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shoah

Isabelle Delorme

Shoah signifie catastrophe en hébreu et désigne, en France, depuis la sortie du film éponyme de Claude Lanzmann en 1985, l’assassinat de près de six millions de Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Dans les pays anglo-saxons, c’est le terme d’Holocauste qui est toujours majoritairement employé pour évoquer le génocide du peuple Juif. Pour certains historiens, comme Paul-André Rosental, la Shoah « s’étend au-delà de la Seconde Guerre mondiale, aussi longtemps qu’elle exerce des conséquences directes sur les personnes qu’elle concerne, bourreaux et victimes, morts et survivants, natifs de l’avant ou l’après-1945 ».

[janvier 2013]

Shoah signifie catastrophe en hébreu et désigne, en France, depuis la sortie du film éponyme de Claude Lanzmann en 1985, l’assassinat de près de six millions de Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Dans les pays anglo-saxons, c’est le terme d’Holocauste qui est toujours majoritairement employé pour évoquer le génocide du peuple Juif. Pour certains historiens, comme Paul-André Rosental, la Shoah « s’étend au-delà de la Seconde Guerre mondiale, aussi longtemps qu’elle exerce des conséquences directes sur les personnes qu’elle concerne, bourreaux et victimes, morts et survivants, natifs de l’avant ou l’après-1945 ».

Le développement de bandes dessinées traitant de la Shoah est un phénomène relativement récent, largement postérieur à la Seconde Guerre mondiale. Il s’est heurté à des difficultés spécifiques de représentation et s’est produit dans le cadre de la reconnaissance progressive de la mémoire de la Shoah. La publication du premier tome de Maus, d’Art Spiegelman, en 1986, s’inscrit dans une lente mise en lumière de cette mémoire : refoulée et tue à l’issue de la guerre, émergente dans les années 1960 avec la médiatisation du procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961, la mémoire de la Shoah ne s’exprime véritablement qu’à partir des années 1980-1990.
Aujourd’hui, dans une période où l’enjeu mémoriel est extrêmement fort et présent pour un grand nombre d’événements historiques (la Grande Guerre, la guerre d’Algérie, etc.), la Shoah est un sujet très investi par la recherche historique et par la création artistique, tant dans les domaines littéraire et cinématographique que dans les arts plastiques. La bande dessinée n’est pas en reste, qui traite de la Shoah sous différentes formes : les récits mémoriels historiques, les récits autobiographiques à caractère historique et les fictions historiques.

Représenter la Shoah a longtemps été inimaginable, encore plus en bande dessinée, y compris pour Art Spiegelman. On peut penser que les auteurs ont pu se heurter à plusieurs types de difficultés, d’ordre moral mais également technique. Ainsi, comment rendre compte, en texte et en images, du génocide le plus meurtrier de l’humanité ? Comment nommer l’innommable, dessiner la violence absolue, adopter une démarche rationnelle, nécessaire à la réalisation d’un livre, lorsqu’on est en butte à l’incompréhensible et à l’impensable ? Comment faire pour éviter le voyeurisme, le pathos, les erreurs historiques sur un tel sujet ?
La difficulté de la représentation tient également au fait qu’il y a très peu d’images de la Shoah, les nazis ayant essayé de faire disparaître au maximum les traces de leurs crimes, et que les symboles (comme par exemple la rampe et le portail d’Auschwitz, les baraquements) se doivent d’être utilisés avec beaucoup de précaution. Il est plus simple de mettre en scène un autodafé ou une synagogue en feu que des humains victimes des pires violences. Peut-on imaginer dessiner l’intérieur des chambres à gaz au moment d’une extermination ?
La représentation doit-elle être figurative ou non figurative ? Faut-il être au plus loin ou au plus près de la réalité ? La référence au cubisme dans le Guernica de Picasso, comme la représentation animalière dans le Maus de Spiegelman, montrent que prendre de la distance avec la réalité est non seulement possible mais permet quelquefois de gagner en force d’expression.
Le choix du noir et blanc semble s’être souvent imposé aux auteurs, en particulier dans les albums reflétant une mémoire privée, le noir renvoyant probablement au rapport au deuil et au passé, aux photographies anciennes parfois présentes dans les albums ; la couleur, elle, est davantage utilisée dans le cadre des fictions.

Le questionnement sur ces questions essentielles suppose une prise de conscience de la réalité de la Shoah. Or, en France, dans l’immédiate l’après-guerre, il n’existe pas ou très peu d’expression d’une mémoire spécifique à la Shoah. La mémoire qui s’impose alors est celle de la Résistance. La première évocation du génocide des Juifs dans un album de bande dessinée est allusive, dans le premier fascicule de La Bête est morte ! La guerre mondiale chez les animaux, de Dancette et Calvo, paru en 1944-1945. Cette satire animalière, qui se présente sous la forme d’un album pour la jeunesse, retrace à grands traits et à mots couverts le déroulé de la Seconde Guerre mondiale, les souffrances de la population française confrontée à l’exode, les combats de chars et d’avions, l’action de la Résistance et la libération du territoire national. La seule mention de l’extermination des Juifs dans La Bête est morte !, se trouve dans une case, à la fin du premier tome. Les auteurs semblent n’avoir qu’une conscience assez floue des évènements ayant trait au génocide, ce qui se reflète dans le texte et le dessin de la case concernée.

On aperçoit, à l’intérieur du wagon à bestiaux et en grisé, un animal difficile à identifier, vraisemblablement un lapin. On peut supposer qu’il s’agit d’un Juif, d’une part en raison de sa présence dans le wagon et d’autre part, parce que l’on distingue ce qui pourrait être une étoile de David, sur laquelle il est probablement écrit « juif ».
Le texte est assez conforme au dessin, dans la mesure où il reste allusif. Ainsi est-il question de « certains animaux pacifiques que nous hébergions et à qui nous avions bien souvent ouvert nos portes ». De pair avec le dessin, le texte insiste sur la séparation forcée des populations. Enfin, le vocabulaire de la légende oppose frontalement, sans jamais les nommer, les Allemands, auxquels sont attachés des mots ou expressions à connotation négative, aux Juifs, désignés par des termes positifs, suscitant la compassion. Engagé et patriote, l’album reste elliptique sur la Shoah et élude l’action du gouvernement de Vichy ; l’heure se prêtait davantage à la reconstruction et à la refondation de l’unité nationale.

La sortie du film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard, en 1955, fit événement. Le film, qui ne fait pas la différence entre camp de concentration et camp d’extermination, fut l’objet de critiques, y compris de la communauté juive, qui lui reprocha de fondre la réalité de la Shoah dans une vision de la déportation essentiellement politique et résistante. Néanmoins, Nuit et brouillard constitua un choc pour les consciences.

La situation est différente à cette époque aux États-Unis. La Shoah ne s’est pas déroulée sur le sol américain, et la diaspora juive y est nettement plus importante qu’en France. En 1955, le premier numéro du comic book Impact publie, en huit pages et en couleurs, Master Race, qui est la première bande dessinée à aborder frontalement le génocide des Juifs. Écrite par Al Feldstein, elle est mise en images par Bernard Krigstein (1912-1990), un dessinateur de récits de guerre et d’épouvante pour la firme EC Comics ; il a été soldat durant la Seconde Guerre mondiale.
Art Spiegelman découvrit cette œuvre à l’âge de dix-sept ans. Elle eut un impact certain sur son propre travail, et il en livra une analyse poussée, case par case, en 1968 et 1975. Il présente ainsi le scénario de Master Race : « Ce récit archétypal de la culpabilité et du châtiment met en scène un survivant de la Seconde Guerre mondiale. Tandis qu’il voyage dans le métro new-yorkais, des souvenirs de camps de concentration nazis remontent à la surface. Dans un dénouement à glacer le sang, le protagoniste sera confondu comme ayant été le commandant du camp. Le mystérieux passager qui partage sa rame n’est autre que l’une de ses anciennes victimes » (cité dans Beaux-Arts, 2010). De fait, une dizaine de vignettes sur les soixante-et-une que compte la bande dessinée mettent en scène, sans ambiguïté, les camps et le processus d’extermination.

Art Spiegelman commente la vignette reproduite ici en écrivant que « Les fils barbelés horizontaux et les corps raidis dans une stricte verticalité traduisent la passivité des détenus et une forme de résignation. » Il s’agit ici du camp de Bergen-Belsen, situé en Basse-Saxe, d’abord camp d’internement des prisonniers de guerre en 1940, qui devint un camp de concentration en 1944 et où moururent 70 000 personnes. Les deux vignettes suivantes, montrent la silhouette des fours crématoires et des cheminées, et le texte évoque très clairement l’extermination des Juifs (« la puanteur des chambres à gaz qui exterminaient (…) , l’odeur infecte des corps calcinés qui s’échappait des fours »). Pour autant, la succession des vignettes entraîne une confusion chez le lecteur entre camp de concentration et camp d’extermination, ce qui était fréquent à cette époque.
Les auteurs de Master Race évoquent d’autres aspects des abominations perpétrées dans les camps d’extermination : les expérimentations médicales des nazis sur des cobayes humains, la prostitution dans les baraquements réservés à cet effet, les violences et les fours crématoires, les détenus abattus au bord de fosses destinées à devenir des charniers.
On peut noter certaines approximations, voire des confusions, dans la représentation des faits par Krigstein. Ainsi, on sait que les déportés étaient d’abord tués dans des chambres à gaz avant d’être brûlés, et non dirigés vers des lieux en feu comme semble l’indiquer une vignette. De même, les scènes montrant le basculement des corps dans des fosses creusées par les détenus correspondent davantage aux fusillades massives perpétrées par les Einsatzgruppen (unités mobiles d’extermination) sur le front de l’Est, qui ont fait 1,4 million de victimes (la « Shoah par balles »). Pour autant, Master Race est la première bande dessinée à montrer et à nommer la Shoah. Cette œuvre pionnière et d’une grande force dramatique ouvre la voie à d’autres auteurs, en premier à Art Spiegelman.

À partir du retentissant procès d’Adolf Eichmann en 1961 à Jérusalem, on assiste à une visibilité croissante de la mémoire de la Shoah, dont témoigne la diffusion du film Le Chagrin et la pitié en 1969 et du feuilleton Holocaust en 1979, puis, dans un registre différent, de La Liste de Schindler en 1993, et par les travaux d’historiens américains, Raul Hilberg et Robert Owen Paxton. Durant cette période, Art Spiegelman prit progressivement conscience de l’histoire vécue par ses parents et de la Shoah. À partir de la fin des années 1970, bien qu’ayant à faire face aux attaques répétées du négationnisme, la mémoire de la Shoah s’impose également en France, aidée en cela par la reconnaissance, par l’État français, de sa participation, aux côtés des nazis, au génocide des Juifs.
La naissance de bandes dessinées sur la Shoah s’effectue dans un contexte général de reconnaissance politique du génocide des Juifs et de recherches historiques essentielles sur la mémoire. La forme et les orientations que va prendre le premier récit mémoriel historique en bande dessinée sur ce sujet, Maus, s’inscrivent également dans un double mouvement littéraire, à savoir le développement des récits à caractère personnel en littérature (autofiction, autobiographie, récits de filiation, fictions biographiques), mais aussi le développement de la littérature mémorielle, dite « littérature des camps ».

Dominique Viart constate qu’il existe trois types de récits concernant la « littérature des camps », dont on verra qu’ils correspondent à des démarches analogues en bande dessinée. Il distingue des récits de survivants, dans la continuité des écrits de l’après-guerre, puis des récits de descendants des survivants, qui témoignent de leur propre vécu (absence des parents déportés, souvenir de ceux-ci, modalités du passage de témoin), et enfin des témoignages fictionnels, qui constituent une nouvelle forme littéraire.
Dans la catégorie des récits de survivants, citons deux albums ayant trait à la mémoire de la Shoah : Seules contre tous, de Miriam Katin (Seuil, 2006), qui raconte la fuite de l’auteur, alors toute jeune enfant, avec sa mère, devant les persécutions nazies à travers la Hongrie en 1944, et Le Petit Maurice dans la tourmente, de Maurice Rajsfus et Mario et Michel d’Agostini (Tartamudo, 2010), où Maurice Rajsfus relate sa survie, à Paris, après que ses parents ont été victimes de la rafle du Vel d’Hiv, le 16 juillet 1942. Ces albums ne sont que deux, et leur réalisation est très tardive par rapport aux événements (plus de soixante ans après). On peut néanmoins en rapprocher Yossel, 19 avril 1943 (Delcourt, 2005), une fiction, réalisée aux États-Unis par Joe Kubert alors qu’il était âgé de 77 ans, qui se déroule dans le ghetto de Varsovie, et où l’auteur a mis en scène et fait périr Yossel, son double adolescent. Ces albums apparaissent comme une forme de testament, une délivrance de la mémoire, et sont, à l’instar des récits littéraires classiques, une façon, pour ceux qui prennent conscience de la fin prochaine de leur vie, de perpétuer la mémoire des faits et de lutter contre l’oubli.

Dans la deuxième catégorie, celle des récits de l’absence, écrits par la seconde génération, une figure littéraire marquante est celle de Georges Perec, dont l’œuvre est imprégnée par la disparition, d’où le titre de son roman, La Disparition (1969), où la lettre e n’est pas employée, ce « e » mis pour « eux », c’est-à-dire son père mort au combat en juin 1940, sa mère déportée à Auschwitz et qui y périt en 1943. L’écrivain publiera encore W ou le souvenir d’enfance (1975), où il évoque sa douleur d’être orphelin.
Il existe en bande dessinée aussi des récits sur la mémoire de la Shoah écrits par des auteurs de la deuxième génération. Maus, d’Art Spiegelman, et Deuxième génération (Dargaud, 2012), de Michel Kichka, sont deux albums très différents sur le plan du fond comme de la forme mais, dans les deux cas, les auteurs racontent la déportation et la vie de leur père et leurs relations difficiles avec eux. Deuxième génération constitue un témoignage intéressant sur la façon dont les survivants de la Shoah de la deuxième génération abordent l’histoire de leur famille.

Spiegelman est un auteur américain, né à Stockholm en 1948, de deux parents rescapés de la Shoah, Anja et Vladek, qui émigrèrent avec lui aux États-Unis en 1951. En 1972, il commence à interroger son père sur sa vie passée et à l’enregistrer, ce qui l’amène à dessiner une première version de Maus, en trois pages, dans Funny Aminals No.1, publiée par Apex Novelties. L’année suivante, il publie Prisoner on the Hell Planet, une bande dessinée en quatre pages où il raconte le suicide de sa mère, intervenu en 1968.
Cette veine autobiographique prend une autre dimension avec les deux tomes et les 295 pages de la version livresque de Maus (1986 et 1991). Spiegelman y raconte la vie de ses parents et particulièrement de son père, Juif polonais confronté dès le milieu des années 1930 à la montée du nazisme, interné à Auschwitz et survivant, le reste de son existence, en Pologne d’abord, à New York ensuite. Le récit est entrecoupé de scènes se passant aux États-Unis dans les années 1970 et 1980 et qui témoignent des difficultés d’Art Spiegelman à obtenir le témoignage de son père, à entretenir des relations harmonieuses avec lui, mais aussi de l’impossibilité, pour celui qui n’est plus alors qu’un survivant, à mener une vie heureuse après la Shoah. Sur le plan graphique, Maus a pour particularité d’être un album en noir et blanc et d’utiliser les figures animales : les Juifs sont des souris, les nazis des chats, les Polonais des cochons, les Américains des chiens.
Bien que se basant entièrement sur des faits véridiques, Spiegelman reconnaît à son œuvre une part nécessairement fictionnelle : « Maus, comme tout autre récit relevant de la mémoire, de la biographie et de l’Histoire présentés sous une forme narrative, est réducteur et est, au moins à ce niveau là, de la fiction », mais il s’est battu pour que l’album ne soit pas catalogué comme fiction, arguant du fait que « C’est (…) un travail, qui s’appuie sur de minutieuses recherches, étroitement fondé sur les souvenirs de mon père ayant vécu dans l’Europe de Hitler et dans les camps de la mort. » Concernant le rapport à la réalité, Spiegelman précise également : « La fiction non fictionnelle est plus forte que le témoignage. » Maus a introduit une rupture dans le positionnement par rapport à la Shoah et dans la forme de la représentation.

Traduit et publié dans plus de trente langues, vendu à plusieurs millions d’exemplaires, c’est le seul album de bande dessinée au monde à avoir obtenu un prix Pulitzer. La notoriété et les très nombreuses demandes d’explication au sujet de l’œuvre ont conduit Spiegelman à publier MetaMaus (Flammarion, 2012), ouvrage dans lequel l’auteur répond aux invariables questions posées par les lecteurs : Pourquoi la BD ? Pourquoi des souris ? Pourquoi l’Holocauste ? et où il porte un nouveau regard sur son œuvre à travers un passionnant dialogue avec Hillary Chute.
Si l’adhésion de ses proches au projet a été immédiate et si les récompenses ont afflué dès la publication du premier tome, les écueils ont été nombreux. Il n’a pas été facile de trouver un éditeur pour Maus et la réception de l’album a parfois été mitigée, y compris dans la communauté juive, comme en témoigne la remarque faite par un survivant à Spiegelman, à l’issue d’une conférence que celui-ci fit en 1988 : « Vous n’auriez pas pu attendre qu’on soit morts avant de faire une chose pareille ? » Enfin, Spiegelman a également rencontré des difficultés (voire des impossibilités) de traduction et de publication avec certains pays lui reprochant son parti pris. Ainsi en Pologne, la représentation animalière a posé problème, les Polonais n’appréciant guère d’être dessinés sous l’apparence de porcs, et seul le premier tome de Maus a été traduit en hébreu.

Spiegelman a créé un nouveau genre en bande dessinée, le récit mémoriel historique, soit un récit écrit et dessiné par un même auteur, qui peut être autobiographique ou allobiographique mais qui s’appuie sur une volonté de partager une mémoire, concerne une mémoire intime et raconte une vie ordinaire. C’est un récit subjectif où la véracité des faits racontés importe, un récit qui se réfère à un épisode historique marqué et qui se situe dans un espace géographique identifié.
Dans la catégorie des récits mémoriels historiques est paru en 2011 Nous n’irons pas voir Auschwitz (éd. Cambourakis), un album réalisé par un jeune auteur français, Jérémie Dres. Comme le titre le laisse entendre, ce n’est pas un récit centré sur l’extermination des Juifs mais plutôt un album qui, en prenant en compte le génocide de ce peuple, s’attache à découvrir, au travers d’une histoire familiale multigénérationnelle localisée en Pologne, les différentes facettes et évolutions historiques de la communauté juive.

Pour la dernière catégorie de récits, Dominique Viart envisage le moment où les témoins doivent être relayés par ce qu’il appelle « une nécessaire fiction ». De fait, les fictions sur la mémoire de la Shoah se sont multipliées dans l’espace francophone depuis les années 2000, donnant naissance à des œuvres de qualité inégale, parfois controversées, comme le sont aussi certaines œuvres littéraires sur le même sujet. On peut ainsi esquisser un parallèle entre Auschwitz (Emmanuel Proust, 2000), de Pascal Croci, un récit qui évoque la vie quotidienne dans le camp tout en localisant le début de l’histoire en ex-Yougoslavie en 1993, et le roman Les Bienveillantes, de l’écrivain franco-américain Jonathan Littell, qui dépeint l’odyssée d’un bourreau nazi ; les deux ouvrages ont reçu autant de critiques élogieuses que négatives.

Depuis 2005, une vingtaine d’albums de bande dessinée a été publiée sur le thème de la Shoah, ce qui constitue une très forte augmentation pour un sujet jusque-là délaissé. Cette croissance peut s’expliquer par la reconnaissance progressive de la mémoire de la Shoah, par l’impact de Maus, qui a démontré qu’il était possible de traiter de ce sujet en bande dessinée, et par un contexte de production d’albums en hausse ininterrompue depuis seize ans.
Plusieurs thèmes et angles d’approche se dégagent dans ces albums. Les ouvrages évoquant les camps, que ce soit celui d’Auschwitz (Auschwitz, déjà cité), de Dora (KZ Dora, de Robin Walter, Des ronds dans l’O, 2010, écrit par le petit-fils d’un résistant déporté), ou Drancy (Drancy, Berlin, Oswiecim, de Grégory Ponchard, Les Requins Marteaux, 2005), sont souvent dessinés d’une façon très réaliste. Leurs auteurs affichent une volonté de marquer le lecteur et de faire, par leur œuvre, devoir de mémoire. Ce souci didactique est partagé par les auteurs (Eric Heuvel, Ruud van der Rol et Lies Schipper) et éditeurs du diptyque Secret de famille et La Quête d’Esther (Belin 2009), coédité par Belin − une maison spécialisée dans l’édition de manuels scolaires − et la maison Anne Frank, à Amsterdam. Consacrés aux Pays-Bas durant l’occupation allemande, ces albums qui évoquent le destin des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale et parmi eux, celui d’une jeune fille, Esther, retracent des événements comme la Shoah par balles et la conférence de Wannsee.

L’enfance est un thème récurrent dans les fictions historiques sur la Shoah. Ainsi, L’Envolée sauvage (Bamboo, 2006), de Laurent Galandon et Arno Monin, au travers du récit de la fuite d’un petit garçon juif à travers la France en 1941, capturé par la milice et conduit dans un camp, évoque les affres de la Shoah à hauteur d’enfant.
Le thème des enfants juifs confrontés à la Shoah est évoqué à travers plusieurs albums, très différents dans leur exécution et dans leur finalité, mais tous basés sur des histoires vraies. C’est le cas pour Les Enfants sauvés (Delcourt, 2008), Les Enfants cachés : l’affaire Finaly (Berg international, 2007), ou bien encore de L’Enfant cachée (Le Lombard, 2012). L’Enfant cachée est le fruit de la collaboration d’un scénariste, Loïc Dauvillier, qui revendique son engagement dans des causes humanistes, d’un dessinateur, Marc Lizano, au dessin rond et tendre, et d’un coloriste, Greg Salsedo. L’album est à destination de la jeunesse mais, si l’on en croit le succès rencontré depuis sa parution, son audience est beaucoup plus large. Très documenté, le récit est celui d’une grand-mère qui s’adresse à sa petite fille. Enfant, à Paris, elle eut à porter l’étoile jaune mais, au contraire de ses parents, elle échappa à la rafle du Vel d’Hiv et survécut, cachée par des voisins. Le récit est simple et clair, émouvant sans être larmoyant.

Des épisodes historiques aussi sont traités en fiction. Ainsi, la rafle du Vel d’Hiv, qui eut lieu le 16 et le 17 juillet 1942 à Paris et qui participa à la déportation d’un très grand nombre de Juifs dans la zone occupée, est l’objet d’un diptyque intitulé Opération vent printanier (Casterman, 2008), réalisé avec soin par Pierre Wachs et Philippe Richelle. De même, À l’ombre du convoi, de Kid Toussaint et José-Maria Beroy (T. 1 : Le Poids du passé, Casterman, 2012), traite d’un épisode qui s’est déroulé en Belgique en 1943, l’arrêt, par la Résistance, d’un convoi de 1600 déportés ; trois résistants réussirent à faire échapper 231 personnes. Quant au personnage de Maurice Papon, secrétaire général de la Gironde entre 1942 et 1944, accusé d’être responsable de la déportation de près de 1600 Juifs, qui poursuivit une carrière politique au plus haut niveau puisqu’il fut préfet puis ministre, et condamné très tardivement, en 1998, de complicité de crimes contre l’humanité, il est évoqué avec force et pertinence par Johanna Sebrien et Jean-Baptiste B dans Crimes de papier. Retour sur l’affaire Papon (Actes Sud - L’An 2, 2012).

Enfin, on observe la parution d’albums évoquant la Shoah dans des registres très différents du sérieux documentaire. Achtung Zelig, de Gawronkiewicz et Rosenberg (Casterman, 2005), est un récit onirique et humoristique, mettant en scène deux Juifs polonais égarés dans une unité allemande en Pologne, et Le Fils d’Hitler, signé Pieter de Poortere (Glénat, 2010), est un album qui imagine à Hitler un fils naturel, à la fois recherché par son père qui souhaite le retrouver et par les Alliés qui veulent l’éliminer. Dans un registre onirique, Eric Gorski a, quant à lui, transposé l’univers concentrationnaire au sein du monde végétal (Dans la nuit du champ, Glénat, 2005). Il y avait eu auparavant Hitler=SS, scénarisé par Jean-Marie Gourio et dessiné par Philippe Vuillemin, publié dans Hara-Kiri entre 1984 et 1987 puis sous forme d’album chez différents éditeurs. Cette œuvre satirique traitait sans tabou ni retenue de la vie dans les camps de concentration et d’extermination nazis. L’usage de l’absurde et de l’humour noir n’avait pas été admis par certains lecteurs et le livre avait fait l’objet de procédures judiciaires aboutissant, en 1990, à son interdiction (vente aux mineurs, exposition, publicité extérieure) en France.

Par sa nature composite, intriquant le texte et l’image, la bande dessinée semble en mesure d’impressionner, dans tous les sens du terme, l’esprit humain. Depuis qu’elle s’est attachée à faire de l’Histoire non pas seulement le contexte de certains de ses récits mais bien plutôt le sujet même de certains albums, on peut penser que la bande dessinée se situe à l’avant-garde de la reconnaissance mémorielle, devançant parfois l’opinion publique et les politiques. De la même façon que la publication de Maus en 1986 a précédé la reconnaissance par l’État français de sa participation au génocide Juif, l’apparition d’albums mémoriels consacrés aux camps d’enfermement des Tsiganes − Tsiganes 1940-1945 : Le camp de concentration de Montreuil-Bellay, de Kkrist Mirror (Emmanuel Proust, 2008) − et des Harkis − Retour à Saint-Laurent des Arabes, de Daniel Blancou (Delcourt, 2012) – témoigne d’une attention en devenir à ces moments et ces lieux de notre histoire trop longtemps occultés.
Concernant le génocide des Juifs, par l’abondance nouvelle et l’intérêt de bien des albums publiés, la bande dessinée contribue à faire de la Shoah non pas une mémoire effacée mais une mémoire vivante.

Isabelle Delorme

Bibliographie

Bruttmann, Tal, Ermakoff, Ivan, Mariot, Nicolas et Zalc, Claire (dir.), Pour une microhistoire de la Shoah, Seuil, “Le genre humain”, 2012. / Bensoussan, Georges, Dreyfus, Jean-Marc, Husson, Edouard, et Kotek, Joël (dir.), Dictionnaire de la Shoah, Larousse, 2008. / Delannoy, Pierre-Alban, Maus d’Art Spiegelman, bande dessinée et Shoah, L’Harmattan, 2002. / Haudot, Jonathan, « Rire et Shoah : la réception de la BD Hitler = SS », revue Témoigner. Entre Histoire et Mémoire, No.109, mars 2011, p. 94-116 ; Shoah et bande dessinée, L’Harmattan, 2012. / Spiegelman, Art, MetaMaus, Flammarion, 2012. / Vercier, Bruno & Viart, Dominique, La Littérature française au présent, Bordas, 2008, 2e édition augmentée [2005]. / Walter, Jacques, La Shoah à l’épreuve de l’image, Presses Universitaires de France, 2005.

Corrélats

enseignement (1) : enseigner avec la bande dessinéeguerrehistoire – juif – photographieroman graphique