une histoire de la bande dessinée muette (2)
De Berlin à Shanghai
À la différence de la plupart des artistes cités plus haut, le dessinateur allemand Erich Ohser (1903-1944), formé à l’académie de Leipzig, a choisi la forme muette pour une série mettant en scène des personnages récurrents. Sa contribution à l’histoire de la bande dessinée se limite d’ailleurs à cette seule série : Vater und Sohn, publiée chaque semaine dans le Berliner Illustrirte Zeitung entre décembre 1934 et décembre 1937, et qui sera qualifiée par François Caradec de « chef-d’œuvre de grâce et d’ironie ». Ohser signe cette bande dessinée du pseudonyme de e. o. plauen (sans majuscules), Plauen étant le lieu où il a passé son enfance. Un premier recueil de 50 épisodes paraît dès 1935. Vater und Sohn devient rapidement aussi cher au cœur des Allemands (soumis à la dictature hitlérienne) que le Struwwelpeter ou encore Max und Moritz.
Le père et le fils désignés dans le titre sont les deux héros inséparables de la série. On ne leur connaît pas de nom, et il semble que leur relation père-fils suffise à les identifier, puisque la plaque posée sur la porte de leur maison annonce simplement « Vater und Sohn ». Ohser les représente dans des situations quotidiennes d’une grande banalité. Les repas, les jeux, le travail scolaire, les promenades, les fêtes d’anniversaire, les parties de pêche ou de chasse, les lancers de cailloux dans l’eau fournissent la matière de ses gags. Les bêtises du fils lui valent quelquefois de recevoir une fessée (dans la grande tradition du kid strip américain), mais le père n’aime rien tant que partager les plaisirs de l’enfant et sait se montrer aussi facétieux que lui. Quand son garçon le provoque en venant fumer sous son nez la pipe qu’il lui a empruntée, le père fait mine de ne pas s’en apercevoir, attendant qu’un haut-le-cœur récompense l’effronté. Certains épisodes font appel au surnaturel, en faisant intervenir un ange ou une sirène ; d’autres se signalent par leur dimension réflexive : ils mettent en jeu les talents de dessinateur du fils, ou encore jouent des miroirs et de leurs reflets quelquefois trompeurs. Au total, ce sont la familiarité et la malice des situations, ainsi que la profonde humanité du regard porté sur les personnages, qui font tout le charme de cette œuvre [1]. Le silence de Vater und Sohn est, en somme, celui de deux êtres « qui n’ont pas besoin de parler pour se comprendre ».
À la même époque, un illustrateur chinois du nom de Zhang Leping crée lui aussi un personnage de jeune garçon, mais qui n’a pas, lui, la chance d’avoir un père. San Mao est un vagabond qui vit dans l’indigence. Nez rond, côtes saillantes et trois cheveux sur le crâne, ce gosse des rues est facilement identifiable et suscite l’empathie. Il devint très vite connu de tous. Près de 1000 épisodes parurent dans la presse, distillés de 1935 jusqu’en 1986. Ils comptent chacun entre quatre et six cases. Première bande dessinée moderne en Chine, San Mao le petit vagabond est une bande dessinée entièrement muette, une collection d’anecdotes sympathiques, piquantes ou cruelles, qui recourt quelquefois à des pictogrammes visuels pour « traduire » des énoncés indispensables à la compréhension de la situation, et dont le décor comporte des banderoles et autres inscriptions sur les murs, dans les vitrines, etc. J’ignore si Zhang Leping a « inventé » le genre ou s’il a pris modèle sur des modèles occidentaux. [2]
Je mentionnerai ici, bien qu’elle soit postérieure, la série Nipper du Canadien Doug Wright (1917-1983), plus tard rebaptisée Doug Wright’s Family, parce que, à l’instar de Vater und Sohn, elle a pour thème l’éducation parentale. Ce strip hebdomadaire a été publié de 1949 à 1980, avec une popularité constante. Drawn & Quarterly en a publié trois recueils entre 2010 et 2012.
De Chaval à Quino
Après une éclipse de quelques décennies, l’histoire drôle sans parole, développée en une ou en quelques page(s), fera sa réapparition dans les années 1950 et 60. Cette résurgence est alors le fait d’humoristes tels que Bosc, Chaval ou Sempé, qui alternent les dessins uniques (légendés ou non) conformes à la tradition de la caricature, avec les séquences graphiques. Cette alternance se retrouve dans la majorité de leurs recueils publiés à cette époque. À propos de la bande dessinée, Sempé me déclarait en 1987 : « Je crois qu’il s’agit d’une discipline très éloignée de la mienne. Je cherche à condenser, alors que la bande dessinée allonge et joue sur la durée [3]. » Pourtant, le dessinateur du Petit Nicolas et de Monsieur Lambert est loin de s’être toujours tenu à cette règle. Prenons, à titre d’exemple, son recueil de 1972, Face à face. À côté de dessins uniques (single panel cartoons, selon l’expression plus explicite des Américains), on y trouve neuf histoires séquentielles, développées en 4, 7, 11, 12, 18, 23 ou 24 dessins. La totalité de ces séquences sont muettes (à l’exception d’une courte réplique qui ponctue l’une d’entre elles), alors que la grande majorité des dessins uniques repris dans ce même album sont, au contraire, légendés. Si l’histoire séquentielle se passe plus facilement de texte que le cartoon traditionnel, c’est assurément qu’elle relève d’une autre sorte de comique.
En étirant les situations humoristiques aux dimensions d’une saynète, Sempé y introduit quelque chose comme un suspense narratif. Le pacte sur lequel repose le genre permet au lecteur d’escompter une chute humoristique. Le propre d’une chute est de venir à la fin. Le gag, en l’occurrence, ne résulte plus d’une déflagration : il conclut un processus, et se renforce d’être différé ; son efficacité tient en partie à cet effet retard ‒ comme on peut le voir dans cette variation humoristique sur les Trois Mousquetaires.
Les dessinateurs d’humour français seront imités à l’étranger, notamment en Argentine, où Mordillo et surtout Quino en retiendront les leçons. Mundo Quino, le premier livre du futur auteur de Mafalda, était entièrement composé de dessins d’humour sans légendes. Influencé par Bosc (dont le travail paraissait en Argentine) et par Chaval, qu’il lisait dans Paris Match, Quino s’est affirmé depuis, au niveau international, comme l’un des champions de la séquence humoristique muette.
Il n’est que de consulter les recueils de ses dessins édités chez Glénat pour constater que l’Argentin ‒ avec, d’ailleurs, un bonheur inégal ‒ a poussé plus loin que ses prédécesseurs la sophistication de cet exercice bien particulier. Rompant volontiers avec la linéarité qu’on croyait consubstantielle à cette sorte de récit, Quino n’hésite pas à multiplier les lieux et les personnages, ni à introduire quelquefois d’importantes ellipses dans le cours de l’action, obligeant le lecteur à une attention soutenue et vigilante.
Aux États-Unis, le magazine Mad se révèle très ouvert à la pantomime. De nombreux contributeurs la pratiquent occasionnellement, à commencer par Sergio Aragonés, qui, à son arrivée à New York, en 1962, ne parlait pas un mot d’anglais et trouvait plus facile d’utiliser un langage purement visuel. La série muette la plus emblématique de Mad reste Spy vs Spy, qui se situe à mi-chemin entre ce que je nommerai plus loin la veine cartoonesque et la veine burlesque. L’affrontement sans merci entre les deux espions, l’un blanc, l’autre noir, métaphorique de la Guerre froide, s’est poursuivi sous la forme d’une double page mensuelle, d’abord sous le crayon du cubain Antonio Prohias (de 1960 à 1986), puis, après divers intérims, sous celui de Peter Kuper (depuis 1997), sans jamais faire usage d’un seul mot.
Silent strips
Pour d’autres dessinateurs humoristes français, l’incursion dans la bande dessinée devait s’inscrire dans un genre un peu différent et déjà fort balisé, celui du strip muet, de la série quotidienne donnant, aux lecteurs d’un journal, rendez-vous avec un personnage récurrent. À la fin des années 1940 et au cours des années 50, ces tentatives sont notamment le fait de Jean Effel (L’histoire du petit ange dans Le Patriote), Jacques Faizant (Hector et Philibert dans Bonjour Dimanche, M. Patraque dans La Vie catholique, L’invraisemblable M. Pluche dans Le Petit Canard), Moisan (Zoé dans Le Parisien), Mose (Roméo, dans une dizaine de titres), Piem (M. Pépin dans Le Figaro, Turlupin un peu partout), ou Trez (Jules dans Le Figaro), pour me limiter aux plus connus. Rêves et culbutes, de Maurice Henry (dans Le Figaro), se distingue par le fait que la série ne convoque aucun personnage stable.
On le constate : que ce fût pour des séquences à la manière de Sempé ou de Bosc, ou pour des séries quotidiennes comme celles que je viens d’énumérer, le flirt des humoristes et caricaturistes français avec la bande dessinée a presque toujours privilégié l’histoire sans paroles. Le mutisme semble bien être la condition qui autorise une continuité entre le dessin d’humour et la bande dessinée.
Le strip muet n’est pourtant pas une invention de caricaturistes égarés dans la bande dessinée, mais bel et bien un genre inscrit dans l’histoire intrinsèque du neuvième art depuis les années 1920 et 30. Le Suédois Oscar Jacobsson ouvre la voie dès 1920 avec Adamson (dont les éditions Stock publieront un recueil en 1929, et que les Américains connurent sous le nom de Silent Sam), mais le genre ne tarde pas à s’internationaliser. Il se répand notamment aux États-Unis (berceau du daily strip) avec Benny de James Carver Pusey (publié de 1929 à 1937) et Henry de Carl Anderson (1932), ainsi qu’en Angleterre, sans doute le pays qui produit le plus de séries de ce type (Tich, Colonel Up and Mister Down, Our Wilhemina, Boy Meets Girl, etc).
En France, la série la plus emblématique sera celle des Aventures du Professeur Nimbus, créée par André Daix en 1934 et poursuivie après la guerre par divers dessinateurs sous le pseudonyme collectif de Jean Darthel. Ce personnage lunaire, au crâne surmonté d’un unique cheveu en forme de point d’interrogation, descend en ligne directe d’Adamson, mais aussi de Pitche, une création du dessinateur d’origine lithuanienne Aleksas Stonkus. Publié dès mai 1931 dans Les Dernières Nouvelles d’Alsace, Pitche ‒ où la pantomime ne règne que par intermittence, la majorité des gags étant parlants ‒ s’est répandu progressivement dans de nombreux titres de la presse régionale, bénéficiant même d’une collection d’albums chez Hachette dès 1932. Nimbus enrichira le catalogue du même éditeur en 1936.
Jean-Claude Glasser a observé que « Daix travaille sur divers registres, depuis le gag conventionnel jusqu’au pur non-sens en passant par la chute poétique et le comportement cocasse par son illogisme même. Cette variété dans l’inspiration a probablement contribué fortement à la popularité de la bande [4] ». Il reste que, dans la conception même du personnage, Nimbus ne se distingue guère de ses prédécesseurs, ni de successeurs tels que M. Subito de Bozz, alias Robert Velter (1936), ou Ferd’nand du Danois Mik (1937).
Tous ces petits bonhommes sont des quinquagénaires, chauves, d’allure désuète, généralement célibataires, oisifs, ou alors changeant d’emploi selon les nécessités du gag. (En 1954, Max l’explorateur, du Belge Guy Bara, fera exception en arborant les signes extérieurs d’une profession stable, prétexte à le placer dans des décors et des situations exotiques.) Si leurs caractères respectifs manifestent quelques différences (pour autant que l’on puisse vraiment attribuer à chacun un caractère, la versatilité du comportement étant une conséquence presque inévitable du renouvellement quotidien du prétexte anecdotique), ces personnages n’en paraissent pas moins issus du même moule. Les échappées dans l’absurde ne suffisent pas à les extraire d’un contexte, qui est celui des situations quotidiennes les plus banales. Toutes ces séries ont, à mon sens, terriblement vieilli, et ces petits messieurs vêtus de noir nous paraissent aujourd’hui les pâles reflets d’un monde depuis longtemps révolu.
Peut-être même faisaient-ils déjà signe vers le passé à l’époque où ils furent conçus ? Préfaçant un recueil de Nimbus dans la collection "Copyright", Jean-Claude Glasser a écrit ces réflexions qui me paraissent pertinentes : « L’essor que connaît le genre au cours des années trente vient probablement d’une nostalgie des séries burlesques du cinéma muet... » Et, remarquant que la production de strips muets fut plus importante en Europe qu’aux États-Unis, Glasser ajoute : « Il est évident que pour une agence européenne (telle qu’Opera Mundi qui distribuait Nimbus et M. Subito, notamment) une bande muette est un matériel aisément exportable, tandis que les syndicates américains disposent d’un marché intérieur important qui ne confère pas à ce type de produit le même intérêt d’ordre économique. »
Bien que son apparence extérieure en fasse un proche cousin des bonhommes dont je viens de parler, le Professor Pi du Néerlandais Bob van den Born (1955-64, dans Het Parool) surclasse aisément tous ses concurrents ‒ auxquels il succède, il est vrai, à vingt ans de distance. Évoluant dans un monde absurde où il est tour à tour observateur et acteur, impassible et facétieux, le Professor a un don particulier pour renouveler les situations et les activités les plus convenues. S’improvise-t-il dompteur ? Il introduit sa tête, non dans les mâchoires d’un lion, mais dans celles d’une grue. S’il construit un château de plage, il le fait avec des briques et du ciment. Et lorsqu’un matelot lui montre fièrement la naïade qu’il s’est fait tatouer sur le torse, Pi réplique en relevant son tricot sur un tatouage à la Mondrian.
Pi est, à sa manière, un poète du quotidien, et des plus subversifs. Le trait de van den Born est souvent féroce. On a comparé cet artiste (né en 1927, illustrateur de formation) à Searle et à Steadman ; au petit jeu des références, j’ajouterais les noms de Grosz et d’Ungerer. Ses vignettes, fréquemment étirées aux dimensions d’une fenêtre bandeau panoramique, semblent destinées à accueillir une fresque grotesque, celle que composent les représentants d’une humanité veule, abrutie, déliquescente. Aux femmes du monde, aux généraux, aux artistes, son crayon prête l’allure de freaks dégénérés, aux corps chétifs, aux traits fuyants, au regard torve. Ce strip muet-là, que Wolinski nous permit de déguster naguère dans Charlie mensuel, est bien plus épicé que les fades plats nommés Nimbus, Subito ou Ferd’nand.
Je mentionnerai enfin un personnage facétieux d’allure résolument différente, apparu en Suisse en 1932. Mi-oiseau mi humain, il figurait une sorte de cacatoès vêtu de pantalons à carreaux et, plus tard, coiffé d’un béret basque. Globi, pour l’appeler par son nom, était né à l’occasion d’une campagne publicitaire célébrant les vingt-cinq ans des grands magasins Globus. Conçu par Ignatius Karl Schiele, il fut créé graphiquement par Robert Lips. Le choix d’un perroquet pour héros d’une série muette était quelque peu paradoxal ! Mais si les premières histoires de Globi étaient totalement dépourvues de texte, bientôt des vers rimés (dans la tradition germanique, celle de Max und Moritz) furent placés sous les images ou à côté d’elles. La carrière de Globi (flanqué depuis 1988 d’une compagne, Globine) se poursuit avec un succès jamais démenti : plus de soixante albums ont fait le bonheur du public helvétique depuis 1935. (Lips est décédé en 1975 ; à partir de 1980, Globi a été dessiné par Peter Hemzer.)
Le fantastique, deuxième terre d’élection du silence
Parmi les albums muets qui inaugurèrent l’ère moderne mais passèrent inaperçus, il faut faire état de Filipino Food, en 1972, du dessinateur de presse Ed Badajos, né à Honolulu. Publié par The Olympia Press, c’est un album au style psychédélique dont certaines séquences mêlent imagerie politique et religieuse. Badajos fut lié à la presse underground dans les années 1960-70 mais, en dépit de quelques histoires brèves disséminées ici et là (de Crumb, Moscoso ou Colwell, notamment), l’underground ne s’est pas vraiment emparé du pantomime strip.
Pour nombre d’amateurs, Arzach, de Moebius [5], fut perçu comme une œuvre révolutionnaire, au point de passer fréquemment pour le véritable acte de naissance de la bande dessinée muette. Cette perception atteste une évidente méconnaissance de la riche tradition antérieure, et tend d’autre part à réduire l’œuvre charnière qu’est réellement Arzach à une seule de ses caractéristiques, la plus immédiat : l’absence de texte, réduction qui masque les autres avancées esthétiques dont il faudrait aussi créditer cet album [6].
L’imaginaire d’Arzach ressortit au genre fantastique ; si elles n’ont pas eu le même impact historique, quelques autres histoires ont été réalisées dans les années 1960 et 70, qui témoignent de ce que la primauté accordée au visuel apparut alors comme un enjeu commun aux dessinateurs spécialisés dans le fantastique ou l’anticipation. Je citerai d’abord un récit en 12 planches de Raymond Poïvet, Allô ! Nous avons retrouvé M.I.X. 315 ! Il est vivant, dessiné dès 1964 mais publié seulement en octobre 1971, dans le No.5 de l’éphémère revue Comics 130. Exécutée au feutre, dans un style qui annonce celui de son futur album L’Échiquier cubique (Glénat, 1978), l’histoire semble suivre les méandres du délire dont souffre un astronaute à bout de forces, que des collègues viennent récupérer sur une planète hostile. Certains motifs (la végétation étrange, le singe géant) ont dû impressionner Moebius ‒ qui signait la couverture de ce même numéro ‒ puisqu’on les retrouvera, suffisamment reconnaissables, dans Arzach.
Interviewé par Jean-Pierre Dionnet, Poïvet expliquait qu’en dessinant cette histoire, il avait voulu rompre avec une conception à ses yeux trop littéraire de la bande dessinée : « Je crois que le scénario est une survivance du XIXe siècle, celle du roman-feuilleton. Pour moi une bande dessinée ce ne sera jamais ça. Elle doit être pensée graphiquement. » Il précisait pourtant : « J’ai donc eu envie d’images sans texte, mais j’avais une petite idée derrière la tête : montrer cette histoire à des scénaristes pour leur faire mettre un texte [7]. »
Cette déclaration contient les germes d’une confusion que Moebius se plaira à entretenir : l’absence de texte y est plus ou moins explicitement assimilée au rejet du scénario. Or, on ne saurait tenir les deux choses pour équivalentes. Tout au contraire, il importe de distinguer les trois instances que sont le récit, le scénario et le texte. Représenter une séquence cohérente d’événements ‒ comme le font chacun des quatre chapitres d’Arzach, considérés séparément ‒ revient à proposer un récit. En ce sens, Arzach est, sans conteste, une bande dessinée narrative. Pour autant, elle n’obéit pas nécessairement à un scénario. Qu’est-ce, en effet, qu’un scénario ? Un état provisoire d’une œuvre en cours d’élaboration, dont il a pour fonction de permettre l’avènement ; un document programmatique, ou encore, pour reprendre l’image proposée naguère par Benoît Peeters, une chenille appelée à devenir papillon [8]. Or, tout récit ne connaît pas nécessairement cette phase d’élaboration préalable. S’agissant de bande dessinée, un auteur complet (travaillant sans l’aide d’un scénariste) peut se laisser porter par ce que Poïvet appelait la pensée graphique, et improviser le déroulement de son récit à mesure qu’il le dessine. C’est cela, et rien que cela, qu’il faut entendre lorsque Moebius parle d’Arzach comme d’une « bande dessinée sans scénario » [9].
Ce n’est pourtant pas à l’occasion de cet album que l’auteur est allé jusqu’au bout de sa volonté affichée de trouver une forme graphique d’écriture automatique. Arzach, en effet, est une œuvre trop concertée : son organisation en chapitres, sa mise en page, la technique mise en œuvre ne relèvent pas d’une esthétique de la spontanéité. Je suis même convaincu que la fascination exercée en son temps par cet ouvrage tient pour une grande part à la perplexité du lecteur quant aux principes qui le régissent. Les signes patents d’un travail minutieux et concerté contredisent le caractère « improvisé » et apparemment vain d’un récit déconcertant, de sorte qu’on est porté à supposer l’existence d’une clé qui permettrait d’en décrypter le mystère (symboliquement désigné par un titre au sémantisme indéchiffrable et à l’orthographe incertaine). Arzach requiert une lecture spéculative, tout en préservant jusqu’au bout son caractère d’œuvre au statut indécidable. En un mot, cet album est une sorte de Myst sans solution ‒ les amateurs du célèbre CD-Rom de jeu me comprendront.
D’autres récits de Moebius, plus courts, se sont approchés davantage de cet idéal de « bande dessinée automatique » (au sens des surréalistes). Je songe en particulier à Rock City et à Absoluten Calfeutrail, l’un et l’autre repris dans l’album intitulé La Déviation. L’auteur a lui-même souligné : « Absoluten Calfeutrail est très représentatif d’une période où je cherchais une grande liberté de dessin en travaillant directement à l’encre, sans crayonné ni scénario préconçu [10] ». Déclaration intéressante en ce qu’elle met l’accent sur la liberté de dessin plutôt que sur la liberté narrative, tout en faisant de celle-ci l’une des conditions de celle-là. L’absence de « scénario préconçu » est du même ordre que l’absence de crayonné : il s’agit de réunir les conditions d’émergence spontanée du dessin, sans aucune autre détermination que celle des images précédentes, dessinées en amont [11]. Moebius, une fois encore, ne mentionne pas expressément, au nombre de ces conditions, l’absence de texte. C’est qu’aussi bien la présence d’un texte n’est pas antinomique avec la plus grande liberté graphique, dans la mesure où il est toujours possible de rajouter des compléments verbaux dans un deuxième temps, sur des images déjà là (comme le suggérait Poïvet).
Du strict point de vue de l’histoire de la BD muette, Arzach se signale certes par son amplitude ‒ c’est, après He Done Her Wrong, de Milt Gross, la deuxième expérience du genre étendue aux dimensions d’un album ‒, mais surtout par le fait que le mutisme cessera, à partir de ce moment, d’être une possibilité réservée à la seule bande dessinée d’humour. L’« histoire sans paroles » révèle enfin sa foncière plasticité, celle d’une forme narrative susceptible d’être investie par des contenus nettement différenciés.
Ce n’est cependant pas le fait du hasard si le fantastique s’affirme, après l’humour, comme sa deuxième terre d’élection ‒ ainsi que l’attestent les travaux de Poïvet, Moebius, ou encore Caza [12]. Le genre fait appel à des mécanismes proches de ceux du rêve, dont la nature est essentiellement visuelle. Sa dimension onirique le conduit à privilégier, comme ressort narratif, le principe de la dérivation permanente : figures, lieux et motifs se transforment incessamment, par glissements et métamorphoses, faisant de l’instabilité une règle. Les épisodes narratifs se déduisent ainsi les uns des autres selon la méthode des associations libres, en suivant le cours d’une pensée graphique ou, dans le meilleur des cas, d’un inconscient graphique. Purs spectacles, ces bandes dessinées répugnent à la parole, qui réduirait leur puissance évocatrice en les ancrant dans un sens univoque. Par ailleurs, le silence renchérit, par lui-même, sur l’étrangeté d’univers improbables et envoûtants.
Quand le verbe se fait image
Langage composite, la bande dessinée s’est fait une spécialité de convertir l’acoustique en verbal (ce sont les onomatopées) et de proposer des traductions graphiques de phénomènes sonores ou immatériels. Il existe un catalogue plus ou moins constitué de ces idéogrammes : une scie entamant une bûche = ronflement, une ampoule électrique = idée subite, une tête de mort, une hache ou une volaille déplumée = insultes graves, etc. Pour un dessinateur, il est tentant, au moins à titre d’exercice de style, de généraliser ce procédé, et de systématiquement traduire en dessins tout ce qui relève du verbal.
Ainsi se définit une variante particulière de l’histoire « muette », en vérité fort éloquente, où le dialogue est remplacé par des pictogrammes situés au-dessus de l’image ou dans les phylactères. Les années 1980 ont été relativement prodigues de ces sortes de tentatives d’iconicisation intégrale de la bande dessinée. Je citerai notamment (sans prétendre, là non plus, à l’exhaustivité), plusieurs épisodes du beau western italien Ken Parker, de Giancarlo Berardi et Ivo Milazzo, une pochade de Francis Masse inspirée par le sabotage du Rainbow Warrior (dans Le Lynx No.7, sept. 1986), ou encore les albums Soirs de Paris, d’Avril et Petit-Roulet (Les Humanoïdes Associés, 1989), et Flip in Paradise, d’Eric Cartier (Rackham, 1990) [13].
Benoît Peeters a fait remarquer que « loin de dissimuler l’absence du langage, le procédé la souligne ironiquement, remplaçant un système convenu par un code paradoxal [14] ». Aussi ce renchérissement par la substitution prend-il toute sa saveur dans des « situations de langage » particulières, comme en témoigne chacun des exemples cités à l’instant. La satire de Masse vise ainsi les débats parlementaires, dénonçant par l’absurde leur prolixité supposée. Chez Avril et Petit-Roulet, les pictogrammes ne remplacent que des propos convenus, conversations de salon aux phrases toutes faites auxquelles ils se substituent sans perte. Et tel épisode particulièrement réussi de Ken Parker [15] nous donne à voir la version indienne d’une histoire marseillaise typique ; la prolifération de plus en envahissante des pictogrammes matérialisant les proies censément abattues par les chasseurs constitue une visualisation savoureuse de la rhétorique de l’exagération.
Le devenir de la bande dessinée ne passe évidemment pas par un bannissement progressif du texte au profit de semblables procédés iconiques. Lorsqu’ils sont convoqués, ceux-ci ne visent à rien d’autre qu’à la production, ponctuelle, d’effets humoristiques.
La nouvelle BD muette
Pour conclure ses réflexions sur « l’image sans voix », Benoît Peeters écrivait : « Si séduisant soit-il, le pari de l’absence de texte ne peut pourtant que déboucher à long terme sur une limitation narrative. Et, de même que le cinéma muet était loin d’être toujours un cinéma visuel, cette nostalgie d’une pureté graphique ne conduit pas automatiquement à un accroissement de spécificité [16]. »
Conclusion peut-être un peu rapide, que semblent avoir eu à cœur de démentir les réalisations les plus récentes. De plus en plus nombreuses, elles ne laissent pas d’étonner par la diversité de leur inspiration, et de séduire par leur contribution au renouvellement du neuvième art.
Peeters avait en revanche fort justement identifié l’une des raisons de cette récente floraison de récits muets, pour la plupart signés de jeunes auteurs travaillant pour des éditeurs alternatifs [17]. Ces artistes partagent une volonté d’explorer les ressources spécifiques au langage de la bande dessinée, et de rompre avec les modèles dominants qui empruntent aux canevas les plus éculés de la littérature populaire ou qui s’épuisent à singer une rhétorique cinématographique. Pour la plupart, le dessin est, au sens plein, une écriture ; et c’est cette conviction qui fonde le pari consistant à lui confier le soin de véhiculer seul le projet narratif.
Il ne faut pas se dissimuler que des raisons plus prosaïques peuvent également motiver ce choix. Ainsi, les auteurs de la jeune bande dessinée se voulant presque tous des auteurs complets et renonçant, de ce fait, à recourir aux services d’un scénariste, il est compréhensible que certains se sentent moins à l’aise avec les mots et choisissent de s’en passer, autant que faire se peut.
Par ailleurs, si l’auteur de bande dessinée a longtemps été un autodidacte (sauf exception), nous avons maintenant affaire à des dessinateurs qui, pour nombre d’entre eux, sont issus d’écoles d’art. La familiarité acquise dans ces écoles avec des techniques telles que la lithographie ou la gravure, qui se prêtent mal aux inscriptions linguistiques, la pratique de l’illustration et de l’image unique sous ses différentes formes, induisent une nouvelle approche de la bande dessinée, dont l’aspect plastique, dès lors, est quelquefois exhaussé au détriment de la dimension narrative.
Après Arzach, quelques autres albums avaient, en Europe, ouvert la voie à cet engouement pour la narration purement visuelle. Je songe en particulier à telles œuvres de Guido Crepax (La Lanterne magique, Glénat, 1979), Ana Juan et Gordillo (Requiem, Bhopal, 1985) ou encore Keko (Magic glasses, 1986). L’album de Crepax, et ses 96 planches de fantasmes érotiques inspirés à Valentina par une séance d’onanisme, reste à ce jour la seule bande dessinée muette à thématique sexuelle [18]. Le fantasme est cousin du rêve en tant qu’il procède, lui aussi, par dérive et association. La Lanterne magique peut donc être rattachée au courant fantastique. Le thème du voyeurisme, chacun s’en souvient, était d’ailleurs loin d’être étranger à Arzach.
Pour ne pas être trop long, je ne m’attarderai pas aux deux ouvrages espagnols, qui ne semblent d’ailleurs avoir exercé aucune influence particulière sur les travaux ultérieurs.
Il ne me sera pas davantage possible de commenter ici en détail les trop nombreuses bandes dessinées récentes entrant dans le champ de cette étude [19]. Plutôt que de les passer individuellement en revue, je me propose d’essayer de distinguer les lignes de force de cette production, partagée entre six ou sept grands courants d’inspiration. Je ne me dissimule pas ce que pareille tentative de classification entraîne nécessairement de simplification abusive ; si les catégories que je vais énumérer correspondent à des projets artistiques essentiellement différents, elles sont loin d’être étanches et admettent chacune autant de modulations qu’elles concernent d’auteurs.
La veine fantastique , pour commencer par une tendance déjà mentionnée, ne chasse plus guère sur les terres du récit sans paroles. Plus florissant que jamais, le fantastique est redevenu depuis une dizaine d’années l’un des visages les plus familiers de la bande dessinée populaire ; elle ne s’écarte plus guère d’une imagerie conventionnelle, et ressasse jusqu’à satiété les lieux communs de l’heroïc fantasy.
À l’inverse, certaines séquences de l’album esthétisant de Denis Deprez Les Nébulaires (éd. Fréon, 1996 ; l’album n’est muet que par intermittence) relèvent d’un fantastique spécifiquement graphique, au sens où il est engendré par la métamorphose permanente des figures.
Le Croate Danijel Zezelj, dont les derniers ouvrages (édités par Mosquito) sont en majorité sans paroles, développe, lui, un fantastique politique, en abordant des thèmes tels que la spéculation immobilière (Babylone, 2013) ou le totalitarisme (Industriel, 2012).
La tradition la plus ancienne, celle de la veine satirique , ne s’est jamais démentie. On doit noter que les meilleurs auteurs d’histoires humoristiques en une planche, de Franquin à Bretécher, ont tous produit une certaine quantité d’épisodes muets, où les ressources traditionnelles de la pantomime sont mises au service d’un humour acide, grinçant ou macabre. Reiser avait peint l’Afrique en une centaine de planches muettes hilarantes (cf. les albums La Vie au grand air et Tam-Tam), dont a été tirée une série de brefs dessins animés pour la télévision. C’est à cette tradition que l’on peut rattacher les travaux sans paroles de Jean-Christophe Menu, qu’il s’agisse de Meder (Futuropolis, 1988) ou de son “Patte de mouche” intitulé Omelette.
Mais s’il fallait désigner, parmi les dessinateurs satiriques d’aujourd’hui, celui qui a fait de l’histoire sans paroles sa spécialité, on ne saurait nommer personne d’autre que Stéphane Blanquet. L’éditeur de Chacal puant et de La Monstrueuse sème dans ses propres revues et dans nombre d’autres de courts récits macabres et oppressants, condamnant au mutisme des créatures pathétiques aux prises avec un quotidien vaguement kafkaïen. Certaines de ses histoires utilisent en outre la technique du silhouettage, s’apparentant à un théâtre d’ombres.
Une variante particulière de l’humour, actuellement peu fréquentée, est la veine burlesque . Poussant à son paroxysme ce « comique de catastrophe » déjà en germe, il y a plus d’un siècle, chez Wilhelm Busch, le dessinateur allemand Sperzel a donné dès les années 1980 quantité de récits muets délirants au mensuel humoristique d’Outre-Rhin Kowalski. Suivant le principe de la réaction en chaîne, un incident déclenche, dans chacune de ces histoires, une impressionnante série de gags cataclysmiques, dans un délire qui va crescendo.
C’est un peu la même mécanique qu’utilise l’oubapien Étienne Lécroart dans son délirant Et c’est comme ça que je me suis enrhumée (Seuil, 1998), qui revisite toute l’histoire de l’humanité pour arriver à une conclusion dérisoire, et montre, en passant, que les extraterrestres nous ont régulièrement rendu visite sans parvenir à se faire remarquer.
La veine cartoonesque est beaucoup plus fréquentée. On peut en effet placer sous le signe d’une référence commune aux techniques de l’animation un ensemble de travaux qui se signalent par un dessin schématique, une action très morcelée et un casting zoomorphe. Cette référence était particulièrement explicite dans le Squeak the mouse, de Mattioli (2 volumes chez Albin Michel, 1984 et 1992), savoureuse parodie dans laquelle des funny animals de dessins animés occupent les emplois de films pornographiques ou gore. Si les onomatopées y prolifèrent, c’est moins le dialogue qui paraît faire défaut dans ces pages que la musique, ingrédient essentiel au genre. Le refoulé de l’univers d’un Chuck Jones ou d’un Tex Avery ne serait pas seulement le sexe et l’horreur, mais aussi bien le silence.
Dans certains de ses épisodes, la série Frank de l’américain Jim Woodring (publiée sous forme de comic book chez Tundra depuis 1992, reprise en album par Fantagraphics, et publié en France par L’Association) apparaît comme une version atténuée de Squeak the mouse. Cependant, Woodring n’est pas moins proche de Moscoso que de Mattioli ; son chat évolue dans une sorte de Wonderland psychédélique, où les maisons affectent la forme de toupies ou de courges, et dont le graphisme même (couleurs flashantes ou pointillisme névrotique) accentue l’inquiétante étrangeté.
Bien que la manière en soit moins directement référentielle, c’est néanmoins dans cette même catégorie cartoonesque que je rangerais certains albums parus aux éditions du Seuil sous la signature de Fabio (L’Œil du chat en 1995 et Du plomb dans l’aile en 1996) et de Lewis Trondheim (La Mouche, 1995). Si le félin filiforme de Fabio est une sorte de cousin dégingandé de Felix the cat, l’album de Trondheim n’est pas, quant à lui, sans faire songer à une version amplifiée de « La Vie d’une mouche », histoire muette en quatre planches de Mandryka, qui figure dans l’album Le Type au reuri (Albin Michel, 1987).
Le bel album Space Dog (Rowohlt, 1993 ; Seuil, 1998), du dessinateur allemand Hendrik Dorgathen, n’est pas assimilable aux œuvres précitées, en raison d’un design graphique moderniste et anguleux, aux antipodes des courbes moelleuses qui caractérisent le style cartoon. Je le mentionne cependant ici parce que l’aventure de ce chien errant capturé par la Nasa et envoyé dans l’espace, est empreinte d’humour et relève du genre animalier.
Une spécificité de la bande dessinée sans paroles, qui m’apparaît comme sa variante illustrative voire décorative, serait ce que je propose d’appeler la veine chorégraphique . Les dessinateurs qui s’en réclament cherchent moins à développer un récit qu’à jouer avec la position des figures dans l’espace de la page, leurs déplacements et combinaisons variées, le rythme induit par leur répétition. Une partie du travail du jeune dessinateur américain Chris Ware ‒ les planches de Quimby The Mouse et les avatars du personnage patatoïde en vedette dans le No.3 de l’Acme Novelty Library ‒ semble correspondre à cette définition. En France, l’auteur qui s’en rapproche le plus serait le graphiste Pierre Clément, notamment dans sa série des Souris publiée en 1992-93 chez Méphistopoulos, mais on pourrait aussi citer Mister O de Lewis Trondheim. Quoique de façon plus indirecte, on peut aussi rattacher à la veine chorégraphique le comic book de Ricardo Delgado publié chez Dark Horse : L’Ère des reptiles. Sur une trame narrative des plus minces, l’ancien storyboardeur organise un festival de dents, de griffes, d’écailles et de couleurs, humanisant les expressions physionomiques de ses dinosauriens pour les mettre à portée de notre compréhension, sinon de notre sympathie.
Lorsque le dessin se fait plus suggestif que descriptif, plus allusif que dénotatif, le récit graphique muet peut sembler relever d’une veine poétique, cousine du courant fantastique. Je songe ici à une bande dessinée de vingt pages de Lorenzo Mattotti, L’Arbre du penseur (Amok, 1997) [20], qui semble peuplée de fantômes et revêt une dimension onirique ou méditative. Je citerai aussi, bien qu’il soit d’une qualité graphique très inférieure, le petit album de Rich Tommaso Rollercoaster : Science and nature (Fantagraphics, 1997), sorte de poème visuel rythmé où s’entrecroisent plusieurs filons thématiques, tels que l’enfance, l’univers médical, le sexe ou les oiseaux. Le passage d’un motif à l’autre est systématiquement fondé sur une analogie de forme.
Reconnaissons enfin que les histoires de Thomas Ott méritent à elles seules qu’on identifie l’existence d’une veine noire . Ce dessinateur d’origine suisse alémanique est, avec Fabio, l’un des seuls à privilégier la forme muette dans l’ensemble de sa production [21]. Chez lui, le silence se fait oppressant et participe pleinement d’une dramaturgie de l’effroi.
Je le repète, ces diverses tendances ne sont pas exclusives mais peuvent au contraire être associées. La Clef des champs, de Killoffer [22], m’apparaît ainsi comme relevant à la fois du poétique et du fantastique ; le Dracula d’Alberto Breccia (Les Humanoïdes Associés, 1993) participe de la veine satirique non moins que de la veine noire ; Gon, le manga de Masashi Tanaka (Casterman, 1995), se situe à mi-distance du fantastique et du satirique, tandis que l’album d’Anna Sommer Remue-ménage (L’Association, 1996) propose une synthèse originale entre les tendances satirique, poétique et chorégraphique.
La diversité et la qualité de ces œuvres démontrent suffisamment que loin de déboucher sur une « limitation narrative » ou de constituer nécessairement une mutilation, le choix de la bande dessinée muette conduit souvent à un renouvellement ou un approfondissement de genres par ailleurs nettement différenciés. Il s’agit bien d’une tendance de fond de l’écriture moderne en bande dessinée.
L’œuvre la plus ambitieuse qu’elle ait inspirée récemment est sans doute The System de Peter Kuper, comic book publié en trois numéros chez DC en 1996, et compilé en un recueil de 104 pages l’année suivante [23]. Chronique de la vie new-yorkaise, The System entremêle de nombreux thèmes tels qu’une élection présidentielle, le meurtre d’une stripteaseuse, un trafic de drogue impliquant des policiers, le piratage informatique, le racisme ordinaire et les scandales politico-sexuels. Du yuppie au détective privé, du chauffeur de taxi indien au jeune roller coiffé de son walkman, toutes sortes de personnages se croisent, souvent en s’ignorant, dans cette fresque complexe, aux ambitions proprement romanesques. La circulation des billets verts est le leitmotiv qui unifie les différentes séquences, Kuper montrant que la cupidité constitue le principal ressort du « Système » ‒ comme le résume cette main qui brandit une poignée de dollars sur une affiche barrée du slogan Just go for it !
Si la narration proprement dite est entièrement muette, sans aucun recours aux dialogues ni aux récitatifs, des inscriptions verbales apparaissent pourtant sur les publicités, les enseignes, les journaux et les écrans d’ordinateur, participant de la grande rumeur de la Cité. De nombreux procédés procurent au narrateur une parfaite ubiquité. La ville étant truffée d’écrans de télévision, n’importe quel événement d’abord montré en direct peut céder la place à sa propre citation sous forme d’image visionnée dans un tout autre lieu. Kuper affectionne aussi la reprise dans deux images consécutives d’un même détail représenté en gros plan, un élargissement du cadre révélant a posteriori que la répétition du motif matérialisait en réalité un changement de lieu et de scène. Une autre transition récurrente est la répétition d’un même geste ‒ comme dans le roman de Kundera L’Immortalité ‒ effectué à l’identique par deux personnages différents. Notons enfin la métamorphose progressive de certains motifs, tels ces notes de musique qui se transforment en oiseaux ou encore ce filet de sang qui se mue en reflets du couchant. Comme pour beaucoup d’autres œuvres citées au cours de cette étude, le mutisme contraint ici l’auteur à faire assaut d’ingéniosité dans les articulations de son récit. Kaléidoscope d’images à l’ambition impressionnante, The System est une réussite majeure qui atteste de la maturité atteinte par la narration graphique muette en tant que système.
Deux événements ont contribué à donner une plus grande visibilité à la bande dessinée muette. Le premier fut la parution, au tournant du siècle, de l’énorme anthologie concoctée par l’Association Comix 2000. Elle réunissait quelque 324 auteurs de 29 pays différents, tous ayant livré une contribution muette, ce qui supprimait les problèmes de traduction et permettait aux 12 000 exemplaires imprimés d’être diffusés partout. En plus d’être une sorte de radiographie de la bande dessine indépendante internationale, Comix 2000 fit la démonstration de l’universalité du dessin comme langage narratif à part entière.
Le second fut le couronnement du très bel album de Shaun Tan Là où vont nos pères (éd. Dargaud) au festival d’Angoulême en 2008 comme meilleur album de l’année, tous genres confondus. L’année suivante, le livre retenu comme meilleur album serait Pinocchio, de Winshluss, où le texte occupe très peu de place.
Les auteurs qui se sont essayés au muet ne se comptent plus, de Mathieu Bonhomme (L’Âge de raison, 2002) à Jason (Dis-moi que tu m’attends, Chhht !, Des morts et des vivants...), de Beb Deum (La Théorie des dominos, 1997) à Vanoli (Giboulées, 2002), de Guy Delisle (le dyptique Aline et les autres, 1999, puis Albert et les autres, 2001) à Erik Kriek (Gutsman), d’Eric Lambé (Ophélie et les directeurs des ressources humaines, 2000) à Pieter de Poortere (Boerke ; en France : Dickie), de Pierre Schelle (La Théorie du chaos, 2001) à Nicolas de Crécy (Prosopopus, 2003) et bien d’autres.
L’histoire de la bande dessinée a retenu que c’est le refus par René Goscinny d’un épisode du Concombre masqué qui avait amené Mandryka à quitter Pilote et à fonder, avec la complicité de Bretécher et Gotlib, L’Écho des savanes, qui allait marquer l’éclosion de la « nouvelle presse » vouée à la BD adulte. Le père d’Astérix avait été choqué par la vacuité apparente de ces dix planches, annoncées comme Une histoire sans titre, au cours desquelles le Concombre ne faisait rien d’autre que d’ensemencer son jardin et d’y regarder pousser les rochers. Or, si ce récit minimal avait fait scandale, il y a fort à parier que son mutisme n’y était pas étranger. Il s’agissait en effet d’une histoire à peu près muette, trois phrases seulement étant échangées entre le Concombre et son ami Chourave (l’une à la planche 6, les deux autres dans la dernière planche). On le constate aujourd’hui, les planches de Mandryka étaient bien, à cet égard, fondatrices d’une tendance qui irait se développant rapidement dans la bande dessinée moderne ; et ce qui hier encore pouvait scandaliser n’étonne désormais plus personne.
Thierry Groensteen
Ces articles initialement parus dans Neuvième Art Nos.2 et 3 en 1997-98 ont été revus avant d’être repris ici et quelques oublis ont été réparés.
[1] Les éditions Warum ont publié en juin 2015 une intégrale de la série.
[2] Voir le recueil San Mao le petit vagabond, publié aux éditions Fei en 2013.
[3] Thierry Croensteen, « Entretien avec Sempé », Les Cahiers de la bande dessinée, No.78, nov.-déc. 1987, pp. 50-58. Citation p. 55.
[4] Jean-Claude Classer, « Le professeur Nimbus, ou tempête sous un poil d’interrogation », préface à l’album Les Aventures du Professeur Nimbus, Futuropolis, "Copyright", 1985, n.p. On se reportera aussi à la notice « Bande muette », du même auteur, dans L’Encyclopédie des bandes dessinée, Albin Michel, 1979 et 1986.
[5] Publié en chapitres dans les quatre premiers numéros de Métal hurlant, Arzach parut en album en 1976.
[6] J’ai rappelé ailleurs la position pionnière d’Arzach par rapport au développement de la technique de la couleur directe dans la bande dessinée française. Cf. « La séduction picturale » in Couleur directe (collectif), Kunst der Comics, Thurn, 1993, pp. 7-71.
[7] « Raymond Poïvet », interview par Dionnet, Comics 130, No.5, Futuropolis, octobre 1971, pp. 15 et 28. Pour plus de détail sur le récit muet de Poïvet, lire l’article de Philippe Lefèvre-Vakana, « À la recherche d’un chef-d’œuvre de Raymond Poïvet », en ligne sur NeuvièmeArt2.0, hiver 2011. URL : à la recherche d’un chef-d’œuvre de raymond poïvet
[8] Cf. Benoît Peeters, « Une pratique insituable », Revue de l’Université de Bruxelles, 1986/1-2 : Autour du scénario, pp. 5-14.
[9] Cf. l’éditorial de Métal hurlant No.4, 4e trim. 1975. Ce texte se termine par les lignes souvent citées : « Il n’y a aucune raison pour qu’une histoire soit comme une maison avec une porte pour entrer, des fenêtres pour regarder les arbres et une cheminée pour la fumée... On peut très bien imaginer une histoire en forme d’éléphant, de champ de blé, ou de flamme d’allumette souffrée ». Il a été repris dans le tome 2 des Œuvres complètes de Moebius (Les Humanoïdes Associés, fév. 1981), en tête du dossier intitulé « La bataille d’Arzach » (pp. 9-15) ‒ compilation d’extraits de presse parus lors de la première édition d’Arzach. Notons encore que pour Les Yeux du chat, livre entièrement muet illustré par Moebius, l’existence d’un scénario est avérée par le fait qu’Alexandro Jodorowsky en est crédité.
[10] Cf. « Introduction par Moebius », in La Citadelle aveugle, Les Humanoïdes Associés, 1989.
[11] Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « Improvisation », Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, en ligne sur NeuvièmeArt2.0, mars 2014. URL : improvisation
[12] Cf. par exemple Sanguine, histoire dessinée en 1977, reprise en ouverture de l’album Arhhê, Les Humanoïdes Associés, 1982.
[13] Pour les années 2000, on retiendra en particulier les albums de François Ayroles dans la collection "Mimolette" de l’Association : Les Parleurs (2003), Les Penseurs (2006), Les Lecteurs (2009).
[14] Case Planche récit, comment lire une bande dessinée, Casterman, 1991, p. 89.
[15] Je ne connais cet épisode muet de 20 planches que sous son titre espagnol : La luna de la magnolia en flor, l’ayant découvert dans le No.61 du magazine ibérique Cimoc (1986). Un autre épisode muet figurait au sommaire du No.53 sous le titre Soleado. Sur l’ensemble de la série, je me permets de renvoyer à mon étude « Ken Parker, ou l’Ouest à visage humain », Les Cahiers de la bande dessinée, No.71, sept-oct. 1986, pp. 65-69.
[16] Case planche récit, op. cit., p. 89.
[17] Le phénomène apparaît dans toute son ampleur lorsqu’on considère le catalogue de la collection "Patte de mouche", mini-livres de 24 pages édités par l’Association. Sur les trente premiers titres de la série actuelle, on n’en compte pas moins de dix où n’apparaît aucun texte, soit les Nos.5, 10, 11, 13, 15, 19, 20, 25, 29 et 30, respectivement signés François Ayroles, Fabio, Lewis Trondheim, Jean-Christophe Menu, Jochen Cerner, Martin Tom Dieck, Thomas Ott (2 titres), Killoffer et Blanquet.
[18] Dans le registre érotique, mention pourrait aussi être faite des travaux de Barbe, en particulier des séquences composant l’album Cinéma, Faiseur d’Images, 1976, dont une réédition augmentée, en deux volumes (Cinéma 1 et 2), sortit chez Glénat en 1982. Les jeux graphiques de Barbe ne sont pourtant pas à proprement parler narratifs, de sorte qu’ils ressortissent plutôt à l’illustration séquentielle (chorégraphique, au sens défini plus loin) qu’à la bande dessinée.
[19] Note de 2015 : ce texte date de 1998, le nombre de bandes dessinées muettes publiées depuis est évidemment considérable et ne sera pas pris en compte ici. La présente étude ne vise pas à interroger les évolutions les plus récentes. Je renvoie aux autres articles du dossier, qui proposent des aperçus complémentaires.
[20] Ce récit était paru sans titre dans Talkings Heads, revue publiée par Vertige Graphic, qui ne connut qu’un seul numéro en 1994.
[21] Lire l’article que lui consacre Marion Lejeune dans le présent dossier.
[22] Ce remarquable petit album a connu une première édition hors commerce en 1993, réservée aux adhérents de l’Association, avant d’être repris dans la collection "Patte de Mouche" sous le numéro 29.
[23] Édition française : Le Système, éd. de l’An 2, 2004