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à la recherche d’un chef-d’œuvre de raymond poïvet

Philippe Lefèvre-Vakana

[hiver 2003, rev. 2011]

On aurait tort de cantonner Poïvet à sa création la plus célèbre : Les Pionniers de l’Espérance. Pour bien cerner ce dessinateur, il faut s’intéresser à ses séries dites annexes, à des bandes moins connues, mais qui sont aussi les plus personnelles. Si Poïvet a effectivement dominé la bande dessinée française des années 1950, c’est à partir des années 60 qu’il atteint le sommet de son art ; il va alors s’épanouir pleinement, montrer toute l’originalité et la modernité de son graphisme.

Dans le numéro 5 (octobre 1971) du prozine Comix 130 paraissaient les 12 planches de Allô ! Nous avons retrouvé M.I.X. 315 ! Il est vivant. Nous allons le sauver !! (ci-après : M.I.X.) [1]. Cette courte bande dessinée avait tout pour surprendre et être remarquée : absence de scénariste, absence de texte et de véritable histoire, recherche dans le découpage et les cadrages, une totale liberté d’exécution… une œuvre RÉVOLUTIONNAIRE ! [2]
Le faible tirage de cette revue explique en partie que l’histoire soit passée inaperçue. C’est une création marginale dans la production de Poïvet, mais c’est une œuvre indispensable pour comprendre l’art de cet artiste et c’est, à notre avis, une œuvre majeure de l’histoire de la bande dessinée.

datation

La création de M.I.X. remonterait à 1964 selon Comix 130 et à 1968 selon Miroir du fantastique No 4, où cette bande est décrite comme étant en préparation. Faute de souvenirs précis de Raymond Poïvet, une recherche s’imposait.
Pour dater cette œuvre, il serait extrêmement hasardeux de se baser sur le seul style du dessin, d’abord parce que la nature expérimentale de cette histoire rend son écriture graphique différente de celle des travaux de commande du même artiste, ensuite, parce qu’à cette période, son évolution graphique, bien que déterminante, ne s’est pas faite de manière brutale. Une piste plus intéressante est de tenir compte des techniques employées.

Poïvet changea souvent de matériel et de technique. M.I.X. est encré au feutre. Seuls les détails précis, comme les visages et les mains, sont tracés à la plume. Cette méthode très particulière correspond à une période bien déterminée de son œuvre. C’est en juin 1965, en effet, qu’apparaît pour la première fois, sur un de ses dessins publiés, cet encrage au feutre, quasi hérétique ! Jusque-là, seule l’encre de chine, au pinceau ou à la plume, était utilisée. Cette nouvelle technique est employée historiquement pour la toute première fois sur la planche 13 de L’Organisation XXX, un épisode des aventures de Guy Lebleu, sur scénario de Jean-Michel Charlier. Cette association feutre/plume sera délaissée fin 1965, la plume étant alors remplacée par des feutres fins.
On peut donc en déduire que M.I.X. a été dessiné en 1965, avant la reprise des Pionniers de l’Espérance, en juillet 1965.

Pour affiner la datation, on peut s’intéresser à l’emploi du temps de Poïvet. Il faut se rapeler qu’à l’époque, considéré comme « le meilleur dessinateur français », il était très sollicité et débordait de travail. Impossible pour lui, faute de temps, de se lancer dans des recherches personnelles. Mais, fort opportunément, sa bibliographie fait apparaître un « trou » au cours du premier semestre 1965. Poïvet cesse de dessiner Mam’zelle Minouche [3]. P’tit Gus et les mystères s’interrompt au bout de 9 planches seulement, en raison de l’arrêt prématuré du magazine Chouchou [4]. Quant aux Pionniers de l’Espérance, ils sont suspendus en attendant la nouvelle formule du journal Vaillant. Durant cette période, la production de Poïvet se limitait à Guy Lebleu pour le journal Pilote.

Cet emploi du temps moins chargé aura permis la conception de M.I.X., probablement en vue de sa publication dans le nouveau Journal de Pif, qui débute en juillet 1965 et qui publiait précisément des récits complets en 12 pages.

nouvelle vague

En 1965, cela fait déjà plusieurs années que Poïvet se plaint de la médiocrité des scénarios, du manque d’innovation et de recherche dans la bande dessinée. Chacun ne faisait alors qu’exploiter les habituelles séries d’aventure ou d’humour, sans véritable renouvellement depuis « l’Âge d’or » américain des années 1930. Ce conformisme répondait sans doute à la nécessité d’être publié dans des revues qui s’adressaient alors exclusivement aux enfants.
Cette apathie de la bande dessinée est d’autant plus sensible que de leur côté, la littérature, le cinéma, la peinture et la musique connaissaient une créativité nouvelle et foisonnante.
Les seuls événements marquants en BD, à cette époque, sont la publication en album de Barbarella, par Jean-Claude Forest, et la création de clubs d’études sur la bande dessinée. Le « Neuvième Art » allait bientôt être à la mode, mais pouvait-on admettre ce mode d’expression comme un Art, alors qu’il était plus entre les mains d’artisans que de créateurs ?

visualisation

En 1963, Poïvet avait écrit et dessiné un épisode des Pionniers [5] qui cherchait déjà à se démarquer des poncifs habituels en intégrant des idées métaphysiques.
Son rejet de la narration traditionnelle conduisit Poïvet à imaginer une bande conçue à l’envers : commencer par les dessins puis définir une histoire et enfin écrire les dialogues.

Mais faire de la bande dessinée sans fil conducteur s’avère impossible ; il existe nécessairement un scénario ou plus exactement un sens. Nous pouvons interpréter M.I.X. comme étant les rêves ou les souvenirs de cet homme qui s’évanouit dans le premier strip.

Au-delà des événements qui se déroulent, des éléments notables sont : les souvenirs / la mémoire, les rêves / les fantasmes, les chutes, une fin indéfinie − d’ailleurs, est-ce vraiment la fin ? − les courses poursuites, les évanouissements − inconscience ou disparition − et… la mort. Autant d’éléments qui seront repris et développés ultérieurement dans Nefertari (1975) [6], L’Échiquier cubique (1983) et, dans une moindre mesure, Opus 4 (1985).

Une fois les dessins achevés, Roger Lécureux et Jean-Michel Charlier proposèrent un texte [7]. Ceux-ci, dans la mesure où ils conservaient une forme traditionnelle, ne pouvaient correspondre avec la modernité de M.I.X. Poïvet les rejeta.

En réalité, cette inversion dans le processus de création avait pour but de réaliser une bande dessinée conçue pour le dessin pur, le jeu des cadrages, du découpage, de la mise en page. Une sorte de poème graphique. Cette mise en valeur du dessin ne pouvait être perturbée par des phylactères − qui ont toujours gêné Poïvet − ou par un texte narratif.
Il s’agissait d’opposer une bande dessinée visuelle, œuvre d’un créateur d’images, à la bande dessinée habituelle, fondée sur l’anecdote.

En 1965, il n’existait pas encore de revues ouvertes à ce genre d’essai. Poïvet ne chercha pas à le publier. À quoi bon faire paraître M.I.X. dans Vaillant, le journal de Pif, ou dans Pilote, le journal d’Astérix ? Il était trop tôt ! Les lecteurs n’auraient probablement rien compris.
Poïvet avait travaillé pour sa propre satisfaction et le regard de quelques amis et confrères. Il montrait régulièrement ces pages et les citait en exemple pour une redéfinition de la bande dessinée : une bande dessinée qui ne serait pas une « histoire illustrée » ! [8]

Libéré de l’assujettissemment aux scénaristes et à leur découpage, Poïvet a réalisé avec M.I.X. un admirable travail de technique narrative, en utilisant pleinement les possibilités offertes par la bande dessinée. Aucune autre tentative n’aura été aussi loin.

On y trouve une grande diversité de plans, plongées, contre-plongées, gros plans, panoramiques, images successives en travelling avant (premier strip) et en champs-contrechamps. Plus des « effets spéciaux » créés pour l’occasion, comme ces images mêlées et superposées suggérant un fondu enchaîné ou des troubles de la vision, et cette autre image distordue : les visages déformés de la dernière planche. La mise en page aussi est variée, les images alternant en forme et en taille.

S’il s’agit effectivement d’une démonstration, ce n’est nullement un catalogue. Aucun des effets recensés n’est gratuit, tous sont à leur place. M.I.X. est d’autant plus réussi que nous n’y trouvons pas les défauts de beaucoup d’expériences graphiques qui fleurirent à la fin des années 60 et au début des années 70 : mises en pages illisibles, effets complaisants ou systématiques.

Liberté et innovation se retrouvent aussi dans la nouvelle écriture graphique de Poïvet, qui laisse apparaître les traits de construction, les hésitations, les repentirs, comme s’il n’y avait pas eu de crayonné. Même les cadres sont esquissés ! On sent bien avec quel enthousiasme Poïvet dessina ces planches.

M.I.X. démontre les possibilités qu’offre le médium BD, mais surtout le talent et l’imaginaire si longtemps bridés de l’auteur. Tout y est nouveau, imaginatif et extraordinaire.

évolution

Poïvet est un dessinateur qui maîtrise parfaitement son art. Tout ce qu’il fait paraît facile. Ce n’est qu’une apparence. Pour une image qui semble banale, il lui est arrivé d’accumuler des pages de croquis préparatoires.
Certaines constantes se retrouvent tout au long de sa production : l’élégance, la légèreté, la sobriété et un encrage très jeté, loin du tracé bien propre de certains.

Pendant les années 1950, son dessin souvent teinté de Modern Style (que nous retrouvons aussi dans M.I.X.) était d’une virtuosité impressionnante. Ses dessins hyperréalistes au lavis faisaient l’admiration de tous ses confrères. Il était alors unanimement considéré comme un « maître ».

Progressivement, à partir de 1962, et de manière plus nette vers la fin 1965, son dessin devient plus esquissé ; il essaye de retrouver la spontanéité du croquis, l’état de grâce du premier jet.
L’encrage au pinceau devient sec, sans pleins ni déliés, haché. Cette manière étonnante d’utiliser le pinceau explique que le passage au feutre soit peu perceptible sur les reproductions imprimées. Son dessin très architecturé et l’absence de détails donnent parfois aux personnages l’aspect de mannequins.
Ce graphisme très original déroutera bien des lecteurs qui n’y verront qu’un travail « bâclé ». C’est probablement ce qui conduira Poïvet à une relative disgrâce.

La voie choisie par Poïvet, ce graphisme inachevé, d’un accès difficile, qui n’est pas fait pour « épater » ni pour montrer une habileté supérieure, n’était pas la plus facile. Il ne cherche pas en priorité à faire un dessin expressif ou violent. Ses recherches se concentrent sur le trait, la matière, l’éclairage et la composition. Le dessin pour le dessin. Une tentation vers l’abstraction.

C’est à partir de Nefertari, et jusqu’à sa retraite, que son dessin devient plus fouillé. Les décors retrouvent leur importance. Poïvet joue subtilement avec les effets de matière et de lumière, les personnages retrouvent une plus grande humanité.

Si la période 1965-1975 fut marquée par l’utilisation nouvelle du feutre, celle qui va de 1975 à 1989 l’est par l’exploitation intensive du stylo bille.
Cette évolution graphique prit des directions divergentes en fonction de la nature des histoires. Dans des séries comme Guy Lebleu et P’tit Gus, les décors sont omniprésents, alors qu’ils sont souvent absents ou simplement suggérés pour M.I.X. et les Pionniers, suivant que l’histoire se veut réaliste ou fantaisiste.

reproduction

Poïvet fut le premier à utiliser les outils les moins « nobles », comme le feutre et plus tard le stylo bille, les feutres de couleurs destinés aux enfants, le papier machine et la photocopie… du simple matériel de bureau. Un peu par provocation, un peu par anticonformisme, mais surtout parce que l’outil lui importait peu et qu’il aimait expérimenter d’autres techniques.

Dès la création de M.I.X., Poïvet joue avec les différentes matières, grisés, effets charbonneux et flous que permet l’usage du feutre. Ces effets, tout comme les traits extrêmement fins et nuancés du stylo bille, sont difficiles à reproduire. Le résultat imprimé est terriblement décevant en comparaison des originaux (exception faite de la très bonne restitution dans Comics 130).

Le dessin de Poïvet n’est pas fait pour plaire, il n’est pas non plus conçu en fonction de sa destination. Ces attitudes semblent s’opposer aux valeurs populaires et commerciales : un bon dessin est celui qui plaît au plus grand nombre et qui fait vendre. Mais Poïvet ne cherche pas le succès à tout prix. Pour cela, il lui suffisait de conserver son dessin virtuose de la fin des années 50. Il cherche, dans la mesure du possible, compte tenu des contraintes et des délais, à se satisfaire, lui.

Exception faite de M.I.X. et de quelques autres bandes, ce créateur singulier s’est contenté d’être un illustrateur (trop) respectueux des scénarios qu’on lui proposait.
C’est le découpage pesant des Pionniers de l’Espérance qui a laissé croire à certains qu’il n’était qu’un illustrateur égaré dans la bande dessinée. M.I.X. prouve le contraire !

Plus que pour tout autre dessinateur, pour apprécier pleinement l’art de Poïvet, il faut savoir faire abstraction de la responsabilité du scénariste. Et il faut voir les dessins originaux.

une bande dessinée exemplaire

Par l’exemple de son travail, par son attitude de créateur libre, par ses propos sans cesse répétés pour dénoncer le manque d’innovation, par ses encouragements aux dessinateurs « différents », en particulier au jeune Philippe Druillet, Poïvet a ouvert la voie d’une bande dessinée « nouvelle ».

Malgré le peu de réactions suscitées par la publication de cette expérience dans Comix 130, cette bande aura été remarquée au moins par une personne : Moebius (Jean Giraud), qui était justement l’auteur de la couverture de cette même publication [9]. Il s’en souviendra quatre ans plus tard. En effet, Arzach, son œuvre phare, initiée en 1975 dansMétal hurlant, est directement inspirée de la bande de Poïvet. Poïvet, qui admirait Giraud, n’aurait jamais accusé celui-ci de plagiat. Pourtant les similitudes sont plus que troublantes, les emprunts sont flagrants !

Il y a d’abord le concept d’une bande dessinée sans texte et sans véritable histoire. Puis le contexte qui est le même : une planète indéfinie à une époque indéfinie. De nombreux éléments et situations sont repris : le singe géant, la végétation tentaculaire, les habitations troglodytes aux ouvertures circulaires, les oiseaux-montures, l’arche en ruine… On retrouve même cette étrange sensation d’un monde qui se meut au ralenti.
Que se soit consciemment ou inconsciemment, il est évident que, lorsqu’il a créé Arzach, Moebius est allé chercher dans sa mémoire les pages de M.I.X. On ne peut que regretter qu’il n’ait jamais reconnu s’être inspiré de cette création de Poïvet. Il ne s’agit nullement question ici de remettre en cause le talent de Moebius, juste de rétablir une vérité historique.

Sans conteste, Poïvet fut l’un des innovateurs et des théoriciens de la bande dessinée moderne. Avec cet essai graphique, il a affirmé que la bande dessinée pouvait être un Art. Une œuvre de cette qualité aurait dû faire le tour du monde et passionner dessinateurs et historiens (c’est ce qui s’est passé pour Arzach). Malheureusement, elle ne fut rééditée qu’une fois, confidentiellement [10].

On peut aussi regretter que Poïvet ait abandonné si vite la création purement visuelle. Mais c’est l’exploration qui l’intéressait, pas l’exploitation d’une veine.
Dans les deux œuvres personnelles qu’il publia ensuite, L’Échiquier cubique et Opus 4, c’est la recherche scénaristique qui l’a préoccupé, il a cherché à exprimer sa vision du monde. Toutes deux furent des échecs commerciaux.

Entre 1975 et 1985, alors que la bande dessinée était à la mode, que certains dessinateurs devenaient de véritables « stars » adulées par les fans, Poïvet était quasi absent. Son choix de travailler, à cette époque, pour Larousse (L’Histoire de France en BD, La Découverte du monde, L’Histoire de la Chine), l’a éloigné des feux des projecteurs, des supports valorisants qu’étaient les journaux Pilote, Métal hurlant et (À Suivre).

Il faut se rappeler qu’en 1975, alors que ses expériences graphiques auraient été les bienvenues, Poïvet avait déjà soixante-cinq ans. Il préféra la sécurité du travail pour Larousse, plutôt que l’aventure.

Il était peut-être trop tard pour lui, aussi laissa-t-il la gloire à d’autres.

Philippe Lefèvre-Vakana

Ce texte est paru dans Le Collectionneur de bandes dessinées No.98 en 2003. Il a été légèrement augmenté et remanié en 2011.

[1M.I.X. était accompagné d’une passionnante entrevue avec Jean-Pierre Dionnet.

[2] Nous reproduisons dans le présent dossier l’intégralité de ce récit complet.

[3Mam’zelle Minouche est un strip quotidien paru dans L’Humanité de 1962 à 1964, sur un scénario de Roger Lécureux.

[4] Cette série était scénarisée par Rémo Forlani, sous le pseudonyme de Nick Filderman.

[5Les Forbans de l’espace, dans Vaillant No 879 (18 mars 1962) à 933 (31 mars 1963), 55 planches. Récit réédité dans Phénix Nos.3 et 4.

[6Nefertari, récit en 13 planches dans l’esprit de M.I.X., est paru dans L’Écho des savanes No 23 en 1976.

[7] Seul le texte de Lecureux a été retrouvé.

[8] Il est intéressant de constater qu’en 1966, Jean-Claude Forest poursuivait une démarche expérimentale opposée dans Plexus No 9, avec un roman-photo démontrant qu’un récit en images ne passe pas forcément par le dessin.

[9] D’autres dessinateurs avaient remarqué cette bande. Franquin en parla avec admiration dans le fanzine Falatoff : « C’est un grand dessinateur, Poïvet ! Remarquable ! Il a dessiné une histoire fantastique, sans parole, avec des animaux extraordinaires, avec une influence d’Alex Raymond assez nette ! Il a inventé des appareils, des mondes, des univers incroyables ! » Cf. Falatoff No.12-13, nov.-déc. 1972, p. 48.

[10M.I.X. a été réédité dans Raymond Poïvet, publication d’hommage parue aux Éditions Européennes et Agence APAR en 1992. La reproduction y est de mauvaise qualité.