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couleur

Gilles Ciment

Après une assez longue période protohistorique (de Töpffer à Christophe), la bande dessinée annonce la couleur lorsqu’elle atteint un large public grâce à la grande presse américaine, qui trouvait là le support idéal pour mettre en valeur l’usage de la quadrichromie. C’est en effet communément l’apparition du Yellow Kid qui marque la naissance de la bande dessinée comme culture de masse : ce sera d’ailleurs en souvenir de ce gamin dessiné par Outcault, ainsi nommé pour le coloris de sa tunique, qu’on appellera la presse à sensation « yellow press », tant la guerre des tirages entre Hearst et Pulitzer se joua en couleurs (la palette Art Nouveau de Winsor McCay, les couleurs tranchées et arbitraires d’Herriman, l’expressionnisme coloré de Frank O. King, les teintes « pétantes » de Cliff Sterrett…).
Depuis lors, et pour toujours, la bande dessinée se partage entre des œuvres en noir et blanc et d’autres en couleurs, les proportions et surtout la connotation de l’une et l’autre pratiques variant selon les époques. Ainsi, d’abord réservée aux planches dominicales, la couleur était un luxe mais devint vite, pour les éditeurs, synonyme d’attrait commercial supplémentaire. C’est ainsi qu’après la guerre, les premiers Tintin ont été refaits pour la couleur, laquelle étend rapidement son hégémonie : en 1985, Thierry Groensteen remarquait que « dans le contexte de l’édition française où trois albums sur quatre sont en couleurs, la collection des "Romans (À Suivre)", la collection "BD noire" de chez Glénat ainsi que les albums des éditions Audie et Futuropolis sont les derniers îlots de résistance à l’impérialisme de la quadrichromie. » Cette logique conduit les éditeurs à demander à Mœbius de colorer son Cauchemar blanc et son Major Fatal, ou à dénaturer nombre d’œuvres conçues pour le noir et blanc, de Will Eisner à Hugo Pratt. Sous couvert d’efficacité commerciale, on aboutissait à des contresens stylistiques : en effet, créer pour la couleur implique des préoccupations esthétiques particulières, les rapports de tons, les harmonies colorées, les symboliques chromatiques devant s’insérer dans les valeurs de noir et de blanc, voire les supplanter.
À la fin du siècle dernier, un rééquilibrage s’est opéré. Si (À Suivre) et Futuropolis, champions du noir et blanc des années 1980, ont disparu, ils ont donné naissance à une génération entière de dessinateurs nourris de Pratt, Muñoz, Altan, Forest et Tardi, pour qui la couleur ne saurait être un modèle absolu. L’Association et à sa suite Casterman, les Humanoïdes associés, Le Seuil… publient alors quantité de bandes dessinées en noir et blanc, tandis qu’on réédite luxueusement la version sans couleurs du Garage hermétique. Dans les deux décennies suivantes, la vogue du « roman graphique » et la grande popularité des mangas accordent désormais toute sa place à une bande dessinée en noir et blanc et font corollairement de la couleur un choix.

[septembre 2012]

Après une assez longue période protohistorique (de Töpffer à Christophe), la bande dessinée annonce la couleur lorsqu’elle atteint un large public grâce à la grande presse américaine, qui trouvait là le support idéal pour mettre en valeur l’usage de la quadrichromie. C’est en effet communément l’apparition du Yellow Kid qui marque la naissance de la bande dessinée comme culture de masse : ce sera d’ailleurs en souvenir de ce gamin dessiné par Outcault, ainsi nommé pour le coloris de sa tunique, qu’on appellera la presse à sensation « yellow press », tant la guerre des tirages entre Hearst et Pulitzer se joua en couleurs (la palette Art Nouveau de Winsor McCay, les couleurs tranchées et arbitraires d’Herriman, l’expressionnisme coloré de Frank O. King, les teintes « pétantes » de Cliff Sterrett…).
Depuis lors, et pour toujours, la bande dessinée se partage entre des œuvres en noir et blanc et d’autres en couleurs, les proportions et surtout la connotation de l’une et l’autre pratiques variant selon les époques. Ainsi, d’abord réservée aux planches dominicales, la couleur était un luxe mais devint vite, pour les éditeurs, synonyme d’attrait commercial supplémentaire. C’est ainsi qu’après la guerre, les premiers Tintin ont été refaits pour la couleur, laquelle étend rapidement son hégémonie : en 1985, Thierry Groensteen remarquait que « dans le contexte de l’édition française où trois albums sur quatre sont en couleurs, la collection des "Romans (À Suivre)", la collection "BD noire" de chez Glénat ainsi que les albums des éditions Audie et Futuropolis sont les derniers îlots de résistance à l’impérialisme de la quadrichromie. » Cette logique conduit les éditeurs à demander à Mœbius de colorer son Cauchemar blanc et son Major Fatal, ou à dénaturer nombre d’œuvres conçues pour le noir et blanc, de Will Eisner à Hugo Pratt. Sous couvert d’efficacité commerciale, on aboutissait à des contresens stylistiques : en effet, créer pour la couleur implique des préoccupations esthétiques particulières, les rapports de tons, les harmonies colorées, les symboliques chromatiques devant s’insérer dans les valeurs de noir et de blanc, voire les supplanter.
À la fin du siècle dernier, un rééquilibrage s’est opéré. Si (À Suivre) et Futuropolis, champions du noir et blanc des années 1980, ont disparu, ils ont donné naissance à une génération entière de dessinateurs nourris de Pratt, Muñoz, Altan, Forest et Tardi, pour qui la couleur ne saurait être un modèle absolu. L’Association et à sa suite Casterman, les Humanoïdes associés, Le Seuil… publient alors quantité de bandes dessinées en noir et blanc, tandis qu’on réédite luxueusement la version sans couleurs du Garage hermétique. Dans les deux décennies suivantes, la vogue du « roman graphique » et la grande popularité des mangas accordent désormais toute sa place à une bande dessinée en noir et blanc et font corollairement de la couleur un choix.

Traditionnellement exécutée par des artistes spécialisés (que ce soit dans un système de studios – dans l’industrie du comic-book américain ou dans les studios Hergé par exemple – ou bien dans une configuration de binôme dessinateur-coloriste), la mise en couleurs hérite d’une pratique déjà en vigueur dans les ateliers d’enluminure médiévaux, où régnait la division du travail, les calligraphes ou enlumineurs donnant des indications aux coloristes par des mentions codées. Elle épouse alors la logique du dessin, quitte à n’être pas systématiquement conforme à la réalité (ainsi le ciel derrière les Tuniques bleues sera-t-il jaune et non bleu, afin de mieux détacher les personnages). Venant remplir le dessin a posteriori, elle contribue à renforcer la primauté du trait. Le rapport entre le trait et les aplats qu’il englobe ne saurait être réduit à un simple « coloriage ». Sylvain Bouyer remarquait par exemple que « dans l’œuvre d’Hergé, la fonction locative de la couleur est évidente. Le monde n’est pas représenté de façon "naturelle" ou illusionniste, mais intellectuelle : il est inventorié, découpé en unités formelles (chaise, pelouse, ciel, "vide", etc.) qui ne seront vraiment définies qu’avec la couleur. Car le trait de contour est une frontière ambivalente ; il fragmente l’espace et sert toujours pour deux pièces du puzzle à la fois. En revanche, la couleur n’appartient qu’à l’objet : elle occupe sa surface. »

Cependant l’usage hergéen de la couleur relève toujours d’un certain naturalisme, comparé aux écarts d’un Edgar P. Jacobs (premier coloriste de Tintin, il déroge volontiers au réalisme chromatique dans sa propre production), aux aplats notoirement arbitraires d’un Morris ou d’un Uderzo (qui font virer un personnage au vert ou au bleu, disparaître un décor au profit d’un fond uni d’une couleur vive à valeur symbolique, comme une surface rouge derrière une action violente…), ou à l’usage d’une trame de couleur choisie posée sur toute la surface de la planche déjà coloriée avec un système traditionnel, permettant de fixer une ambiance durant tout le temps d’une séquence.

Des « classiques » jusqu’aux plus « picturalistes », tous les coloristes ou dessinateurs de talent ont convoqué la dimension symbolique, voire métaphorique des couleurs, telle qu’elle est perçue depuis 1810, ainsi que la Farbenlehre (« Traité des couleurs ») de Goethe, dont la perspective était d’analyser « l’effet sensuel-moral des couleurs sur le sens de la vision et, par l’intermédiaire de celui-ci, sur l’humeur ». Difficile d’échapper à cette appréhension dès le premier regard sur une planche d’Enki Bilal et une autre de Nicolas de Crécy : les dominantes bleues, blanches, grises du premier contrastent avec les rouges, oranges et ocres du second. D’un côté une vision mélancolique et pessimiste d’un monde froid, désincarné, mort ; de l’autre une expression fougueuse de la folie.

On le constate, une fois sollicitée pour des raisons que nous dirons décoratives (plutôt qu’économiques, afin de revenir à un registre exclusivement esthétique), la couleur endosse aussitôt des fonctions aussi nombreuses que variées : signalétique, narrative, psychologique, symbolique, spatiale… Polysémique, elle envahit le dessin. Au point que le trait, censé en être l’essence, devient « cerne », que les aplats noirs se fondent en une couleur parmi les autres quand ils ne disparaissent pas purement et simplement au profit de bleus nuit, de bruns ou de pourpres. Expression de la lumière dont se détachent le trait et les zones d’ombre dans le dessin noir et blanc, le blanc lui-même n’a plus droit de cité : il doit être recouvert pour faire oublier la surface du papier, support qui ne doit plus se manifester que dans les bulles. Ces dernières peuvent, dans ce contexte, poser de nouveaux problèmes : tout comme les artistes de la Renaissance eurent une peine grandissante à représenter les auréoles dans une peinture se faisant plus réaliste, certains dessinateurs ont ressenti une gêne à l’égard des bulles, ces exceptions aux conventions illusionnistes qui gouvernent leur dessin.

Certains, de Foster à Loustal, les ont fait disparaître. D’autres, de Jacobs à Sienkiewicz, ont colorié leurs phylactères. D’autres enfin les ont occasionnellement fait profiter du potentiel symbolique de la couleur, des bulles vertes métaphoriques d’Astérix et la Zizanie aux bulles bleues caractéristiques de Dr Manhattan dans Watchmen. Demeurent blancs les espaces inter-iconiques et les marges de la page. Afin de reconquérir le blanc comme couleur à part entière dans la palette du coloriste et non plus comme teinte naturelle du support, certains dessinateurs ont parfois opté pour des marges noires ou colorées, récupérant alors le blanc comme un coloris parmi d’autres dans les dessins.

On l’a vu, la couleur, lorsqu’elle est employée, se trouve investie d’un rôle considérable. Il est d’autant plus paradoxal que cette charge soit traditionnellement déléguée à un autre corps de métier. Longtemps, les coloristes ont été tenus dans le plus strict anonymat, faisant de ces « gens de couleur » de véritables « nègres » de la littérature en images. C’est dans la bande dessinée franco-belge des années 1970 qu’ils ont commencé à être remarqués et surtout crédités : Evelyne Tran-Lê (1971, L’Empire des mille planètes), Studio Léonardo (1973, L’Orgue du diable) ou Anne Delobel (1976, Adèle et la bête). Cette légitimation se généralisa à partir du début des années 1980. Jusqu’alors rémunérés selon un système forfaitaire par planche, certains hissèrent les couleurs de la contribution artistique et commencèrent même à toucher des droits d’auteurs (environ 1% par exemplaire vendu), le plus souvent à la demande des dessinateurs eux-mêmes (Forest pour Danie Dubos, Hermann pour Fraymond, Cabanes pour Marianne Rousseau…), lesquels furent priés par leurs éditeurs de prélever cette aumône sur leurs propres royautés ! Cette reconnaissance aussi tardive que méritée permit alors de relativiser la part du dessin à attribuer au dessinateur, et d’apprécier à leur juste mérite les apports des uns ou des autres. Elle permit aussi de distinguer des conceptions esthétiques comme émanation d’un coloriste rapprochant plusieurs dessinateurs (ainsi de Rochette, Veyron et Pétillon, qui se partagent les pinceaux de Christine Couturier).

La couleur a ses modes. Les années pop art (Jodelle de Guy Peellaert, Saga de Xam de Nicolas Devil) et leurs conséquences (Druillet, Forest…) ont achevé d’affranchir les couleurs de tout « naturalisme », diffusant leur influence dans les productions les plus classiques. Retour au classicisme, conséquence de l’expansion de la couleur directe, influence de la mise en couleurs informatique ? Toujours est-il que se manifeste çà et là le désir de revenir à des couleurs « authentiques ». C’est ainsi qu’en 1989 on a pu enfin lire Little Nemo dans ses teintes originales, après avoir dû se contenter pendant des décennies d’une alternance de planches monochromes et de trames dénaturées ; que, après des années d’altération progressive, les éditions Casterman ont entrepris en 1996 la restauration des couleurs des Aventures de Tintin. On en vient même à rééditer des classiques (Blueberry, L’Incal…) avec de nouvelles couleurs, mises « au goût du jour ».

Ces considérations nécessitent sans doute un rappel technique. La conception de la couleur en bande dessinée repose sur la procédure classique qui recourt au « bleu » – que ce soit en s’y pliant, en y faisant référence par mimétisme dans une autre technique, ou en prenant le contrepied. Cette méthode de mise en couleurs ne se fait pas sur la planche originale, mais sur une épreuve fournie par l’imprimeur, déjà réduite au format de parution, où le dessin est reproduit en gris ou en bleu très pâle (d’où son nom : « bleu »). Le travail sur cette épreuve papier est habituellement confié à un assistant : le coloriste. Certains dessinateurs, tels Edgar P. Jacobs, se sont toujours refusé à déléguer ce qu’ils considèrent comme partie intégrante du dessin. Les autres (la plupart) considéraient la couleur comme mineure et subalterne. Et d’ailleurs, venant après un dessin qui a privilégié le trait de contour, et de façon dissociée, la mise en couleur ne peut guère envisager son intervention autrement que sur le mode du coloriage, le plus souvent en aplats. Les couleurs posées sur le « bleu » seront décomposées en cyan, jaune et magenta par le scanner de l’imprimeur. Comme le noir a été filmé à part, il restera noir pur, accentuant la prééminence du trait de contour en venant se surimposer sur la trichromie. Cette technique a engendré un style. On parle souvent de Tintin en convoquant la notion de « ligne claire », qui fait ostensiblement référence au trait, mais la couleur, dans cette œuvre souvent comparée à du vitrail, obéit à des lois équivalentes : jamais d’ombres, de dégradés ou de modelés. 
La technique du Ben-Day (du nom de son inventeur, Benjamin Day), peu connue mais très spectaculaire, est fondée sur la séparation manuelle des couleurs. D’un usage plus fréquent dans les années 1950 et 1960 qu’aujourd’hui et aux États-Unis plutôt qu’en Europe, le Ben-Day utilise directement les techniques de l’imprimerie en offset, chaque ton étant obtenu par combinaison de trames qui correspondent aux couleurs primaires. Ceci permet d’obtenir des teintes qui ne sont jamais trahies, chose fréquente dans la sélection automatique des couleurs par le scanner de l’imprimeur. Pour la quadrichromie, il s’agira donc de réaliser quatre documents – bleu, jaune, magenta et noir – en ayant décomposé mentalement les couleurs choisies, couleurs qui seront donc obtenues en plaçant ou superposant des trames de pourcentages différents sur chacun des documents – un rhodoïd pour chacune des trois couleurs, la planche pour le noir. Swarte, Chaland ou Chris Ware ont utilisé cette technique par référence à un certain type de bande dessinée, et pour sa haute fidélité. La magie est de ne découvrir ses couleurs qu’au moment de la parution, puisque durant la réalisation on n’a travaillé qu’en noir. Ce travail de maniaque convient particulièrement à la personnalité d’un Chris Ware : pour son Jimmy Corrigan par exemple, il livrait à l’imprimeur des calques et un guide for printers, au crayon de couleur sur photocopies. Adoptant une démarche para-oubapienne, Jean-Christophe Menu a fait de cette sélection des couleurs le sujet même de son récit dans Les Aventures de Vert Thépamur. Le Ben-Day peut également s’effectuer à l’aide de lavis successifs et non plus de trames, ce qui exige une fantastique faculté mentale de décomposer les teintes : les couleurs crues, parfois solarisées, de Richard Corben sont ainsi réalisées au moyen de quatre lavis effectués en noir et traités en photogravure simili. Tanino Liberatore, par référence, cherchera le même effet en couleur directe, mais en ayant recours à des outils inhabituels, allant jusqu’aux crayons de maquillage !

Le recours à la « couleur directe » et son expansion représente un grand tournant technique, mais surtout esthétique. Quelques œuvres en couleurs directes avaient paru dans les années 1950 et 1960 en Angleterre (Frank Bellamy, dans Dan Dare aussi bien que dans Heros the Spartan) et aux États-Unis (Harvey Kurtzman dans Little Annie Fanny), et même dans les pages du journal Tintin, (Cuvelier au lavis, Jacques Laudy à l’aquarelle). En France, après le pionnier Calvo dès les années 1940 (La Bête est morte ! et Rosalie), le premier album réalisé en couleur directe fut Arzach de Moebius, ce dernier rapidement suivi par Nicollet, Jeronaton, Eberoni, Bilal, Loustal, Barbier… Après des décennies de règne des coloristes sur « bleu », les couleurs se retrouvaient soudain entre les mains des dessinateurs eux-mêmes, intervenant dans le dessin, et non plus après. Ce sont aussi quantité de techniques et de matières qui pouvaient enfin s’exprimer : aquarelle, acrylique, pastel, encres, crayons de couleur, peinture à l’huile, aérographe, feutres… 
Avec elles, le rendu des matières et des lumières se substitue à la simple mise en valeur du dessin par des aplats, comme l’explique Thierry Groensteen (1993) : « La couleur directe, c’est la couleur directement appliquée sur la planche, indissociable de l’œuvre originale, non plus surajoutée à une image qui pourrait se passer d’elle, mais constituant sa matière même. Les dessinateurs qui se réclament de cette tendance ont une approche plus physique et plus sensuelle du médium, qu’ils abordent d’abord en plasticiens… En somme, la couleur directe rend impropre l’expression “bandes dessinées”, puisqu’il s’agit davantage, chez Barbier, Bilal ou Vink, de “bandes peintes”. » En dessinant les formes au lieu de les remplir, la couleur directe abandonne parfois le trait de contour, et cherche le plus souvent à restituer les modelés et les matières en un graphisme plus illusionniste (Bilal, Hermann…), ou bien la recherche d’une forme d’expression des émotions par les couleurs et leurs résonance (Mattotti, de Crécy…). La première conséquence de cet investissement total du terrain de la couleur par des dessinateurs très nombreux est l’affirmation d’une picturalité possible de la bande dessinée, avec des effets secondaires relevés par Sylvain Bouyer : « Ce n’est pas un hasard si le nombre de cases par planche diminue et les vignettes sont de plus en plus souvent conçues comme de petits tableaux : l’image dilatée est devenue un champ plastique nécessaire depuis que la mise en couleurs picturale a succédé à la mise en couleur traditionnelle. »
Selon la même logique, nombreux sont les artistes qui mènent de front une carrière de dessinateur de bandes dessinées en couleurs directes et une activité de peintre : Lorenzo Mattotti, Alex Barbier, Jacques de Loustal, Enki Bilal, Jacques Tardi… Ce qui a fait voir à certains l’avenir sous de sombres couleurs, craignant une dérive pictorialiste dans les bandes elles-mêmes et, selon Benoît Peeters, « le risque non négligeable de détourner de la bande dessinée quelques-uns de ses auteurs les plus talentueux. Le plaisir des grands formats, la découverte d’une pratique plus gestuelle peuvent conduire à désinvestir de la bande dessinée proprement dite une énergie graphique dont elle aurait le plus grand besoin. » Certes Jean-Michel Nicollet ou Didier Eberoni (lequel apportait à ses bandes dessinées des techniques et composants secrets découverts dans l’exécution de ses tableaux) ont délaissé le 9ème art pour toujours, mais d’autres artistes polygraphes y sont revenus avec une palette encore élargie (Mattotti, Barbier, Loustal…).
La variété apportée par la couleur directe et la diversité de ses techniques a permis aussi que se détachent des personnalités graphiques. Tout sépare en effet les feutres de couleur du premier Beb Deum et les encres et crayons de Cabanes, les acryliques d’Eberoni ou de Nicollet, les aquarelles de Loustal et celles de Barbier… Tous ces artistes ont ajouté une dimension supplémentaire à la bande dessinée, modifiant même la façon dont les dessinateurs restés fidèle aux traditionnels « bleus » peuvent désormais appréhender la mise en couleur de leurs planches. Désormais un certain nombre d’entre eux ont renoncé à déléguer cette opération et se sont mis à adopter une conception plus picturale de la couleur. André Juillard, François Bourgeon ou Frédéric Bézian en ont offert des exemples, et c’est particulièrement frappant dans la série Sambre que dessine Yslaire. D’autres au contraire ont recours à la couleur directe pour un usage minimaliste, souvent monochrome… Démarche paradoxale en apparence seulement, tant la couleur directe apporte des nuances qui renforcent le parti pris de la monochromie.
Mais très vite une autre avancée technique intervient dans la réalisation des bandes dessinées : l’informatique. Ce sont précisément les coloristes qui, à la fin du siècle dernier, s’y intéressent les premiers (notamment Yves Chagnaud en France et le studio Leonardo en Belgique), découvrant les infinités de nuances chromatiques et les effets (dégradés, brillance) rendus possibles par l’ordinateur. Après une période de quasi retour aux bleus (aplats de couleurs déposés à la pipette), puis un passage par l’abus d’artifices numériques, la colorisation informatique est vite domestiquée. Avec la diffusion des tablettes numériques et le perfectionnement des logiciels (notamment les effets de « matières » permettant d’imiter à la perfection l’aquarelle sur papier buvard aussi bien que l’épaisseur de la peinture à l’huile), l’usage de l’ordinateur permet aujourd’hui toutes les expressions chromatiques, rejoignant même la pratique de la couleur directe, fût-elle virtuelle, comme les peintures numériques du Chinois Benjamin.

On retrouve dans cette évolution de la couleur dans la bande dessinée un équivalent de celle de la peinture, telle que Henri Matisse la résumait : « Dire que la couleur est redevenue expressive, c’est faire son histoire. Pendant longtemps elle ne fut qu’un complément du dessin. Raphaël, Mantegna ou Dürer, comme tous les peintres de la Renaissance, construisent par le dessin et ajoutent ensuite la couleur locale. Au contraire, les primitifs italiens et surtout orientaux avaient fait de la couleur un moyen d’expression. (…) De Delacroix à Van Gogh et principalement Gauguin en passant par les Impressionnistes qui font du déblaiement et par Cézanne qui donne l’impulsion définitive et introduit les volumes colorés, on peut suivre cette réhabilitation du rôle de la couleur, la restitution de son pouvoir émotif. »

Gilles Ciment

Bibliographie

  • Bouyer, Sylvain, « Coloriage, picturalité et gros sous », Les Cahiers de la bande dessinée No.60, Glénat, 1984.
  • Fresnault-Deruelle, Pierre, Récits et discours par la bande, Hachette, 1977.
  • Groensteen, Thierry, La Bande dessinée depuis 1975, MA Editions, 1985 ; Couleur directe, Kunst der Comics, 1993 ; Système de la bande dessinée, PUF, 1999 ; La Bande dessinée, son histoire et ses maîtres, Skira-Flammarion, 2009.
  • Peeters, Benoît, La Bande dessinée, Flammarion, “Dominos”, 1993.

Corrélats

encrageligne claire – noir et blanc – planche originaleroman graphiquestyle

Pour aller plus loin

Le métier de coloriste est méconnu en France. neuvième art ouvre ses portes aux coloristes, à leur métier, à leurs pratiques.