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enseignement (1) : enseigner avec la bande dessinée

Nicolas Rouvière

L’histoire des liens entre bande dessinée et éducation s’est exprimée successivement dans les termes d’une hostilité farouche, d’une intégration résignée, puis d’une récupération intéressée et d’une légitimation affichée.

[janvier 2013]

L’histoire des liens entre bande dessinée et éducation s’est exprimée successivement dans les termes d’une hostilité farouche, d’une intégration résignée, puis d’une récupération intéressée et d’une légitimation affichée.

Petit historique de l’intégration scolaire de la bande dessinée

Le rejet des éducateurs catholiques et laïcs s’exprime dès 1907, lorsque la bande dessinée devient presque exclusivement un matériau des publications de presse destinées à la jeunesse. Leur argumentaire, où se mêlent considérations esthétiques, psychologiques et morales, ne variera guère jusqu’aux années 1960 : le médium est stigmatisé pour la pauvreté du texte, pour la teneur grotesque et caricaturale des illustrations, pour son contenu pulsionnel et violent, sans oublier le pouvoir séducteur de l’image (qui encouragerait l’affabulation) et même l’inintelligibilité même de la narration verbo-iconique. Les rapports de la Commission de surveillance sur les publications destinées à la jeunesse, instituée dans le sillage de la loi du 16 juillet 1949, constituent, après-guerre, en France, l’une des formalisations les plus abouties de ce discours de réaction.
Une toute autre histoire des liens entre bande dessinée et enseignement commence en 1970, lorsque paraît en France aux Éditions de l’Ecole le livre pionnier d’Antoine Roux : La Bande dessinée peut être éducative. Ce retournement, préparé par la révolution culturelle de 1968 et l’acculturation à la BD d’une nouvelle génération d’enseignants, s’explique aussi parce qu’aux yeux des milieux conservateurs, la bande dessinée apparaît désormais comme un moindre mal face à un péril jugé plus dangereux encore : la télévision. La création du festival d’Angoulême, en 1974, rend enfin légitime, en 1977, la tenue à la Roque d’Anthéron du premier colloque international « Bande dessinée et éducation », bientôt suivi d’une seconde édition en 1979. Tous deux donneront lieu à la publication d’Actes : Lecture et bande dessinée (Edisud, 1977) puis Histoire et bande dessinée (Objectif Promo Durance, 1979).

Dans le courant des années 1980, les études en sociologie de la lecture montrent que, face à l’évolution et aux mutations du public scolaire, il est nécessaire de repartir des pratiques réelles des élèves et de leurs intérêts, afin d’éviter les effets d’exclusion à l’égard de la culture écrite. En France, tout est donc en place, durant cette période, pour que la politique du « tout culturel » profite aussi à la bande dessinée. Mais après le temps du mépris vient celui de la méprise : si la bande dessinée fait une entrée en force dans les manuels scolaires, c’est à titre de prétexte. Quand elle n’est pas transformée en méthode d’apprentissage de la lecture (méthode Boule et Bill, Magnard, 1988), elle habille le plus souvent les exercices de grammaire de nouveaux atours.
La légitimation est pourtant en marche, à travers le développement des centres documentaires (BCD et CDI) en milieu scolaire et les différents plans pour la lecture de 1989, 1993 et 1997, qui intègrent quelques bandes dessinées dans les catalogues. Parallèlement, l’enseignement de la lecture de l’image, prôné dès 1987 dans les textes officiels, se développe en classe à travers les programmes de 1996 pour le collège, 2001 pour le lycée et 2002 pour l’école primaire.
L’année 1996 est marquée par l’apparition d’une rubrique « bande dessinée » dans les documents d’accompagnement des programmes pour le collège, avec 80 titres recommandés, de la 6ème à la 3ème. En 2002, le médium est également inscrit dans la liste de référence des œuvres de littérature de jeunesse pour le cycle 3 de l’école élémentaire. L’année 2008 marque, quant à elle, l’officialisation d’un nouvel enseignement, celui de l’histoire des arts. La bande dessinée est mentionnée explicitement parmi les « arts du visuel » et deux séries sont citées en exemple pour le dernier cycle de l’école élémentaire : Alix, de Jacques Martin, pour accompagner l’étude de la période gallo-romaine, ainsi que Vasco, de Gilles Chaillet, pour celle du Moyen-Âge.

Une intégration en trompe-l’œil

Officiellement, donc, la bande dessinée est étudiée en classe. Et pourtant elle demeure sans conteste le parent pauvre de l’enseignement des humanités à l’école. Le médium ne fait pas toujours l’objet d’un consensus favorable chez les parents ou les enseignants. Les uns et les autres méconnaissent souvent les théories critiques qui le légitiment. Si la bande dessinée est entrée peu à peu dans les bibliothèques scolaires, les manuels et les cours − plutôt ceux de français que d’histoire ou d’arts plastiques −, elle est encore utilisée le plus souvent pour enseigner autre chose qu’elle-même. Force est de constater qu’on n’étudie pas d’album de bande dessinée comme œuvre intégrale. Le nombre d’enseignants qui avouent ne pas être familiarisés avec l’expression artistique du Neuvième Art reste conséquent. Et même quand les codes de lecture sont maîtrisés par les professeurs, ces derniers se heurtent invariablement à un problème de taille : celui de la transposition didactique. Quels dispositifs mettre en place, pour faire étudier ou pour faire produire des bandes dessinées en classe ?
Le retard provient en grande partie de la recherche pédagogique et didactique, qui ne s’est pas véritablement saisie d’un objet encore perçu comme secondaire et marginal. Ainsi, les tout premiers colloques internationaux consacrés à la fin des années 1970 aux liens entre bande dessinée et éducation, n’ont guère été suivis, depuis, d’autres manifestations, ni de véritables avancées théoriques. Pour lors, les publications pédagogiques sur la bande dessinée, bien qu’en plein essor en France depuis le milieu des années 1990, restent marquées par un caractère empirique : elles consistent pour l’essentiel en documents d’exploitation, tels qu’en proposent la collection « La BD de case en classe » du CRDP Poitou-Charentes, Les Cahiers de l’image narrative du CRDP Alsace-Lorraine, ou des fichiers types à destination des enseignants (Laurent Guyon, La Bande dessinée : lire un récit complexe, Bordas, 2002). De ce manque de théorisation didactique en amont découle une approche souvent stéréotypée du médium, largement répandue dans les manuels scolaires, qui multiplient les questions d’observation formalistes et techniques, souvent détachées du sens, au risque de démotiver les élèves.

Enseigner l’Histoire avec la bande dessinée


La réflexion pédagogique s’est toutefois poursuivie dans le champ disciplinaire de l’Histoire, à travers les travaux de Michel Thiébaut, et l’ouvrage collectif dirigé par Odette Mitterrand et Gilles Ciment, L’Histoire… par la bande. Bande dessinée, histoire et pédagogie (Syros, 1993). En se focalisant sur les fictions historiques, ces études abordent principalement la critique de « l’effet d’histoire », c’est-à-dire à la fictionnalisation d’un fonds documentaire censé accréditer la valeur historienne du contenu narratif. Le débat porte alors sur le degré de fiabilité de la reconstruction historique, mais aussi sur l’aptitude de la narration par l’image à contextualiser l’histoire, la rendre vivante et susciter le désir d’apprendre. Un fonds d’Histoire mythique est-il préférable à point d’Histoire du tout ? Faut-il, en classe, jouer partiellement le jeu de l’imagerie historique, ou faut-il déconstruire les représentations de la tradition populaire ? Michel Thiébaut plaide pour une démarche qui allie, en deux temps, ces deux approches, en effectuant avec les élèves un travail sur les sources, afin de les aider à découvrir comment se fabrique une image d’Histoire. Pour Michel Pierre, en revanche, dès qu’il s’agit de déplier une pensée complexe sur les causes des événements, la bande dessinée trouve ses limites en tant que support pédagogique. Son intérêt consiste essentiellement pour lui à éveiller l’imaginaire et la curiosité des jeunes élèves pour l’Histoire.


Une autre question concerne le point de vue idéologique dans les fictions historiques en bande dessinée. Les publications des années 2000, à l’image de l’ouvrage collectif dirigé par Michel Porret, Objectif bulles : bande dessinée et histoire, et de celui de Vincent Marie, La Grande Guerre dans la bande dessinée de 1914 à aujourd’hui, spécifient davantage les particularités de la bande dessinée. Le médium semble approprié pour rendre présentes et sensibles les expériences vécues autrefois, mais le dessin, aussi réaliste soit-il, provoque une inévitable distanciation, qui invite inévitablement à reconnaître la présence d’un discours. Cette situation particulière conduit la bande dessinée à être l’expression d’une mémoire, bien plus que d’une Histoire. Si la bande dessinée peut devenir document historique, c’est alors en tant que phénomène social construisant un imaginaire iconographique. Reste à en tirer les conséquences didactiques pour un autre usage de la bande dessinée en cours d’Histoire. C’est la voie dans laquelle s’engagent Joël Mak, dit Mack, dans l’ouvrage Histoire et bande dessinée (CRDP de Grenoble, 2006), ainsi que l’ouvrage collectif dirigé par Nicolas Rouvière : Bande dessinée et enseignement des humanités (Ellug, 2012).
Dans l’analyse d’une œuvre, il convient ainsi de bien distinguer avec les élèves l’étude des influences esthétiques, l’étude de « l’effet d’Histoire » et celle des strates mémorielles, comme le montre Vincent Marie à propos de l’œuvre de Tardi, C’était la guerre des tranchées. La bande dessinée historique porte parfois sur des mémoires victimaires faisant l’objet d’une incitation officielle au « devoir de mémoire », émanant de circulaires des Recteurs et des Inspecteurs d’académie. La création de planches, à partir d’un fonds d’images d’archives retravaillées sur logiciel, est propice au « travail » de mémoire, comme le montrent, à propos de la mémoire de l’Holocauste, Sylvie Dardaillon et Christophe Meunier, tout en permettant de garder une distance nécessaire, grâce à l’effet de déréalisation inhérent à l’aspect graphique des productions.
La bande dessinée peut véritablement acquérir le statut de document historique, pour témoigner de l’imaginaire collectif de l’époque dans laquelle elle s’inscrit. C’est ainsi que Thierry Crépin faisait étudier en classe de lycée les représentations antisémites et racistes qui émaillent les histoires de certains illustrés pour la jeunesse, sous l’Occupation. Joël Mak dit Mack distingue, quant à lui, plusieurs axes d’étude, selon qu’il s’agit d’analyser le point de vue qui s’exprime dans toute œuvre de fiction (par exemple les comics de super-héros), ou de démêler la part d’objectivité de l’investigation journalistique, dans les récits subjectifs de la BD-reportage. Il apparaît alors que la bande dessinée constitue un formidable « document-problème » pour impulser chez les élèves un recul métacognitif, une réflexion au second degré sur le statut de document historique.

Reste que ces quelques propositions demeurent encore largement marginales, comme le montre un tour d’horizon des manuels d’histoire publiés depuis l’année 2000. Sur quarante-et-un manuels de collège étudiés, ils ne sont que cinq à proposer une activité autour de fictions historiques en bande dessinée. Et sur soixante-quinze manuels de lycées, mis à part la présence d’affiches de propagande sous forme de planches d’Epinal, seules six occurrences interrogent la bande dessinée moderne ; encore ne s’agit-il le plus souvent que du seul Tintin.

Enseigner les lettres avec la bande dessinée

Jusqu’à la fin des années 1990, les bénéfices éducatifs de la bande dessinée sur le plan littéraire ont été postulés dans un cadre conceptuel qui était celui des paralittératures. Leur premier intérêt, pensait-on, était de s’appuyer sur les pratiques lectorales réelles des élèves. Elles offriraient des procédures de lecture facilitantes pour identifier les types de discours et les différents genres, en proposant des modèles répétitifs qui favorisent la reconnaissance et l’anticipation des lecteurs. Sur le plan culturel, la bande dessinée permettrait de sensibiliser les élèves aux échanges entre productions légitimées et peu légitimées, en montrant que les références circulent d’un réseau à l’autre. Elle permettrait de s’interroger en classe sur la notion de valeur et sur les modes de construction des hiérarchies, dans l’interrelation texte-institution.
Mais l’usage scolaire de la bande dessinée en tant que paralittérature, comme simple marchepied vers d’autres apprentissages, se révèle une impasse. Les activités proposées dans ce cadre sont sans grande pertinence pour l’analyse sémiotique du médium et confirment la situation d’infériorité de ce dernier dans la hiérarchie culturelle. Les effets de positionnement sont souvent malheureux, détournant les élèves à la fois des nouveaux supports qu’on leur propose et de la littérature « légitime ». Un tour d’horizon des manuels de français de collège publiés entre 1996 et 2002 confirme la très large instrumentalisation de la bande dessinée au profit d’objectifs d’apprentissage linguistiques (niveaux de langue, fonctions du dialogue) ou narratologiques (points de vue, temporalité du récit, types de narrateur).


Au début des années 2000, cependant, la bande dessinée s’affranchit en partie du cadre conceptuel des paralittératures, au profit de la notion de « littérature dessinée ». Dans le même temps, un véritable tournant s’amorce en France avec la promotion de la littérature jeunesse sous l’impulsion du ministre Luc Ferry. Les manuels scolaires publiées entre 2002 et 2008, en particulier par Belin et Magnard, proposent des dossiers BD, avec récits complets ou extraits suivis, qui articulent davantage analyse sémiotique, construction générique et réflexion sur le sens. À travers la collection “Classiques et contemporains”, Magnard propose même des albums à petit format et prix réduit, accompagné d’un livret pédagogique. Si les nouveaux programmes de français de 2008 marquent une régression sur la place et l’usage de la bande dessinée en cours de littérature, un tournant a cependant été pris, qui a impulsé de manière durable la recherche en didactique. Les travaux de Catherine Tauveron, en particulier, ont profondément renouvelé la pratique scolaire de l’album pour enfant à l’école élémentaire. Ces différentes avancées s’élargissent peu à peu au médium bande dessinée, pour poser les jalons d’une didactique de la bande dessinée en classe de littérature. C’est du reste l’objet de l’ouvrage collectif Bande dessinée et enseignement des humanités.
L’étude d’un album de bande dessinée comme œuvre intégrale est désormais mieux balisée. Elle appelle, en amont, la prise en compte de l’univers de l’auteur dans son ensemble, pour mieux mesurer la richesse de sa portée éducative. Elle requiert en outre une démarche didactique spécifique, qui associe des éléments de lecture textuels, iconiques et plastiques, tout en veillant à problématiser l’œuvre dans sa singularité, pour éveiller la curiosité des élèves et les mettre en situation active de questionnement. Il s’agit d’accorder ainsi toute son importance à la mise en œuvre de « situations-problèmes » dans la classe, que ce soit pour créer une accroche stimulante dès la première séance, cerner l’esthétique générale de l’œuvre, étudier les tonalités du récit, identifier les stéréotypes génériques, reconstituer une séquence narrative, oraliser les dialogues, ou faire produire une planche qui complète ou prolonge un pan de l’histoire.
Modéliser les dispositifs d’activité et de questionnement des œuvres conduit à mettre en valeur deux stratégies inverses et complémentaires : tout d’abord, la dissociation des composantes textuelles, iconiques et plastiques du récit et de la planche, qui consiste à abstraire un élément porteur de sens, afin que l’effet de sa réapparition soit plus saillant (décomposition de la linéarité du récit, dissimulation d’une vignette ou d’un élément textuel, dissociation du texte et de l’image, dissociation entre dialogue et récitatif, fragmentation de la planche sous forme de puzzle de vignettes, etc.) ; d’autre part, un travail de mise en lien et d’analogie thématique ou structurelle, que ce soit à l’échelle d’une section de pages, de la planche, de la bande ou des vignettes. Il s’agit alors de convoquer simultanément toutes les composantes textuelles, iconiques et plastiques du langage de la bande dessinée, pour montrer comment leur articulation participe à l’effet de sens. Ce travail de mise en lien, qui peut conduire à la création de découpages et de mise en page inédites, trouve un prolongement dans la mise en réseau avec d’autres supports littéraires ou plastiques (peintures, photographies, romans, etc.).

L’étude privilégiée d’albums adaptés de textes littéraires fait souvent craindre un usage « marchepied » de la bande dessinée, au service de la compréhension du texte source. Il convient de s’affranchir du débat axiologique sur la fidélité des adaptations pour montrer combien l’intérêt d’une transposition en bande dessinée est de « donner à voir », littéralement, les particularités sémiotiques, narratives et énonciatives selon lesquelles une bande dessinée raconte une histoire. Lorsque le médium est travaillé de l’intérieur par la contrainte textuelle, l’étude de la reproduction intégrale du texte source peut même avoir pour effet de questionner les particularités sémiotiques du langage de la bande dessinée. L’étude scolaire d’une adaptation peut s’inscrire par ailleurs dans une approche culturaliste en réseau, qui interroge la place de l’œuvre source dans les représentations culturelles, ce qui est une façon de problématiser l’œuvre elle-même.

À l’heure du multimédia et des nouvelles technologies, la bande dessinée s’affirme dans son rôle de plaque tournante entre le roman, le cinéma, l’art contemporain, Internet et les jeux vidéos. Elle occupe, à l’évidence, une place stratégique pour établir des liens entre la littératie traditionnelle et les nouvelles formes de la culture médiatique. L’analyse de son langage facilite le passage vers une lecture distanciée, sensible aux stratégies narratives, car les effets de composition sont littéralement visibles au sein des planches, pour peu que l’on apprenne aux élèves à exercer leur regard. Au rebours des idées préconçues sur sa facilité de lecture, la bande dessinée est une forme d’expression « résistante », par son apparence multimodale, mais aussi par les multiples jeux qu’elle met en œuvre, avec la langue, l’imagerie collective, les anachronismes, les références intertextuelles et inter-iconiques, favorisant une posture active de lecteur interprète.
Sa nature séquentielle et en partie elliptique est propice à l’enseignement explicite de la compréhension, dès le cycle 2 de l’école élémentaire, et au travail des inférences logiques. Elle permet en outre d’enseigner la stéréotypie, sur un plan à la fois littéraire (stéréotypes de genre et de personnages) et social (stéréotypes sur les groupes humains), en favorisant l’objectivation critique des représentations partagées. Le médium a enfin beaucoup à nous apprendre sur les expériences subjectives de lecture, qui sont celles du lecteur empirique. La prégnance de « cases mémorables » se prête en effet à la constitution de carnets de lecture, à la collecte d’impressions, l’éveil d’associations, pour une autre approche de l’acte de lire, plus intime et moins formaliste.
Sur le versant de la production, la bande dessinée permet de renouveler la didactique de l’écrit en développant la création scénaristique. Promouvoir en classe l’étude spécifique du scénario, en se centrant sur les soubassements éthiques de la « dramaturgie », au sens où l’entendent Lavandier et Robert McKee, ou sur les enjeux de la tension narrative, comme y invite Raphaël Baroni, constitue du reste une voie à frayer pour renouveler la pédagogie littéraire et sortir des stéréotypes scolaires où s’enferre l’étude des structures narratives.
Pour prolonger ces analyses, il manque à ce jour un ouvrage théorique sur la didactique de la bande dessinée en classe de littérature, pour les différents cycles scolaires.

Enseigner les langues avec la bande dessinée

En didactique des langues et des cultures, la bande dessinée est largement présente dans les manuels d’enseignement. Son entrée en classe de langue date des années 1970, lorsque s’élabore l’approche communicative.
Sur le plan linguistique, la bande dessinée permet de paraphraser, analyser, interpréter, comparer, dans la tradition de « l’explication de texte ». En outre, par la place qu’elle accorde aux modes de communication non verbaux (attitudes, gestes, mimiques) ainsi qu’aux marques de l’oralité, elle est également inductrice, en classe, de simulations, de mises en scène et de jeux de rôles, qui permettent de « parler avec » ou « d’agir sur » autrui, en produisant des actes de parole. 
Sur le plan culturel, le jeu fréquent que la bande dessinée instaure avec les stéréotypes culturels et sociaux, permet de développer un travail sur les représentations que l’on se fait de l’autre. Qu’elle représente des personnages enfermés dans leur milieu ou en interaction avec d’autres cultures, elle favorise une réflexion sur les représentations croisées, particulièrement bénéfique pour la compétence interculturelle.

Le médium développe volontiers des fictions à caractère plurilingue : nombre de bandes dessinées juxtaposent ou télescopent des registres de langue, des sociolectes et dialectes différents, correspondant à des personnages tout à fait typés. Pensons à la syntaxe écorchée d’un Popeye ou à l’anglais oxfordien du Surfer d’Argent, qui ne manque pas d’étonner plus d’un Américain. Lorsque les fictions en bande dessinée mettent en scène le télescopage de ces pratiques langagières, à l’image d’un René Goscinny qui excelle, dans Astérix chez les Bretons, à parodier le langage très « posh » de l’Upper Middle Class en traduisant certaines expressions littéralement, il apparaît que la bande dessinée est tout à fait propice à problématiser la question des médiations entre les personnes, c’est-à-dire la capacité à interpréter, reformuler, la parole de l’autre, mais aussi à comprendre ses comportements et à adopter un comportement acceptable dans une société multiculturelle.

Pour lors, les problématiques liées à l’étude de la BD en classe sont de deux ordres. Le premier tient aux obstacles interculturels, en contexte étranger de faible acculturation au médium. Dans la démarche d’enseignement, comment se décentrer suffisamment pour permettre la réception et l’appropriation d’une forme d’expression qui n’appartient ni à la culture scolaire ni à la culture de référence du pays d’accueil ? Et quelles passerelles mettre en œuvre avec la culture existante ? La question du décentrement est en particulier incontournable lorsqu’il s’agit de faire découvrir la bande dessinée franco-belge : en effet celle-ci est tellement ancrée dans la culture francophone européenne, que le risque d’une démarche ethnocentrée n’est jamais à exclure.
Le second problème tient à l’instrumentalisation du médium à des fins prétexte. Comment faire en sorte de développer une démarche intégrée, qui articule l’enseignement de la compétence à communiquer, l’enseignement de la compétence culturelle et l’étude des particularités sémiotiques du médium, afin de mettre en valeur les singularités littéraires et plastiques de l’œuvre étudiée ? Il semble en effet essentiel que les œuvres d’auteur soient aussi étudiées pour elles-mêmes, afin d’en apprécier la valeur esthétique et la portée littéraire. Il s’agit au final de reconnaître, dans les productions des littératures dessinées en langue cible, des valeurs universelles qui constituent notre « fonds commun d’humanité », autrement dit de construire la compétence transculturelle, conformément à l’enseignement classique des humanités.

Bande dessinée et enseignement des sciences

Dans le domaine des sciences, géographiques, économiques ou exactes, il manque aujourd’hui une somme qui soit le pendant du travail de didactisation en cours dans le domaine des Humanités. Car même si l’utilisation de la bande dessinée est extrêmement marginale, le médium est parfois utilisé par certains enseignants pour introduire ou illustrer une problématique : par exemple la question de l’offre et de la demande dans Obélix et compagnie, la question des frontières géographiques dans les pays représentés, ou encore les défis aux lois de la physique ou de la mécanique dans telle planche de Gaston Lagaffe ou de Léonard.

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La priorité de l’enseignement scolaire demeurera toujours l’atteinte des objectifs d’apprentissage qui sont les siens. Aussi est-il normal que l’intégration de la bande dessinée se fasse tout d’abord sur le mode de l’usage, et que la bande dessinée soit pensée au service de finalités éducatives extérieures. Mais une fois ce cadre posé et admis, une grande marge de manœuvre demeure dans la façon d’aborder l’étude de la bande dessinée en classe. La question est alors de savoir comment éviter une instrumentalisation trop réductrice du médium. De ce point de vue, la réflexion pédagogique et didactique sur la bande dessinée semble faire preuve aujourd’hui d’une maturité à même d’impulser ou de renouveler dans le bon sens les pratiques de classe.

Nicolas Rouvière

Bibliographie

  • Collectif, Lecture et bande dessinée, Actes du premier colloque international « Education et bande dessinée », La Roque d’Anthéron, 16 et 17 janvier 1977, Objectif Promo-Durance, 1977
  • ‒, Histoire et bande dessinée. Actes du deuxième colloque international « Education et bande dessinée », La Roque d’Anthéron, 16 et 17 janvier 1979, Objectif Promo-Durance, 1979.
  • Guyon, Laurent, La Bande dessinée – lire un récit complexe, Bordas, 2002.
  • Helsby, Wendy, Comics in Education – The link between Visual and Verbal Literacies : how readers read comics, Southampton : Faculty of Educational Studies, University of Southampton, 1999 (thèse de doctorat).
  • Mak dit Mack, Histoire et bande dessinée, Grenoble : CRDP de Grenoble, 2006.
  • Mitterrand, Odette, Ciment, Gilles (dir.), L’Histoire par la bande, bande dessinée, histoire et pédagogie, Syros, 1993.
  • Porret, Michel, Objectif Bulles : bande dessinée et histoire, Genève : Georg, 2009.
  • Rouviere, Nicolas (dir.), Bande dessinée et enseignement des humanités, Grenoble : Ellug, 2012.
  • Roux, Antoine, La BD peut être éducative, Ed. de l’École, 1970 ; La BD, références et suggestions pédagogiques, CNDP, 1984 (rééd. 1986).
  • Thiebaut, Michel, « Histoire et bande dessinée », Mélanges Pierre Lévêque, 3. Anthropologie et société, Les Belles Lettres, 1989, p. 447-464
  • ‒, L’Antiquité vue dans la bande dessinée d’expression française (1945-1995). Contribution à une pédagogie de l’Histoire ancienne, Besançon, Université de Franche-Comté, thèse de doctorat (dir. M. Clavel-Lévêque), novembre 1997.

Corrélats

enseignement (2) : enseigner la bande dessinée – littérature – histoire – géographie – stéréotype – colonialisme – guerre shoah