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enfance

Thierry Groensteen

« Que la bande dessinée entretienne, même adulte, des liens privilégiés avec l’enfance, est une réalité qui non seulement n’est pas négative, mais est constitutive des potentialités poétiques de ce langage, et aussi de sa position culturelle. » Avec ces quelques lignes tirées de La Bande dessinée et son double (p. 17), Menu reprend à son compte une idée souvent ressassée mais jamais dépliée dans toutes ses composantes et implications. Ce sont donc les liens privilégiés du médium bande dessinée avec l’enfance que cet article se propose d’explorer.

[décembre 2012]

« Que la bande dessinée entretienne, même adulte, des liens privilégiés avec l’enfance, est une réalité qui non seulement n’est pas négative, mais est constitutive des potentialités poétiques de ce langage, et aussi de sa position culturelle. » Avec ces quelques lignes tirées de La Bande dessinée et son double (p. 17), Menu reprend à son compte une idée souvent ressassée mais jamais dépliée dans toutes ses composantes et implications. Ce sont donc les liens privilégiés du médium bande dessinée avec l’enfance que cet article se propose d’explorer.

On partira de ce constat : en dépit de l’essor de la bande dessinée dite « adulte » depuis la fin des années soixante, les enfants continuent, aujourd’hui encore, à fournir les plus gros bataillons de lecteurs. La plus vaste enquête sur La Lecture de bande dessinée en France, conduite en 2011 auprès d’un échantillon de 4580 personnes, a révélé que 90 % des 11-14 ans déclarent avoir lu des bandes dessinées au cours des douze derniers mois ; dès 15-17 ans, ils ne sont plus que 50 % à faire la même réponse, puis la pratique continue à diminuer régulièrement. Au-delà de 25 ans, la proportion de lecteurs devient inférieure à 30 %. Ces résultats révèlent que, dès l’adolescence, le taux d’abandon de la lecture des bandes dessinées est élevé. À 15 ans déjà, il y a presque autant de personnes qui se définissent comme « anciens lecteurs » de bande dessinée que de lecteurs effectifs.
Il est difficile de ne pas établir un parallèle entre cet abandon de la lecture de bande dessinée par près de la moitié des jeunes dès l’adolescence, et l’abandon, plus massif encore, de la pratique du dessin. Chacun sait que tous les enfants dessinent, sans exception. Quelques-uns seulement conservent une pratique du dessin à l’âge adulte, en amateurs ou en professionnels. Pour la plupart, le mode de communication linguistique supplante définitivement la communication graphique.
Si l’on souscrit à l’hypothèse formulée par Emmanuel Guibert selon laquelle « le dessin est une activité onanique, sans doute », alors tout se passe comme si cette activité devenait moins pressante à l’âge où s’éveille la sexualité et où la pulsion érotique se tourne vers d’autres objets.

Le dessinateur de La Guerre d’Alan et du Photographe a écrit un texte remarquable de sensibilité sur la pratique du dessin, petit. Il observe : « Sur cent pour cent d’enfants qui dessinent, quelques-uns constatent très tôt que cette activité leur convient – le mot est faible −, qu’elle leur plaît, qu’elle les emballe, qu’elle les bouleverse. Qu’elle est secourable. Qu’elle est un viatique contre la tristesse, pour la joie. Plus simplement, qu’elle fait du bien. » Ce sont ceux-là, sans doute, qui se tournent plus tard vers les métiers du dessin (illustration, bande dessinée, animation), pour ne pas se couper de cette joie.
La vocation de dessinateur se décide dans l’enfance. Guibert assure : « Je dessine encore aujourd’hui sous le coup de l’excitation éprouvée à dessiner enfant. Avant dix ans, le dessin m’a mis dans tous mes états. » Menu, lui, parle de la bande dessinée comme d’une « seconde langue », précisant : « il est probable que j’aie fait des bandes dessinées avant de savoir correctement lire et écrire. »

L’une des composantes essentielles du plaisir que prend le dessinateur à passer ses journées dans un tête-à-tête avec le papier (ou pour certains, désormais, l’ordinateur) tient dans cette perpétuation de vives émotions ressenties dans l’enfance, à la fois comme lecteur de bandes dessinées et, déjà, comme praticien. Joann Sfar en témoigne lui aussi : « Quand on était petits, (…) on a tous vécu quelque chose d’intime et de fort avec la bande dessinée. On croyait avoir été seul à ressentir ça, et un jour on a découvert que nous étions nombreux à avoir ressenti la même chose, chacun dans son coin. Alors on a partagé ce rêve-là, et on a conservé à son endroit une forme d’exigence, que nous exprimons chacun à notre façon. Ça s’alimente d’une nostalgie et ça crée une aristocratie. »

Nostalgie : le mot est lâché. Pour les lecteurs de bande dessinée – les plus nombreux – qui ont en quelque sorte appris à lire dans les récits dessinés, et qui en ont conservé le goût dans l’âge adulte, il est peu discutable que cette dilection comporte une forte composante nostalgique. Cette nostalgie s’attache avant tout à des personnages et à des univers par lesquels ils ont été fascinés, avec lesquels ils ont entretenu une relation d’intimité. Les retrouvailles avec ces mêmes personnages réactivant les mêmes affects, les lecteurs les plus passionnés ne peuvent accepter l’idée de cesser de les fréquenter. Benoît Peeters est frappé par la « volonté de faire revivre après la disparition de leur créateur des personnages fameux : Blake et Mortimer, le Marsupilami et bien d’autres. Comme si ceux dont l’enfance a été bercée par ces héros ne se résolvaient pas à les voir disparaître et s’efforçaient de prolonger leur existence, fût-ce sur le mode de l’ersatz. »

Réserve faite de ce phénomène de la reprise ou de la résurrection de personnages dont la carrière se poursuit bien après la défection de leur créateur d’origine, c’est la longévité des séries qui est frappante en soi. Dans les années 1980, les dessinateurs ont commencé à programmer des séries limitées, dont le terme était fixé d’emblée (cf. Les Passagers du vent de Bourgeon, Peter Pan de Loisel ou, dans l’espace anglo-saxon, Watchmen). Auparavant, la perpétuation d’une série aussi longtemps qu’elle avait du succès était de règle. Or, ce qui assurait la pérennité des faveurs du public, c’était précisément le fait que les adultes ne « lâchaient pas » des séries découvertes et aimées dans l’enfance mais continuaient à les suivre, à acheter rituellement les nouveaux épisodes. Les séries pour la jeunesse tendaient ainsi, avec le temps, à se transformer en séries « tous publics », transgénérationnelles. Une série qui traverse le temps s’alimente nécessairement de la nostalgie.
Menu encore : « Lourd, ô combien lourd est l’inconscient du gamin passionné et gorgé de BD depuis toujours que je suis ! Cette dimension que je n’ai pas su contrôler, c’est la nostalgie. Nostalgie d’univers découverts pendant l’enfance, bien sûr, mais nostalgie d’univers créés pendant l’enfance aussi. »

Pourquoi cette nostalgie demandait-elle à être contrôlée ? Parce que, dans le cas de celui qui fut longtemps la figure la plus emblématique de L’Association, elle entrait en conflit – ou du moins en tension – avec une volonté d’avant-gardisme. « Malgré l’intérêt que je porte à l’expérimentation sous toutes ses formes, je conserve un faible pour l’Aventure, la grande Aventure en bandes dessinées telle que pouvait m’y donner goût le journal de Spirou, qui fut ma bible durant toute mon enfance, ou les aventures de Tintin qui resteront peut-être toujours la bande dessinée idéale. » Et Menu de parler d’une « ambivalence pulsionnelle entre le besoin de détruire et le besoin de construire » − qu’il serait sans doute plus à propos de nommer besoin de préserver.

Pareille ambivalence ou ambiguïté n’est pas réservée aux créateurs désireux de secouer le cocotier de la bande dessinée de papa. Bien des lecteurs l’éprouvent aussi, quoique sur un mode plus passif. Férus de lectures « sérieuses » par ailleurs (philosophie, essais, ouvrages scientifiques, classiques littéraires…), ils cultivent le goût de telle ou telle série populaire de bande dessinée comme un jardin secret. Ils y retournent comme vers quelque chose d’enfoui au plus profond d’eux-mêmes, un trésor à préserver, non sans éprouver quelquefois un vague sentiment de culpabilité. Ils la chérissent sur le mode du « je sais bien que je suis trop vieux, mais quand même… » Ils s’avouent confusément le caractère régressif de leur addiction.
C’est bien cette fidélité, non au médium en général, mais à des formes de bande dessinée découvertes et aimées dans les plus jeunes années, des formes que l’on ne parvient pas à laisser derrière soi, à dépasser, qui renforce l’assimilation de la bande dessinée comme telle à une littérature d’évasion et qui a pu lui valoir d’être, en plus, soupçonnée d’infantilisme intrinsèque.
Mais peut-être la bande dessinée permet-elle justement, plus qu’aucune autre forme d’expression, de préserver un bien précieux, cette « part d’enfantin qui existe en chacun de nous » dont parle Pierre Péju, une part qui « résiste simultanément à la normalisation adulte et à l’infantile », et qui s’apparente, au fond, à une permission de rêver. « Nous habitons d’autant mieux le monde que nous l’habitons comme l’enfant solitaire habite les images », écrivait Bachelard dans La Poétique de la rêverie. Le philosophe parlait des fables que l’enfant se crée lui-même, des images qu’il se forme de la réalité, où se nouent le réel et l’imaginaire ; mais pour combien d’amateurs de bandes dessinées cette passion ne s’ancre-t-elle pas dans une enfance solitaire habitant les images imprimées et colorées ?

Cet attachement viscéral aux bandes dessinées aimées dans l’enfance, les dessinateurs sont, en tout cas, loin d’être les seuls à en témoigner. Entre cent témoignages, nous retiendrons celui de Vincent Bolloré, le PDG d’Havas. En 2008, il confiait au Figaro qu’il possédait un cahier bleu dans lequel il consignait tous les titres de bandes dessinées de son enfance, série par série. « Je reconstitue toutes les collections de ma jeunesse. Je ne m’intéresse qu’à ce que j’ai déjà lu, dans la forme où je l’ai lu. Il y a un côté proustien dans cette relecture, un émerveillement de mes jeunes années. » (cité dans Guilbert : 2011).
Le dessinateur José Muñoz utilise le même mot, lorsqu’il évoque « la sensation d’émerveillement perpétuellement renouvelé de case en case » ressentie enfant. Tandis que, petit, Olivier Josso, était happé par « la muette puissance d’évocation des cases ». À l’heure d’internet et des jeux vidéo, cette puissance d’évocation agit-elle encore de la même manière sur les jeunes générations, saturées d’images ? La question est posée, mais nous sommes, pour l’heure, impuissants à y répondre.

Dans cette magie de la bande dessinée qui opère sur l’enfant, la forme ne peut être séparée des contenus. Analysant les contes de fées, Péju écrit que « lorsque l’imagination s’empare vraiment du récit, elle ne peut que vouloir faire basculer l’ici vers l’ailleurs et inventer des êtres de passage, des passeurs et des procédés d’évasion ». Nous faisons l’hypothèse que le dessin est, en lui-même, un procédé d’évasion des plus puissants. Il est le lieu d’un passage, il assure la conversion du monde réel en un autre espace-temps qui le double, lui ressemble, mais s’en distingue aussi. Un monde épuré par les lignes, rendu plus lisible. Un monde qui a su s’affranchir de la plupart des pesanteurs physiques et des contraintes logiques. Un monde dans lequel je peux projeter mes pouvoirs, véritables ou imaginaires, en toute impunité.

Le dessin peut flatter ou agresser, rassurer ou déplaire. Tout dépend du style, et de la façon singulière dont celui-ci « résonne » en nous. Mais le psychanalyste Serge Tisseron a insisté sur la dimension rassurante, en elle-même, du dispositif propre à la bande dessinée, à savoir le multicadre avec ses « contenants multiples ». Selon lui, la bande dessinée « contient et rassure », elle s’offre à l’enfant comme « un espace privilégié où un psychisme mal établi dans ses propres limites trouve une confirmation et un renforcement ». Cependant, nous pouvons observer que les livres illustrés destinés à l’enfance obéissent le plus souvent à des configurations plus libres, avec des dessins à bords flottants ou perdus, une absence de cadres, des espaces plus indistincts ; les enfants n’en paraissent pas contrariés dans leur psychisme, les pédopsychiatres ne s’en alarment pas.

S’agissant de la magie spécifique des contenus, il y a lieu de distinguer entre différents genres de bandes dessinées.
Soit, tout d’abord, une certaine bande dessinée d’humour, caractérisée par la fantaisie désinvolte, l’invraisemblance, le grotesque. À la question « Quel livre vous a donné envie de faire de la bande dessinée ? », la dessinatrice Florence Cestac répond qu’elle achetait et lisait en cachette Pim Pam Poum, Pépito et Tartine Mariol. « C’était des histoires d’imbéciles heureux qui passaient leur temps à préparer blagues et farces, rigoler à longueur de journée, s’empiffrer de gros gâteaux volés et à s’endormir sous le croissant de lune. À l’époque, j’imaginais que la vie allait être comme ça. » Cette bande dessinée-là est une école de l’insouciance et de la « déconnade ». À l’instar du cinéma burlesque, elle illustre l’idée selon laquelle « le monde adulte que nous pouvions produire en restant enfants serait, fatalement, quelque chose comme la maladresse prolongée dans d’autres corps, les désastres promenés dans le monde des grands dont l’accès nous était encore interdit. » (Schefer : 1994)
Pour d’autres enfants, la lecture des bandes dessinées va de pair, au contraire, avec un certain esprit de sérieux. Figure médiatique de la grande distribution et longtemps sponsor du festival d’Angoulême, Michel-Edouard Leclerc voyait dans la bande dessinée « une petite case de rêve supplémentaire » mais surtout « un surcroît d’instruction (mais oui !), d’enthousiasme et de motivation. J’ai préféré parcourir le monde avec Marc Franval, Tintin, Marc Dacier et Corto Maltese plutôt qu’avec mon prof de géographie. J’ai appris la morale en combattant les méchants aux côtés de Lefranc, de Dick Tracy, de Tif et Tondu. Avec en plus (…) de réelles découvertes esthétiques, une culture de l’humour, de l’amitié, un intérêt soutenu pour l’histoire de France. » Comme le proclamait Antoine Roux en 1970 dans un livre manifeste, La Bande dessinée peut [aussi] être éducative, dispenser à la fois des bribes de savoir et des modèles comportementaux !

La bande dessinée d’aventures, dont la poétique repose sur un processus d’identification au héros, est de nature à générer ou à renforcer chez l’enfant certains fantasmes : le sentiment de puissance (le héros triomphe toujours), le sentiment d’impunité (le héros n’a pas à rendre compte de ses actes), le sentiment d’un temps − d’une jeunesse − qui ne passera pas (le héros ne vieillit pas), le sentiment, enfin, de pouvoir se débrouiller seul dans l’existence (le héros n’a pas de famille). Les deux derniers éléments cités sont caractéristiques de ce que Jean-Marie Apostolidès a nommé le mythe de surenfant, dont Tintin serait l’archétype. Le surenfant « unifie dans sa personne deux aspects opposés de l’existence, l’enfance et l’âge adulte ». Le concept « repose sur deux éléments : le refus de la famille, d’une part » (ce qui permet au surenfant de « s’inventer une famille selon son choix, c’est-à-dire une fratrie »), et « la mise en sourdine de la dimension temporelle, de l’autre. »
Comme le résume Benoît Peeters, le héros façon Tintin est « paré de toutes les puissances qu’on peut souhaiter à l’âge adulte, mais sans ascendance ni descendance, sans sexualité ». Apostolidès y insiste : « L’introduction de la sexualité dans cette saga obligerait l’auteur à accepter l’enfance, la maturité ou la vieillesse comme des étapes de la vie. Hergé serait contraint de placer la mort au cœur des aventures du héros. »
L’imagination de l’enfant lui permet aisément de s’identifier à cette figure « réconciliatrice », d’y puiser un capital de confiance en lui, tout en soupirant à part soi : « Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin ». De même, lecteur de comics américains, il peut tout aussi aisément s’identifier à un super-héros. La double identité de ce dernier facilite le processus : dans la vie, il est emprunté comme Clark Kent ou introverti comme Peter Parker (respectivement Superman et Spider-Man, au civil) ; mais il possède des pouvoirs que son entourage ignore.
On ajoutera que le personnage du surenfant n’ayant pas encore d’identité sociale (ou seulement une identité prétexte ; Tintin, après l’épisode inaugural des Soviets, n’exerce plus jamais son métier de reporter), il est chez lui dans tous les cercles de la société, il s’introduit partout avec la même aisance : milieux de l’art, du commerce, de la navigation, de la science, de la police ou de l’armée, cour royale… Aucune porte ne lui reste longtemps interdite.
Les jeunes héros aventureux (dont un exemple canonique, côté filles, serait la Little Orphan Annie de Harold Gray) traversent des péripéties qui témoignent d’un double héritage, qu’a analysé Harry Morgan. « À côté des littératures pour enfants, les littératures dessinées sont héritières du “roman populaire”, entendu dans un sens restrictif comme la littérature des fascicules et des feuilletons, dont les motifs narratifs récurrents sont l’avalanche de catastrophes, le coup de théâtre final, le méchant aux mille visages, le jumeau maléfique, la société secrète, le souterrain, l’homme que l’on croyait mort, la pauvre femme séquestrée comme folle, l’enquêteur subtil, le meurtre, la recherche et la punition du meurtrier, etc. » Au terme de cette énumération suggestive, l’auteur en arrive à cette remarque capitale : « Dans les littératures dessinées, les deux influences du roman populaire (au sens que nous venons de lui donner) et de la littérature enfantine se fondent, et c’est en réalité dans une version enfantine que sont remployés les motifs du roman populaire. »
Parmi ces motifs narratifs récurrents, chaque jeune lecteur en sélectionne quelques-uns qui, stimulant son imagination, deviennent des thèmes et figures de prédilection. Olivier Josso se souvient d’avoir été particulièrement fasciné par les fourbes et la dissimulation, les cachettes et passages secrets souterrains, les apparences et leur distorsion, le rapport à l’espace et au territoire...

Quelles lectures avons-nous faites, à quel âge, dans quel ordre, avec quelle fréquence, selon quel circuit d’approvisionnement ? Chacun de nous a eu une histoire singulière avec la bande dessinée. Mais chacun de nous a été un temps cet « enfant des livres d’images, celui qui peut se déplacer si vite d’une époque à l’autre, d’aventure en aventure, de pays en pays, d’un costume à l’autre » (Péju : 1997). Et si, devenu lecteur ou lectrice adulte, nous savons bien qu’aucun album ne nous rendra les années perdues, nous n’en ressentons pas moins que la bande dessinée nous offre une possibilité de « renouer avec un être au monde perdu depuis l’enfance », de le réactiver. C’est ce que Benoît Peeters appelle la « mnémotechnie spécifique de la bande dessinée ».
Dans le prolongement de cette part d’enfance, il faudrait sans doute, comme le suggère opportunément Jean-Christophe Menu, faire droit à « la part intrinsèque d’adolescence », tout aussi forte selon lui, et qui relèverait d’un « désir de rester à la marge » ; partant, de se délecter d’un art un peu inclassable, faiblement légitimé, rebelle aux critères du beau et du bon goût.

À la planche 155 de l’album Ici Même, œuvre conjointe de Tardi et Forest, Arthur Même veut rendre au gamin au béret l’album de Mickey et le trésor qu’il lui avait emprunté. Et l’enfant de répondre : « Non, garde-le… t’en as encore besoin, j’suis sûr… Moi, j’vais commencer à m’débrouiller sans… » Pour grandir, le gamin veut laisser derrière lui le livre qui, plus qu’aucun autre, symbolise son enfance (véritable trésor en effet). Mais celui-ci peut encore aider à grandir cet enfant attardé qu’est Même, lui donner un peu de la maturité et des illusions nécessaires pour affronter le monde.

Thierry Groensteen

Bibliographie

  • La Lecture des bandes dessinées, enquête réalisée par TMO Régions pour le Ministère de la Culture (DEPS) et la BPI, 2012.
  • Apostolidès, Jean-Marie, Tintin et le mythe du surenfant, Bruxelles, Moulinsart, 2003.
  • Bachelard Gaston, La Poétique de la rêverie, PUF, 196O. /Collectif, Jeux d’influences, PLG, 2001.
  • Groensteen, Thierry, Entretiens avec Joann Sfar, Les Impressions nouvelles, 2013.
  • Guibert, Emmanuel, « Le dessin, petit », in Monographie prématurée, Angoulême, L’An 2, 2006, p. 21-33.
  • Guilbert, Xavier, « La légitimation en devenir de la bande dessinée » Comicalités (en ligne), mis en ligne le 6 juillet 2011 ; URL : http://comicalites.revues.org/181
  • Josso, Olivier, Au travail (1), L’Association, 2012.
  • Leclerc, Michel-Edouard, Itinéraires dans l’univers de la bande dessinée, Flammarion, 2003.
  • Menu, Jean-Christophe, Journal d’une existence de bandes dessinées, mémoire de maîtrise d’Arts Plastiques, Paris I Saint-Charles, 1988 ; La Bande dessinée et son double, L’Association, 2011.
  • Morgan, Harry, Formes et mythopoeia dans les littératures dessinées, thèse de doctorat, Paris VII, 2008.
  • Peeters, Benoît, « La vie rêvée des cases fantômes », entretien, Philosophie Magazine hors série Spécial bande dessinée, sept. 2012, p. 92-96.
  • Péju, Pierre, La Petite Fille dans la forêt des contes, Laffont, [1981] 1997.
  • Schefer, Jean-Louis, article « Burlesque », in Bergala, Déniel, Leboutte (dir.), Une encyclopédie du nu au cinéma, Yellow Now, Crisnée, 1994.
  • Tisseron, Serge, Psychanalyse de la bande dessinée, Presses universitaires de France, 1987.

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