’agit, à l’intérieur d’une mise en page régulière assurant la scansion rythmique, d’une divagation, d’une rumination intime, d’une exploration plastique, d’un texte poétique au sens le plus exigeant.

Sans remonter jusqu’à Krazy Kat, l’histoire de l‘art américain compte plusieurs exemples de rencontres entre la poésie et la bande dessinée.

Extrait de C Comics, de Joe Brainard (1964).

Joe Brainard (1942-1994) mixa les deux dans les deux numéros de l’anthologie C Comics qu’il composa, au milieu des années soixante, avec d’autres membres de l’école de New York (John Ashbery, Bill Berkson, Ted Berrigan, Kenward Elmslie, Barbara Guest, Kenneth Koch, Frank Lima, Frank O’Hara, entre autres). Il fut sans doute le premier à voir dans la bande dessinée un médium poétique. Toutefois sa pratique était aux antipodes de celles d’un Calligaro : plutôt que d’affirmer une ambition plastique, il cultivait un style minimaliste, fréquemment empreint d’humour, fondé sur les rapports (quelquefois dissonants ou incongrus) entre texte et dessin. Le détournement de comics existants (par exemple Red Ryder) faisait partie de son arsenal.
Son successeur serait aujourd’hui Alexander Rothman qui, en plus de publier des « mini-comics », dirige depuis mai 2014, avec Paul K. Tunis, la revue semestrielle Ink Brick, sous-titrée A Journal of Comics Poetry (4 Nos parus). L’éclectisme est de mise dans cette publication spécialisée où, comme l’écrit Rob Clough, les éditeurs récupèrent dans un large filet des styles de poésie très différents et des travaux témoignant de définitions elles aussi diverses de la bande dessinée comme médium poétique.
Un artiste américain très méconnu, qui peut être considéré comme l’un des pionniers du genre, est Warren Craghead III. Diplômé de l’université du Texas à peu près en même temps que Chris Ware, il fut révélé par une publication à très petit tirage, How To Be Everywhere, un album de 90 pages inspiré par la personnalité et l’œuvre d’Apollinaire et par la poésie concrète. Craghead réalise (tantôt en noir et blanc, tantôt en couleur) des bandes dessinées improvisées, dans lesquelles il se laisse guider par le dessin. Nombre de ses images flirtent avec l’abstraction, d’autres charrient des réminiscences du cubisme, des illustrations médiévales, des hiéroglyphes égyptiens, etc. How To Be Everywhere ne comprenait aucun personnage, mais ses publications plus récentes accueillent des représentations stylisées de la figure humaine.

Planche tirée de La Longue marche d’Antonin, par Cohen et Anquetil.

Les anciens lecteurs de Pilote se souviendront sans doute de l’illustrateur d’origine égyptienne Colman Cohen (1941) qui, au sein d’un hebdomadaire qui semblait avoir à cœur de réunir toutes les couleurs de la bande dessinée, incarnait à lui seul une veine que l’on qualifiera d’onirisme poétique. Dans sa contribution la plus ample, La Longue Marche d’Antonin, en 1970, sur un texte de Jean Anquetil, comme dans les récits complets qu’il donnera régulièrement jusqu’en 1974, Cohen promenait un petit homme cravaté, vêtu d’un manteau rouge et coiffé d’un chapeau, dans un univers aquarellé à la Jean-Michel Folon. Les péripéties consistaient principalement en jeux formels (qui quelquefois déconstruisaient la page) souvent proches du surréalisme : un escargot avec une coquille en forme de dévidoir de ruban adhésif rescotchait un Antonin déchiré en deux moitiés ; dans une même page, Antonin pouvait chevaucher les vagues sur un vélocipède de type Grand Bi, puis enfourcher un papillon géant, et ainsi de suite.
Il est à noter que Cohen ne changeait rien à son esthétique quand il entreprenait de transposer en bande dessinée, non un texte poétique, mais un fragment de prose romanesque, en l’occurrence un extrait de Molloy, de Samuel Beckett (cf. Pilote No.700, 5 avril 1973, pp. 28-29).

Qu’en est-il, justement, de l’adaptation en bande dessinée d’un poème préexistant ? Ink Brick en donne maints exemples, mais on peut en trouver d’autres dans des publications francophones, comme le recueil Rhapsode, sous-titré « poésie et bande dessinée », paru aux éditions L’Œuf (Rennes), en 2012 : Marcellin, Bettina Egger et Rémi Cramet y mettent respectivement en images Victor Hugo, François Villon, Allen Ginsberg. Ou bien encore dans Clafoutis No.3, avec l’adaptation de « Chant au crépuscule », d’Emmy Hennings, par Sonia Pulido.

Extrait de Chant au crépuscule, par Sonia Pulido.

Sur le site de L’Œuf, on trouve ces précisions au sujet de Rhapsode : « Il ne s’agit pas ici seulement de poser de belles images sur un texte poétique, il s’agit de s’interroger sur ce qui constitue la poésie et de voir quelles réponses peut avoir la bande dessinée à ces mêmes questions : petite forme, jeu sur la grammaire, décalage, rimes, répétitions, contraintes oubapiennes… »

Planche (non signée) tirée de Rhapsode.

En 2007, la Poetry Foundation de Chicago avait invité certains des jeunes cartoonists américains les plus en vue du moment à se confronter à l’un des 4 500 poèmes disponibles dans ses archives, et avait publié le résultat sur son site (www.poetryfoundation.org). David Heatley s’était attaqué à un passage d’un texte de Diane Wakoski, Gabrielle Bell avait mis des images sur un court et sombre poème d’Emily Dickinson, Paul Horschemeier avait transposé Ted Kooser, et ainsi de suite. De cette expérience est née, cinq ans plus tard, une exposition : Verse, stripped : a poetry comics exhibition (du 31 mai au 4 septembre 2012 à la Poetry Foundation).
La même année, en Belgique, le groupe Leuven Stript organisait, dans une bibliothèque de Louvain, l’exposition Graphic Poem, présentant des œuvres créées en binôme par trente poètes et trente dessinateurs.

Dans Corto Maltese en Sibérie, Corto se récite intérieurement Sensation, un poème de Rimbaud, Pratt jouant d’associations graphiques libres pour accompagner le texte. On connaît moins d’exemples, à ce jour, d’albums entiers composés à partir d’un texte poétique. Le Britannique Martin Rowson a publié un récit qui transposait The Waste Land, de T.S. Eliot, dans l’univers du roman noir (New-York : Harper and Row, 1990). Le dessinateur Pablo Auladell, d’Alicante, a récemment livré une version très inspirée du poème épique de John Milton Le Paradis perdu (Actes Sud-L’An 2, 2015). L’éditeur Scratchbooks, basé à Amsterdam, annonce pour dans quelques mois la parution d’un album de Tak adaptant des poèmes de Garcia Lorca.

Deux pages extraites de Bianca...
... de Guido Crepax.

Tout aussi exceptionnellement, il peut arriver qu’un poème soit cité, enchâssé à l’intérieur d’un album dont le propos général est autre. Un exemple significatif se trouve dans l’album de Guido Crepax Bianca, une histoire excessive (Futuropolis, 1983 [1969]). Pendant cinq pages, Bianca se fait caresser par son amant, cependant qu’il lui récite le célèbre hymne d’André Breton « Union libre », qui renouvelait la tradition du blason (Crepax a supprimé les neuf derniers vers, interrompant le poème sur les mots « ma femme aux fesses de printemps, au sexe de glaïeul »). De même, dans le troisième volume de L’Ascension du Haut Mal, David B adaptait la première strophe du poème de Gérard de Nerval El Desdichado (« Je suis le Ténébreux, ‒ le Veuf, ‒ l’Inconsolé… »), les vers se répartissant en autant de cases.
De façon générale, il semble que deux stratégies différentes s’offrent aux dessinateurs quand ils se frottent à un texte poétique : soit placer une seule grande image en regard d’une strophe (dans la tradition du texte illustré), soit accompagner le texte de façon plus analytique, procéder à un découpage du poème en courts fragments (des lexies, au sens de Roland Barthes) répartis dans autant de cases.

Sous l’aspect de la fragmentation, la forme poétique qui semble correspondre naturellement à un format canonique de la bande dessinée est la plus brève : je veux parler du haïku. En effet, les trois vers composant le poème peuvent aisément se distribuer dans les trois vignettes consécutives d’un strip. Cette homologie n’a pas échappé aux dessinateurs, qui sont plusieurs à avoir exploré le champ du haïku dessiné. Ainsi Jessica Tremblay en a-t-elle fait depuis 2007 le principe d’un strip régulier, Old Pond (Vieil étang), dont les protagonistes sont deux grenouilles pleines d’esprit : le maître Kawazu et son disciple Kaeru. Toutefois, si l’inspiration de la série provient, au départ, d’un haiku du poète Matsuo Bashô ‒ peut-être le plus célèbre de tous les haïkus (Un vieil étang / Une grenouille saute / Des sons d’eau) ‒, l’auteure ne respecte pas les critères traditionnels du genre : vers de 5, 7 et 5 syllabes, écriture au présent, référence à la nature et à une saison.
Matt Madden (qui a, par ailleurs, dans le cadre de sa production oubapienne, transposé d’autres formes poétiques fixes, le sonnet, la sextine et le pantoum) a lui aussi cultivé le haïku, avec davantage de rigueur, et, lors d’un atelier, il avait proposé aux étudiants de l’EESI de travailler sur cette forme brève. Le résultat a été publié et commenté en ligne, démontrant l’incontestable vertu pédagogique de cet exercice.

Haïku réalisé en atelier à l’EESI par Elizabeth Holleville.

Enfin, la bande dessinée dite abstraite peut, au moins dans certaines de ses manifestations, être elle aussi regardée comme une façon d’échapper à la « tyrannie de l’intrigue » et d’investir le dispositif de la BD sur un mode poétique.
Quand bien même elle serait figurative, pour qu’une bande dessinée soit reçue comme authentiquement poétique, il faut que le récepteur abandonne la lecture traditionnelle, comme processus réducteur soumis à la recherche de signification, au profit d’un mode d’appropriation plus contemplatif, plus soucieux de la forme, capable de de laisser se déployer, des mots comme des images, toutes les résonances.

Thierry Groensteen

Bibliographie

Corrélats

abstractionavant-gardegenresurréalisme