gigantisme
C’est un paradoxe fécond : la bande dessinée, art des petites images enfermées dans un format contraint, a toujours eu recours au gigantisme, c’est-à-dire à la présentation d’objets, d’êtres, de décors démesurés, hors de proportion. On en trouve des exemples dans les histoires comiques, dans les récits oniriques ou fantastiques et, bien entendu, dans la science-fiction.
[Mars 2016]
C’est un paradoxe fécond : la bande dessinée, art des petites images enfermées dans un format contraint, a toujours eu recours au gigantisme, c’est-à-dire à la présentation d’objets, d’êtres, de décors démesurés, hors de proportion. On en trouve des exemples dans les histoires comiques, dans les récits oniriques ou fantastiques et, bien entendu, dans la science-fiction.
Les caricaturistes du XIXe, au premier rang desquels André Gill (1840-1885), qui croqua toutes les célébrités de son temps, avaient coutume de dessiner des « grosses têtes » sur des corps frêles. Cette hypertrophie de la face permettait au dessinateur de déployer toute sa science du portrait charge. La tradition s’en poursuivra longtemps, par exemple, au XXe siècle, avec David Levine (1926-2009) ; au XXIe, avec Laurent Blachier.
Les créateurs de BD s’amusent quelquefois à donner à tel ou tel de leurs personnages les traits d’une personnalité connue, mais, soumis à une obligation d’homogénéité dans les codes de la représentation, ils ne font pas usage de ce procédé de « loupe ». Quand Morris caricature Jack Palance (qui prête ses traits à Phil Defer) ou d’autres acteurs dans Lucky Luke, le visage est dans un rapport de proportion normal par rapport au corps. En revanche, quand il dessine les quatre Dalton, avec leurs tailles en escalier, la tête conserve la même grosseur pour les quatre, de sorte que le corps d’Averell mesure quatre têtes mais celui de Joe… une seule.
La bande dessinée d’humour a, en règle générale, tendance à s’éloigner du canon anatomique pour grossir la tête (celle de Mickey est, tout comme celle de Joe Dalton, à peu près aussi grosse que son corps) et, à l’intérieur du visage, à hypertrophier l’appendice nasal. Le « gros nez », comme l’on sait, est emblématique du comique, de Mordillo à Edika, de Bretécher à Cestac, en passant par Gaston ou Achille Talon.
Dans son premier album, l’Histoire de M. Lajaunisse, publié en 1840, Cham surdimensionnait certains des objets et accessoires manipulés par son héros. Dès la troisième planche, pour aller ouvrir la porte de son appartement à laquelle on a « cogné », M. Lajaunisse s’empare d’une clé qui est presque aussi grande que lui. Une fois la porte ouverte, on lui présente une lettre : l’enveloppe est elle aussi géante et l’épitre qu’il en retire, quand elle se déroule à la façon d’un parchemin, le dissimule de la tête aux pieds. Cette entrée en matière est d’autant plus étrange que, dans la suite de l’histoire, et dans ses ouvrages ultérieurs, Cham ne jouera plus de ces ruptures d’échelle. Tout se passe comme si, encore mal assuré de son art, il avait pensé tenir là un ressort comique et s’était aperçu ensuite qu’il était inopérant.
Dans une bande dessinée au dessin minimaliste comme les aventures de Cutlass, le cow-boy de l’Espagnol Calpurnio, c’est le fait que les personnages, en fil de fer, ne mesurent pas plus d’un centimètre sur la page qui oblige le dessinateur à surdimensionner certains accessoires ‒ tout particulièrement les armes à feu ‒ qui, s’ils étaient à l’échelle, ne seraient pas lisibles. De sorte que le revolver de Cutlass est aussi grand que lui !
L’idée du personnage ou du motif « trop grand pour tenir dans le cadre », tel certain chapeau devenu géant dans les Dreams of the Rarebit Fiend (épisode du 12/12/1907) a connu des déclinaisons chez différents auteurs. Dans une célèbre Rubrique-à-brac sur « la girafe », Gotlib en faisait un problème absurde, la girafe étant présupposée trop haute et devant se contorsionner pour loger à l’intérieur des vignettes. Des exemples très précoces de ce procédé, et même antérieurs à McCay, se trouvent chez Gustave Doré (le guide de César Plumet dans les Dés-agréments d’un voyage d’agrément est systématiquement amputé en raison de sa hauteur) et chez Nadar (les nez des actionnaires, dans Mossieu Réac, s’allongent tellement qu’il faut les scinder en deux images pour pouvoir les représenter en entier).
Il n’y a pas que les chapeaux qui croissent dans les Dreams of the Rarebit Fiend ; le gigantisme y est une des figures récurrentes de l’effroi et de la monstruosité. Quelques exemples parmi beaucoup d’autres : l’absorption, par une femme, d’une potion qui fait grossir en une nuit (« Get-Fat-Quick-in-one-night ») la transforme en une matrone opulente qui envahit toute la case (29 oct. 1904) ; un homme pris de boisson se rêve en géant qui taquine le Flatiron Building et la statue de la Liberté, et finit par détruire New York (7 janv. 1905) ; un sac à main en peau d’alligator se transforme en un saurien vivant qui grossit de case en case, jusqu’à ouvrir une gueule géante sur la propriétaire du sac (12 avril 1905) ; une femme rêve que son mari, couché à ses côtés, grandit spectaculairement, jusqu’à ce que la maison entière devienne une cage n’emprisonnant plus que sa tête (28 juin 1906) ; Silas, sous l’effet des compliments qui lui sont adressés au sujet de son numéro de vaudeville, attrape littéralement la « grosse tête », celle-ci enflant jusqu’à éclater (22 nov. 1906) ; épisode auquel semble répondre celui dans lequel un écolier a de tels souliers de plomb pour se rendre en classe que ses pieds gonflent jusqu’à l’empêcher d’avancer (20 mars 1909) ; citons encore ce chapeau de femme tellement grand qu’il faut cent hommes pour le livrer, qui a l’apparence d’une soucoupe volante et qui, s’abattant sur une maison, la réduit en poussière (16 mai 1908). Ce qui rend particulièrement effrayant le célèbre épisode du 5 juin 1909, dans lequel un moustique enfonce plusieurs fois sa trompe effilée dans le front et le nez d’un homme endormi, est évidemment la taille de l’insecte, presque aussi grand que le visage de sa victime. C’est une constante de son inspiration : Silas/McCay ‒ qui était, comme l’on sait, de petite taille ‒ n’a eu de cesse de faire grandir, gonfler ou grossir les objets, les êtres, les parties du corps, pour les rendre menaçants.
Dans La Déviation, célèbre histoire courte signée Gir et parue en 1973 dans Pilote, le récit bascule dans le fantastique suite à la rencontre d’un « grand de surface ». L’appellation est remarquable de pertinence, puisque c’est en effet à la surface imprimée qu’il occupe, proportionnellement aux autres personnages, que, à l’intérieur d’une image, se reconnaît un géant. Celui-ci tient les protagonistes et leur voiture dans le creux de sa main (pendant que le Giraud-personnage lui lit un extrait d’Alice au pays des merveilles !) ; dans la case suivante, la voiture a disparu et la famille Giraud semble confortablement lovée dans la paume d’une sorte de dieu protecteur posant sur elle un regard bienveillant. Cependant, on ne peut manquer d’être frappé par l’étrangeté de la mise en scène, dans la planche qui voit apparaître le géant. Non seulement celui-ci se courbe vers l’avant, ce qui diminue d’autant sa hauteur, mais il est surmonté par un autoportrait de Moebius en très gros plan, dont les proportions sont supérieures aux siennes. En somme, dans cette page, les variations dans l’échelle des plans aboutissent à un non-sens : Moebius paraît plus grand que le géant !
Les géants les plus célèbres de la littérature n’ont pas manqué d’inspirer les dessinateurs. Dino Battaglia a donné, avec le raffinement qu’on lui connaît, sa vision de Gargantua et Pantagruel (Mosquito, 2011 [1979]). Il tira assez peu d’effets très spectaculaires du gigantisme de ses personnages, sinon peut être dans cette image qui résume la guerre picrocholine : les chevaliers ennemis viennent se briser sur un Gargantua granitique, qui semble décimer une armée entière d’un seul coup d’épée.
Le dessinateur Kokor a emprunté à Swift la trame de sa trilogie sur Les Voyages du docteur Gulliver. Ce dernier y fait, comme il se doit, connaissance avec les Lilliputiens. Non seulement Kokor les dessine tout petits, mais il leur prête une autre conformation anatomique : grosse tête sur petit corps, ce qui les signale comme étant d’une autre espèce. La différence d’échelle entre le docteur Gulliver et le peuple lilliputien est très habilement rendue, notamment à travers un recours efficace au très gros plan sur le visage ou les mains du docteur.
Milo Manara a féminisé le mythe, dans un récit érotique intitulé Gulliveriana (Les Humanoïdes associés, 1996). La « géante » y est nue et cadrée de telle sorte que le lecteur ne puisse rien ignorer de la partie la plus intime de son anatomie. Plus loin, elle se retrouve miniaturisée face à un jeune couple et Manara use d’une case en pleine page (splash page) pour souligner la différence d’échelle. Ainsi l’héroïne garde-t-elle la taille qui est la sienne dans les autres vignettes, tandis que les deux personnages qui la fixent sont réellement hors de proportion.
Mais Guido Crepax avait précédé son compatriote de trois décennies. Dans l’épisode des Souterrains, dessiné en 1966, il figurait une géante en voie de pétrification, dont le regard conservait encore le pouvoir de paralyser mortellement. Les protagonistes devaient (littéralement) lui passer sur le corps, qui obstruait la totalité du défilé qu’ils avaient à franchir. Finalement un centaure géant, le « Grand Sagittaire », la tuait d’une flèche et emportait son cadavre. Crepax allait à nouveau rendre hommage à Gulliver dans ses Voyages de Bianca, en 1984.
Dans le vingt-deuxième tome des aventures de Thorgal, intitulé Géants (Lombard, 1996), Van Hamme convoque la mythologie nordique pour évoquer la « bataille finale » entre les Dieux et les géants, qui vit la victoire de ces derniers. Thorgal est envoyé au pays des géants pour y récupérer un anneau sacré détenu par leur roi. Il est aussitôt capturé par deux géants enfants, qui le jugent « minuscule » et le traitent comme un jouet, une poupée vivante. Thorgal récupérera l’anneau suspendu au cou du roi en escaladant celui-ci dans son sommeil. Aux prises avec des adversaires incommensurablement plus grands que lui, le valeureux héros triomphe grâce à l’agilité et l’astuce des petits. Car les géants ont ce handicap d’être souvent balourds.
Prenons le géant qui apparaît en couverture de l’album de Johan et Pirlouit La Source des Dieux, prépublié en 1956 dans Spirou. Le hasard, sans doute, veut que l’épisode commence un peu comme les Voyages de Gulliver, puisque les deux héros échouent sur une terre inconnue à la suite d’un naufrage. De géant, il n’est toutefois aucunement question dans l’histoire, jusqu’à ce que Johan et Pirlouit se trouvent nez à nez avec lui, à la planche 24. Il est vêtu d’une peau de bête et armé d’un gourdin, à la manière d’un homme préhistorique. C’est, ici aussi, l’adresse et la malice du petit Pirlouit qui en viendront à bout. Le coup que le géant se porte à lui-même lui brouille la cervelle et le rend inoffensif. Il disparaît une page plus loin, n’ayant représenté qu’un obstacle sur la route de la fameuse source.
L’ogre est une variante du géant. On en trouve un aussi chez Peyo : l’ogre Grossbouf de La Soupe aux Schtroumpfs, envoyé par Gargamel. Benêt et débonnaire, il sera sans peine mené en bateau par le Grand Schtroumpf. On notera le paradoxe de confronter aux petits lutins bleus un géant, alors que n’importe quel humain ordinaire fait déjà figure de géant par rapport à eux.
Dans la série d’Hubert et Bertrand Gatignol Les Ogres-Dieux (Soleil, 2014), les « ogres » sont une famille royale de géants dégénérés, qui passent leur temps à table, à grignoter des humains préparés à toutes les sauces, des humains de la taille d’insectes. La consanguinité a pour effets de rendre les ogres de plus en plus petits à chaque génération. Gatignol multiplie les pleines pages et varie intelligemment les plans, réussissant à rendre crédible et spectaculaire la disproportion entre les personnages.
Galactus, sorte de Dieu qui se nourrit de l’énergie des planètes, est apparu en 1966 dans The Fantastic Four No.48. Cette entité cosmique, loin au-dessus de toute échelle humaine, et au-delà du bien et du mal, deviendra un personnage récurrent de l’univers Marvel. Lee et Kirby relateront son origine en 1978 dans The Silver Surfer, The Ultimate Cosmic Experience ! Pour neutraliser Galactus, qui menace de détruire la Terre, les Quatre Fantastiques avaient fait appel à un autre être du même format, The Watcher, lequel, habituellement, n’intervenait pas dans les affaires de l’univers. Dessinateur de la démesure, Jack Kirby a toujours aimé dessiner des créatures monstrueuses, des robots géants, des machines surdimensionnées. Son Hulk est un colosse. Odin (dans Thor) ou Arishem (dans The Eternals) sont « bigger than life ». Mais avec les entités galactiques que sont Watcher et Galactus, il a su hisser le gigantisme au niveau du mythe.
Dans Watchmen, de Moore et Gibbons, le Dr Manhattan est lui aussi un être quasi divin. Au nombre de ses pouvoirs figure celui de modifier sa taille à volonté. Une image le montre combattant au Viêt-nam, et terrorisant l’ennemi par ses proportions gigantesques.
Un dernier avatar du géant, particulièrement répandu dans les mangas, est le robot. Depuis Tetsujin 28-gō de Mitsuteru Yokoyama (1956), les robots ont proliféré, notamment sous le crayon de l’emblématique Gô Nagai (Goldorak). Appelés mecha, ces sortes de chars d’assaut plus ou moins anthropomorphes, puissamment armés, et qui ont, pour certains, la capacité de se transformer en véhicules, peuvent atteindre des proportions titanesques (comme dans Gurren Lagann, de Kazuki Nakashima). Fréquemment représentés en contre-plongée pour accentuer leur aspect menaçant, les robots géants tiennent plus du jouet que du personnage au sens classique du terme.
Les animaux ont également été très fréquemment frappés de gigantisme. Les bandes dessinées de science-fiction des années trente ont fait leurs choux gras de ce procédé. William Ritt et Clarence Gray en usent dans plus d’un épisode de Brick Bradford. Afin d’« explorer le monde atomique », Brick se fait miniaturiser et entreprend un Voyage dans la pièce de monnaie (dailies, 1937-38). Cette aventure le conduit notamment à affronter une souris géante et, plus loin, un insecte démesuré. Il avait auparavant, lors d’un voyage Au centre de la Terre (Sundays, 1935), capturé et dompté le cheval géant Flamme, puis affronté Taranta, l’effrayante déesse araignée.
Dans un épisode de la saga Saturne contre la Terre, de Giovanni Scolari (que les Français purent lire en 1938-39 dans Le Journal de Toto et en 1967 dans Phénix), les Saturniens conduits par leur chef Mirzar capturent des animaux qu’ils soumettent à des rayons ayant pour résultat de les faire grandir. Ils se servent ensuite de ces grenouilles géantes et de ces bœufs plus grands que des maisons pour dévaster les capitales de la Terre. Manifestement contraint par son découpage serré à quatre bandes, Scolari n’a pas trouvé d’autre solution, pour mettre en scène cet épisode, que de réduire ses personnages humains à la taille de fourmis.
Le Rayon ‘U’, d’Edgar P. Jacobs (1943), est un véritable festival. Calder, Marduk et leur troupe, à la recherche d’un gisement d’« uradium », se retrouvent d’abord confrontés à des animaux censément disparus depuis longtemps : brontosaures, tyrannosaure. Mais, plus effrayant encore que ces dinosauriens, un reptile géant, large comme un autobus et dont la longueur doit bien atteindre plusieurs dizaines de mètres, les menace ensuite. Jacobs utilise une vue en plongée pour en accentuer l’effet. (Le procédé peut être trompeur : n’importe quel objet ou être vivant placé à l’avant plan d’une image paraît beaucoup plus grand que ceux situés plus loin de l’observateur, mais les lecteurs ne se laissent ordinairement pas prendre à cette illusion perspective ; ici le serpent est réellement démesuré, alors que, six pages plus haut, une sorte de varan jaune appelé « dragon des bois » paraissait d’abord gigantesque, en raison de l’effet de profondeur, pour se révéler finalement d’une taille plus acceptable quand il apparaît sur le même plan que les hommes.) Viendront encore un tigre géant à dents de sabre et un poulpe de cauchemar ! Tout le récit est jalonné de ces rencontres terrifiantes.
Lécureux et Poïvet se seront probablement souvenus de l’un ou l’autre de ces précédents quand, en 1953, ils ont imaginé Le Jardin fantastique, qui restera comme l’un des récits les plus célèbres des Pionniers de l’Espérance. Le groupe expérimente une machine qui les rend minuscules. Il explore les abords d’un étang où, à leurs yeux, « les herbes étaient devenues des arbres géants », tandis qu’un papillon est « un monstre aux ailes immenses ». Le professeur observe : « Nous sommes dans un monde qu’aucun humain n’a jamais visité… Toutes les choses que nous avons connues, parce qu’elles ont perdu leurs proportions, nous sembleront extraordinaires… » Moustiques, libellules, araignées, guêpes et autres fourmis vont leur mener la vie dure et leur provoquer d’intenses frayeurs pendant une vingtaine de pages, donnant lieu à des images saisissantes. Dans l’ultime vignette de cette aventure, à peine revenu à sa taille normale, le professeur fait cette déclaration surprenante : « Nous ne connaissons encore qu’une infime partie de ce monde des insectes. J’entreprendrai une seconde expédition. M’accompagnerez-vous ? »
Entre tous les insectes, l’araignée demeure sans doute, aux yeux du plus grand nombre, le plus effrayant ; il n’est donc pas surprenant que le motif de l’araignée géante se retrouve dans nombre de récits fantastiques (comme ne l’ignorent pas les lecteurs de Tolkien et de J.K. Rowling) et dans quantité de bandes dessinées, de L’Étoile mystérieuse, d’Hergé, au récent album de Louise Joor Neska.
Il apparaît aussi chez Crepax, en particulier dans La Forza di gravità (1967), épisode au cours duquel Valentina et une autre jeune femme prénommée Martha partagent un rêve commun dans lequel une araignée gigantesque – de l’espèce lycosa infernalis –, quoique motif de répulsion, participe d’un imaginaire érotique. On trouve un lémurien et une mante religieuse également surdimensionnés dans cette même histoire et, dans d’autres aventures de Valentina, des animaux géants inspirés du Zodiaque (Un poco loco, 1966, Valentina perduta nel paese dei sovieti, 1968) ou simples ingrédients de la fantasmatique crepaxienne.
L’on n’aura garde d’oublier l’espèce de primate géant à la peau rouge et aux pattes munies de terribles griffes, mystérieusement posé sur un arc de béton, que vient taquiner Arzach dans l’album éponyme de Moebius (1976). La confrontation dure quatre pages. Au bas de la deuxième, Arzach se pose derrière le monstre, tenant à la main un couteau. La proximité de celui-ci avec l’appareil génital assez spectaculaire de la créature fait presque nécessairement venir à l’esprit l’idée que le farouche guerrier a pour projet de l’émasculer. Mais il ne se passe rien de tel et, au final, on ne comprendra pas pourquoi il a choisi de venir taquiner le monstre sur son socle.
Enfin, il est un dernier élément qui peut être frappé de gigantisme : le décor. Chez McCay, Nemo est un petit garçon souvent perdu au milieu de palais formidables. Druillet fut le premier dessinateur de science-fiction à faire ressentir l’immensité du cosmos, à confronter son héros (Lone Sloane) à des espace infinis et des architectures cyclopéennes. Dans Mystérieuse matin, midi et soir (1971), relisant Jules Verne, Jean-Claude Forest avait installé ses personnages dans les ramures d’un « arbre-minuit », ainsi nommé à cause de l’ombre géante qu’il porte sur la Terre. Avec son feuillage d’« un bon kilomètre de rayon », l’arbre recouvrait toute l’une des extrémités de l’Île Pourquoi (en forme de point d’interrogation).
Parties intégrantes du décor, les statues colossales ne sont pas rares dans la bande dessinée. Spirou et Fantasio en trouvent une, provenant d’un navire naufragé, dans Les Géants pétrifiés, de Yoann et Vehlmann. Les héros du Rayon ‘U’, arrivant au pied du volcan Urakawa, découvraient que ses pentes étaient couvertes de « gigantesques statues aux yeux phosphorescents ». Jacobs semblait avoir été inspiré par les statues monumentales de l’Île de Pâques, les fameux moaï de basalte. Statues qui, on le découvre dès la quatrième planche, hantent Polza Mancini, le protagoniste de Blast, de Larcenet, et avec lesquelles il entretient, fasciné, un dialogue muet. Le gigantisme, ici, signe la puissance d’une obsession, d’une possession.
Thierry Groensteen
Corrélats
animaux ‒ fantastique ‒ fantasy ‒ imaginaire