improvisation
Le travail du dessinateur de bande dessinée s’accomplit presque toujours sous l’impulsion et le contrôle de l’instance programmatique que l’on appelle le scénario. Quelle que soit la forme prise par ce document prescriptif, il s’agit de le servir au plus près, au plus juste, en évitant les « sorties de piste ». Dans la bande dessinée classique, l’image se trouve donc assujettie à un dessein narratif, et sa réalisation procède de la création sous contrainte.
Pour le dessinateur, l’improvisation apparaît comme une alternative à cette procédure habituelle. Entreprendre une page de bande dessinée, ou un récit plus long, en se laissant porter par le dessin même, en obéissant à ses suggestions, en faisant porter à conséquence les « accidents du crayon » (pour reprendre une expression d’Hergé), c’est – au risque de se perdre, ou de n’arriver nulle part – reconquérir une forme de liberté.
L’image cesse alors d’être serve et redevient motrice.
[Mars 2014]
Le travail du dessinateur de bande dessinée s’accomplit presque toujours sous l’impulsion et le contrôle de l’instance programmatique que l’on appelle le scénario. Quelle que soit la forme prise par ce document prescriptif, il s’agit de le servir au plus près, au plus juste, en évitant les « sorties de piste ». Dans la bande dessinée classique, l’image se trouve donc assujettie à un dessein narratif, et sa réalisation procède de la création sous contrainte.
Pour le dessinateur, l’improvisation apparaît comme une alternative à cette procédure habituelle. Entreprendre une page de bande dessinée, ou un récit plus long, en se laissant porter par le dessin même, en obéissant à ses suggestions, en faisant porter à conséquence les « accidents du crayon » (pour reprendre une expression d’Hergé), c’est – au risque de se perdre, ou de n’arriver nulle part – reconquérir une forme de liberté.
L’image cesse alors d’être serve et redevient motrice.
Au vrai, les deux méthodes ne sont pas nécessairement exclusives. Il arrive fréquemment qu’elles se succèdent dans le temps, l’une prenant le relais de l’autre. Au stade de l’invention, l’auteur peut aligner les croquis, se lancer d’emblée dans une improvisation graphique. Les brouillons inachevés de Tintin et l’Alph-Art en donnent un émouvant témoignage. Puis vient le moment où cette matière première, où ce foisonnement originel vont être repris, mis en forme, et se structurer dans un scénario, un découpage, dont il ne faudra plus dévier.
L’étude des manuscrits originaux de Töpffer montre que l’histoire proprement dite est presque toujours précédée par quelques pages de caricatures et de croquis représentant des personnages, des animaux, des scènes diverses, et que ces pages liminaires participent du processus de germination de l’œuvre à venir. Grâce à ses griffonnages, Töpffer s’approprie l’album, apprivoise et assouplit sa plume, se plonge dans un bain d’idées graphiques. Dans cette effervescence, il n’est pas rare qu’on reconnaisse a posteriori des éléments dont l’histoire aura tiré parti, voire la figure du héros lui-même.
Autant qu’on sache, les histoires en estampes du précurseur genevois se développaient au fil de la plume, à partir d’un canevas assez lâche. Lors de la reprise de ses brouillons en vue de leur publication au moyen du procédé autographique, Töpffer procédait à nombre de suppressions, d’ajouts et de retouches. À cet égard, le manuscrit de l’Histoire d’Albert est un cas extrême : il comporte jusqu’à trois couches de corrections de dessins collées les unes sur les autres.
La place laissée à l’improvisation dans le processus de création est le privilège de celui qui est à la fois dessinateur et écrivain. Ainsi que l’écrivait Benoît Peeters (1988 : 41), « telle est en effet l’irremplaçable chance du véritable auteur complet : loin d’illustrer un scénario préalable (ce scénario fût-il le sien propre, comme c’est par exemple le cas chez Jacobs), il invente sur la page même un récit qui, d’emblée, prend la forme d’une bande dessinée. Texte et image ne constituent pas deux moments de l’élaboration, ils naissent simultanément, la main glissant de l’un à l’autre sans bien s’en rendre compte. »
Pour s’obliger à aller de l’avant sans possibilité de repentir, Fred avait une méthode particulière. « Quand je dessine, je travaille au fur et à mesure des cases, je ne fais pas un crayonné général de la page. Dès que j’ai fait une case, je la termine complètement, je ne peux plus revenir en arrière. À moi de me débrouiller pour arriver à la fin. » Et le dessinateur de Philémon ajoutait : « Quand je me réveille le matin et que je ne sais pas ce qui va se passer, j’ai hâte d’aller à ma table à dessin pour le savoir. »
L’improvisation était beaucoup plus répandue autrefois, quand la bande dessinée était principalement un produit de presse et que le public était moins exigeant quant à la structuration des intrigues. La désinvolture du feuilletoniste « à la petite semaine » éclate, par exemple, dans les aventures de Zig et Puce, qu’Alain Saint-Ogan livrait à la rédaction du Dimanche-Illustré sans trop savoir où son inspiration l’entraînait. Le récit va très vite, charrie nombre de stéréotypes, et le fil qui relie les pages les unes aux autres est quelquefois des plus ténus. Mais on pourrait faire les mêmes observations sur une grande partie de la production de bande dessinée française de la première moitié du XXe siècle, élaborée par des amuseurs dont la seule ambition était de divertir et qui faisaient flèche de tout bois. Sauf exceptions, ce n’est qu’à partir du moment où les créateurs de bande dessinée se sont considérés comme des auteurs de livres qu’ils ont commencé à accorder tous leurs soins à la construction des récits, l’objet livre impliquant des notions de clôture et de pérennité qui modifiaient quelque peu la donne.
L’improvisation a pu, au fil de l’histoire de la bande dessinée, revêtir des formes variées.
Un cartoonist comme Herriman, qui broda pendant plusieurs décennies des variations à l’intérieur du même microcosme et autour d’un schéma actantiel récurrent, attaquait souvent sa page du dimanche de Krazy Kat sur une simple idée de départ qu’il regardait germer.
Dans un autre genre, il y eut, aux beaux jours de l’underground, les « jams » improvisées collectivement. Les dessinateurs de Zap (Crumb, Shelton, Clay Wilson, Moscoso, Griffin, Williams, Spain) s’amusaient régulièrement à dessiner des pages tous ensemble, et cette pratique s’étendit ensuite à la quasi-totalité des dessinateurs du mouvement (avec parfois des « invités » comme Harvey Kurtzman).
On peut dire qu’il existe nécessairement une part irréductible d’improvisation dans la conduite d’une série sur le long terme, dans la mesure où aucun auteur n’est capable de préméditer, au stade de la création initiale, quels développements l’univers fictif qu’il met en place sera appelé à connaître, quels personnages prendront de l’importance, etc. Certains personnages secondaires se sont même imposés à leur créateur, jusqu’à supplanter les héros en titre : ainsi Popeye, pour Segar, ou Nancy, pour Bushmiller. Et René Goscinny prit l’heureuse initiative de « ressusciter » les Dalton (sous la forme de cousins leur ressemblant à s’y méprendre) imprudemment éliminés par Morris à la fin de la douzième aventure de Lucky Luke, Hors-la-loi.
On peut aussi, jusqu’à un certain point, estimer qu’il entre de l’improvisation dans le geste du dessinateur qui exécute directement ses cases à l’encre, sans en passer par le stade du crayonné. L’encrage consiste généralement en une relecture et une mise au net d’un dessin déjà composé avec soin et relativement (voire très) précis. Mais chez un Baudoin, par exemple, le dessin s’invente pinceau à la main, de sorte que les traces déposées sur le papier ont d’emblée un caractère définitif : on ne peut pas les gommer (même s’il est toujours possible d’utiliser un correcteur pour masquer un trait malheureux, ou de recommencer une image défaillante).
Une forme particulière de semi-improvisation est la création collective revêtant la forme (inventée et ainsi nommée par les surréalistes) d’un cadavre exquis. On en connaît plusieurs exemples dans la bande dessinée, l’un des plus célèbres étant The Narrative Corpse (New York, Raw Books, 1995) auquel 69 dessinateurs ont contribué, sous la supervision d’Art Spiegelman et de Robert Sikoryak. Chaque participant devait faire avancer le récit en dessinant trois nouvelles cases, et n’était autorisé à connaître que les trois cases créées par l’artiste précédent.
Quant à la bande dessinée abstraite, dans la mesure où elle représente un au-delà − ou un en-deçà − de la narration et de la figuration, elle ne connaît pas le scénario : le dessinateur tend à se laisser porter par le jeu des formes, des rythmes, des couleurs. (Dans certains cas, pourtant, il peut obéir à certaines formes de préméditation.)
Inventeur de la notion de multicadre – qui désigne l’espace compartimenté de la bande dessinée –, Henri Van Lier insistait déjà sur sa force imageante. Le multicadre est une matrice qui suscite presque automatiquement des contenus, il a une puissance d’entraînement intrinsèque. « Non seulement il accueille des images, mais les suscite, et pas n’importe lesquelles. Imagé et imageant, comparateur et substitutif, comme tout multicadre, il engendre impérativement des transformations, soit au sens large de changements à l’intérieur d’une forme, soit au sens strict de passages d’une forme à une autre, ou catastrophes. » (1988 : 5)
Si le dessinateur a commencé par tracer sur le papier une grille composée de petits carrés juxtaposés, n’importe quel dessin ébauché dans la première de ces cases devient ipso facto le point de départ d’un récit potentiel qui ne demande qu’à se développer dans les cadres subséquents, par le jeu des enchaînements et des métamorphoses. De nombreuses pages des carnets de Chris Ware montrent ce processus à l’œuvre.
Le sketchbook est d’ailleurs, pour bien des artistes, le lieu par excellence de l’improvisation. On peut le considérer à la fois comme un laboratoire et comme une sorte de journal intime graphique où tout ce qui passe par la tête peut être jeté sur le papier, sans guère de censure. Certaines pages y relèvent du dessin automatique, d’autres de l’observation la plus aiguë. Chez Crumb, des personnages aussi marquants que Mr Natural, Angelfood McSpade et le Snoid sont nés d’un trip d’acide et leurs premières histoires ont été crayonnées directement dans les carnets avant, pour certaines, d’être reprises à tête reposée sous la forme traditionnelle de planches de bande dessinée. Chez Moebius, le carnet est devenu, dans la dernière période, le lieu même de l’élaboration entière des œuvres improvisées, dans leur version d’emblée définitive, que le dessin en fût jeté, rapide, sketchy (les six volumes d’Inside Moebius) ou bien, au contraire, minutieux, détaillé, virtuose (40 Days dans le désert B).
Crumb, Moebius : les noms de ces deux grands du neuvième art sont ici incontournables. Ils sont de ceux qui ont démontré la fécondité créatrice de l’improvisation et qui se sont appuyés sur elle pour générer quelques-unes de leurs œuvres les plus marquantes.
La célèbre page Keep on Truckin’ et la plupart des histoires autobiographiques de l’Américain ont d’abord été ébauchées, sans plan préconçu, dans ses sketchbooks. (Dans les volumes publiés par les éditions Cornélius, ces ébauches ont fréquemment été reproduites avant la « véritable » histoire.) Et Crumb est connu pour avoir expérimenté cette variante intéressante qu’est l’histoire improvisée à deux. Enfant, il collaborait déjà avec son frère Charles pour donner naissance à des histoires animalières inventées au fil de la plume. Plus tard, il tiendra une chronique de sa vie de couple à travers la longue série des Dirty Laundry Comics, histoires à quatre mains conçues avec sa femme Aline Kominsky (voir le volume Parlez-moi d’amour, chez Denoël Graphic). Dans ces récits élaborés sans scénario préalable, Aline et Robert se dessinent eux-mêmes, et se répondent du tac au tac d’une case à l’autre, voire à l’intérieur des mêmes cases.
Pour un autre exemple d’improvisation à deux, voir le mini-album Galopinot, de Lewis Trondheim et Matt Konture (L’Association, “Patte de mouche”, 2002).
Dans un entretien avec Stéphane Jarno, Giraud-Moebius décrivait sa double personnalité artistique en ces termes : « Blueberry, Jean Giraud, c’est mon côté cartésien, appliqué, perfectionniste, enchaîné à la table de dessin, dévoué aux scénarios de Charlier jusqu’à sa mort, en 1989. (…) Moebius, c’est un solo de jazz, l’improvisation totale, la liberté de dessiner une case sans savoir ce qui va suivre. Giraud a besoin d’un cadre, Mœbius travaille main dans la main avec son inconscient... »
Récit millefeuille long de 98 pages, prépublié pendant trois ans dans Métal hurlant, Le Garage hermétique de Jerry Cornelius demeure l’œuvre la plus emblématique de ce processus de création non préméditée, progressant au gré des « images surgissant du mental ». Dans sa préface à l’album Major fatal (1979), Moebius écrit qu’il s’agit de « l’exemple type d’une bande dessinée sans scénario préétabli… » Il précise : « Chaque fois que la tentation me prenait de durcir la ligne de l’histoire et qu’un but se profilait, je cassais tout et je repartais à l’aventure… »
À trente ans de distance, l’auteur d’Inside Moebius parlera encore de cette dernière série, testamentaire, en termes assez semblables : « Il n’y a pas de scénario, ni de projet d’histoire, je fais simplement avancer des personnages par le dessin avec, en toile de fond, l’état dans lequel je me trouve. Je dégage donc une certaine forme de réactivité par rapport à la pression du monde qui m’entoure. » (Entretien avec Charles-Louis Detournay sur actuabd.com, le 14 mai 2008.)
L’œuvre de Moebius a été reçue par toute une génération de dessinateurs comme une véritable leçon de liberté. Nicolas de Crécy, notamment, fait partie de ses héritiers. « Lorsque j’ai fait le premier tome du Bibendum [Le Bibendum céleste], j’étais dans une liberté absolue, je ne savais pas du tout où j’allais » (PONTIER, 2012 : 12). Dans un entretien donné à la revue R de Réel (No.2, avril 2000), l’auteur de Foligatto enfonce le clou : « Ce qui me plaît, c’est de partir à l’aventure dans mon récit, ne pas réfléchir lorsque je dessine : c’est comme du dessin automatique. Ensuite je vois dans quelle direction cela me mène. En revanche je fais attention à ce qu’il n’y ait, en fin de compte, aucun détail gratuit. »
De son côté, Trondheim a été révélé au grand public par Les Carottes de Patagonie (L’Association/ Le Lézard, 1992), un album de 500 pages exactement, entrepris comme un défi, sans crayonné ni scénario, pour « apprendre à dessiner ». Dans l’avant-propos de l’album, l’auteur explique : « L’histoire s’est déroulée sous mes yeux, les personnages agissant à leur guise, tirant la couverture les uns et les autres. Mon seul rôle ne constituait plus qu’à organiser ce chaos. »
Toutefois, pas plus que de Crécy, Trondheim ne s’est autorisé à tout casser et repartir à l’aventure à chaque carrefour du récit, pour le maintenir ouvert et sans cesse mutant. « Je sais maintenant qu’au bout des deux-tiers d’un livre, je dois commencer à reprendre ce que j’ai raconté depuis le début pour savoir où tout cela va aller. » (Canal BD magazine, No.94, février-mars 2014.)
Ainsi, l’improvisation est souvent la marque des commencements, et l’on peut affirmer qu’il y a quelque chose de grisant dans la prise de risque qu’elle représente et dans le champ des possibles qu’elle ouvre. Mais survient généralement un deuxième temps de l’élaboration, où la volonté de donner une forme satisfaisante à l’œuvre en cours et d’en verrouiller plus ou moins le sens prend le dessus et s’impose à l’auteur, quoi qu’il en ait. C’est ce que semble aussi confirmer Guillaume Bouzard. Interrogé par Xavier Guilbert, il confesse : « En fait je travaille vraiment tout à l’improvisation, je commence toujours une case et j’avance comme ça, je sais jamais où je veux aller, donc … Bon après j’ai des choix à faire, à un moment dans la narration. » (Bouzard | du9, l'autre bande dessinée, février 2007)
Nombre d’œuvres de bande dessinée sont nées dans cette tension féconde entre le pur jaillissement d’un élan initial sans préparation, puis l’intervention progressive d’un savoir-faire, l’affirmation d’une maîtrise, en un mot la reprise de contrôle.
Mais on peut sans doute en dire autant de très nombreuses créations dans toutes les disciplines artistiques.
Thierry Groensteen
Bibliographie
- Bajram, Denis, Gauthier, Johan, & Marcel Philippe, « Le roi des ringards » [entretien avec Fred], Le Goinfre, No.13, janv. 1994, pp. 48-53.
- Crumb, Robert, & Kominsky - Crumb, Aline, Parlez-moi d’amour, Denoël Graphic, 2011.
- Jarno, Stéphane, entretien : « Mœbius : “J’ai très tôt été attiré par l’envers du décor” », Télérama, No.3168, 2 octobre 2010.
- PEETERS, Benoît, « L’écriture de l’autre », Les Cahiers de la bande dessinée, No.81, juin 1988, pp. 40-43.
- Pontier, Jean-Marc, Nicolas de Crécy, Périodes graphiques, Montrouge, PLG, 2012.
- Van Lier, Henri, « La bande dessinée, une cosmogonie dure », in Groensteen, Thierry (dir.), Bande dessinée, récit et modernité, colloque de Cerisy, Paris-Angoulême, Futuropolis-CNBDI, 1988, pp. 5-24.
Corrélats
abstraction – encrage – feuilleton – scénario