religion
La presse confessionnelle a joué un rôle très important dans la gestation de la bande dessinée francophone. Celle-ci, on le sait, s’est développée en premier lieu comme un genre destiné aux enfants. Or, durant l’entre-deux-guerres, en France, et plus encore en Belgique, jeune royaume moins marqué par l’esprit laïque, l’Église catholique contrôlait une grande part des périodiques pour la jeunesse. Des auteurs aussi importants qu’Hergé et Jijé publient leurs premiers récits avec des bulles dans des hebdomadaires chrétiens : Le Petit Vingtième pour le premier, Le Croisé de Namur pour le second. Et la presse catholique joue par exemple un rôle essentiel dans la diffusion des aventures de Tintin dans l’Hexagone. Dès 1930, soit un an seulement après leur création à Bruxelles, les exploits du petit reporter à la houppette sont en effet repris au sein de Cœurs Vaillants, hebdomadaire émanant des « patronages » français pour les garçons. Les réseaux ecclésiastiques, bien structurés, font preuve d’efficacité autant que d’inventivité. C’est ainsi que les aventures de Tintin sont aussi diffusées dans les patronages français sous la forme d’« images fixes », sorte d’ancêtres du dessin animé.
[Novembre 2016]
La presse confessionnelle a joué un rôle très important dans la gestation de la bande dessinée francophone. Celle-ci, on le sait, s’est développée en premier lieu comme un genre destiné aux enfants. Or, durant l’entre-deux-guerres, en France, et plus encore en Belgique, jeune royaume moins marqué par l’esprit laïque, l’Église catholique contrôlait une grande part des périodiques pour la jeunesse. Des auteurs aussi importants qu’Hergé et Jijé publient leurs premiers récits avec des bulles dans des hebdomadaires chrétiens : Le Petit Vingtième pour le premier, Le Croisé de Namur pour le second. Et la presse catholique joue par exemple un rôle essentiel dans la diffusion des aventures de Tintin dans l’Hexagone. Dès 1930, soit un an seulement après leur création à Bruxelles, les exploits du petit reporter à la houppette sont en effet repris au sein de Cœurs Vaillants, hebdomadaire émanant des « patronages » français pour les garçons. Les réseaux ecclésiastiques, bien structurés, font preuve d’efficacité autant que d’inventivité. C’est ainsi que les aventures de Tintin sont aussi diffusées dans les patronages français sous la forme d’« images fixes », sorte d’ancêtres du dessin animé.
Il convient surtout de souligner que le scoutisme catholique, en plein essor durant l’entre-deux-guerres, participe largement à l’émergence de la BD francophone. Mettant en exergue l’esprit d’aventure et développant une esthétique particulière autour de romans, d’images, de calendriers, il devient un lieu d’expérimentation pour les scénaristes comme pour les dessinateurs. Hergé, par exemple, s’est initié à la narration en images, dès 1926, dans Le Boy-scout, organe des scouts catholiques belges. Et les liens entre 9e art et scoutisme se déploient sur un temps long. Franquin, sans avoir lui-même adhéré au mouvement, publie en 1946 ses premiers dessins dans Plein-Jeu, revue des scouts catholiques belges. Par voie de conséquence, des séries de BD « scoutes » verront le jour dans les illustrés non confessionnels, la plus connue étant certainement La Patrouille des Castors, imaginée en 1954 par Mitacq et Charlier, passés tous deux par le mouvement lancé par Baden Powell.
Après 1945, en France comme en Belgique, la presse chrétienne joue un rôle bien moins déterminant. Un périodique catholique comme Petits Belges continue à proposer de la BD ; mais l’essentiel de la création passe dorénavant par des illustrés qui échappent à l’autorité ecclésiastique ‒ même si certains, comme Spirou et Tintin, portés par des milieux croyants, cultivent une certaine identité chrétienne, en particulier par le biais des numéros spéciaux de Noël et de Pâques. Ajoutons que cette collusion avec la presse confessionnelle représente l’une des spécificités de l’école franco-belge. Aux États-Unis, on trouve bien, après 1945, des périodiques chrétiens de BD, comme Treasure Chest, créé pour alimenter les écoles privées catholiques, qui tient un discours édifiant et propose des vies de Saints en images. Il n’en demeure pas moins que les comic strips sont nés dans une grande presse d’information « adulte » et non confessionnelle.
Cependant, la question du fait religieux au sein de la BD est loin de se réduire au problème des supports de publication. Une parution au sein d’un journal chrétien n’implique d’ailleurs pas nécessairement un discours chrétien marqué. Le Petit Vingtième, qui avait à l’origine été conçu pour des louveteaux, privilégiait l’esprit d’aventure, et un récit comme Tintin au pays des Soviets ne contient pratiquement pas de références religieuses, mise à part la présence discrète de scouts catholiques dans les dernières vignettes. À l’inverse, on trouve en 1953 dans Spirou une longue biographie en cases et en bulles du jésuite François Xavier, saint patron des missionnaires, qui est en outre dessinée par un jeune religieux, Pierre Defoux. Il semble donc beaucoup plus pertinent de raisonner sur le contenu des récits en images. On distinguera alors plusieurs niveaux d’imprégnation.
Il existe tout d’abord des BD qu’on peut qualifier d’« hagiographiques » car elles se concentrent sur des figures spirituelles importantes et visent à édifier, à convaincre. En France et en Belgique, le genre a connu un certain succès dans les milieux chrétiens au cours des années 1940-1950, alors même que le clergé exerçait encore une assez forte influence sur la société. Fleurus publie dans l’Hexagone une série de « Belles histoires et belles vies » consacrées aux grandes figures chrétiennes. Mais il s’agit encore de « proto-BD », c’est-à-dire de textes éclairés par des images, selon la tradition spinalienne. L’une des premières véritables BD chrétiennes est le Don Bosco réalisé en 1941 par Jijé pour Spirou. La date de parution relativement tardive renvoie sans doute au fait que le clergé catholique considérait au départ la BD comme un produit d’appel pour la jeunesse et pas comme un vecteur du discours religieux. En tout cas, si dans son Don Bosco, Jijé ne néglige pas les scènes d’action, il n’élude pas non plus les visions et les miracles. Il paraît s’être notamment appuyé sur une biographie pieuse, rédigée par le salésien Prin. Et quand le récit est repris en album en 1943, une préface précise qu’il doit contribuer à renforcer la foi des lecteurs. Le choix du sujet n’était pas un hasard : Don Bosco, qui avait créé des œuvres de charité en faveur de la jeunesse défavorisée, incarnait parfaitement le catholicisme social alors prôné par la maison Dupuis. D’autres auteurs et d’autres périodiques suivront cette voie. Raymond Reding publie ainsi une longue vie de Saint Vincent de Paul dans Tintin en 1951.
La fin des années 1960, marquée par une crise du modèle catholique et par l’essor d’une BD plus irrévérencieuse, marque un temps de repli. Mais le genre recommence à se développer à partir du milieu de la décennie suivante et reste actif actuellement : plusieurs dizaines de titres « chrétiens » sont publiés chaque année, désormais directement en albums. L’éditeur bruxellois Hélyode lance par exemple en 1990 la collection « Coccinelle », avec des biographies en images des deux fondateurs jésuites Ignace de Loyola et François Xavier. Un jésuite belge, Roland Francart, fonde d’ailleurs en 1985 le Centre Religieux d’Information et d’Analyse de la BD, afin de promouvoir la production chrétienne. Cet organisme publie un magazine spécialisé, actuellement intitulé Gabriel, et surtout a institué un Prix international de la BD chrétienne francophone. D’abord décerné à Bruxelles, il est aussi proclamé, depuis 1987, à Angoulême, au cours du festival international de la bande dessinée.
L’attribution d’une telle récompense pose régulièrement au jury la question de ce qui caractérise une BD chrétienne : des principes généreux, humanistes, mais aussi et surtout des références explicites et positives à l’Évangile. Un prix « valeurs humaines » a d’ailleurs été institué en sus, afin de mettre en lumière des albums qui ne seraient pas suffisamment sous-tendus par des considérations spirituelles. En 2016, c’est une biographie en cases et en bulles de Mère Teresa, réalisée par Helfand et Nagar, et d’abord éditée en Inde, qui a reçu le prix international de la BD chrétienne. Ajoutons que dans le cadre de cet événement, des expositions sont parfois organisées à l’intérieur même de la cathédrale d’Angoulême, par exemple sur le missionnaire comme héros du 9e art.
Il convient évidemment de souligner que le genre « hagiographique » ne se déploie pas seulement au sein de la production franco-belge et au sein du monde chrétien « traditionnel ». Pour rester dans le domaine francophone, des Églises prophétiques africaines, nées d’une réappropriation du message religieux européen, utilisent elles aussi la BD. Citons seulement, en trois volumes (entre 2002 et 2010), la vie de Simon Kimbangu, fondateur du Kimbanguisme au Congo-Kinshasa, dessinée par Serge Diantantu. Tout en racontant une aventure liée à l’histoire coloniale, l’auteur se conforme au discours du mouvement religieux en présentant, selon la tradition biblique, un prophète et un martyr qui se révèle en s’opposant à des pouvoirs terrestres corrompus. Le graphisme de Diantantu se rattache à celui de la ligne claire franco-belge.
La veine hagiographique se manifeste aussi dans des écoles plus éloignées des normes européennes et chrétiennes. On pense notamment au Bouddha d’Osamu Tezuka, lancé en 1972 dans le magazine Comic Tom et dont la traduction a fait l’objet de huit albums chez Tonkam, à partir de 1997. L’auteur, célèbre mangaka, y raconte la vie du prince indien Siddhârta, considéré comme le fondateur historique du bouddhisme. Ce récit se distingue par une esthétique ancrée dans la tradition japonaise mais aussi et surtout par un ton assez peu prosélyte. Osamu Tezuka entend moins pousser les lecteurs à la conversion que raconter, au gré d’anecdotes parfois palpitantes, le parcours d’un homme exceptionnel. Ce discours moins apologétique que celui qu’on trouve dans maints récits chrétiens franco-belges tient sans doute pour partie au fait que le bouddhisme est autant une philosophie qu’une religion, et qu’il repose sur un cheminement spirituel individuel.
L’évocation de cette vie de Bouddha nous conduit à mentionner un cas particulier, qui suppose des contraintes spécifiques : la transposition en cases et en bulles des textes sacrés fondant les « religions du Livre ». Dès la fin des années 1940, des tentatives se déploient dans les milieux catholiques, et notamment en Belgique, où le clergé, moins marqué par une tradition de grande littérature, était peut-être plus ouvert à l’égard du 9e art. L’abbé Balthasar, professeur à Dinant, convainc ainsi Jijé de mettre les Évangiles en images. L’album est publié en 1947 par Dupuis, sous le titre Emmanuel. Un an plus tard, Casterman, grand éditeur catholique belge, propose sa version des Évangiles en BD, dessinée par un jeune écolier français sous le pseudonyme de Pilamm. Des contraintes institutionnelles très fortes pèsent sur ce genre d’entreprise. Jijé avait pu composer son Don Bosco comme il le souhaitait, avec un trait vigoureux et en mettant en valeur des scènes d’action, telle une attaque en rase-campagne par des molosses. Mais pour ses Évangiles en BD, il doit obtenir l’imprimatur, c’est-à-dire l’autorisation de l’évêque du diocèse dans lequel l’ouvrage sera édité, et composer avec les exigences de l’abbé Balthasar. Il opte pour un dessin au lavis, peut-être jugé plus convenable pour un sujet aussi prestigieux. Surtout, il ne peut empêcher son mentor ecclésiastique d’imposer des textes envahissants, qui dévorent parfois une partie des dessins. L’ouvrage, qui s’apparente finalement un peu à un livre illustré à l’ancienne, sera un échec commercial cuisant ! Pilamm, de son côté, travaille avec des laïcs, sans doute plus ouverts aux voies nouvelles, et peut développer une esthétique plus dynamique, directement inspirée de celle d’Hergé. Mais, en 1957, l’archevêque de Lille, peut-être heurté par ces concessions aux normes du 9e art, demandera à Casterman de ne pas réimprimer les ouvrages.
Depuis, les mentalités ayant évolué et la BD ayant acquis ses lettres de noblesse, les textes fondateurs ont souvent été transposés en cases et en bulles. Les milieux protestants, centrés par tradition sur la diffusion la plus large possible des livres sacrés, multiplient les initiatives. La Ligue pour la lecture de la Bible publie par exemple, au milieu des années 1970, une traduction en français d’adaptations en cases et en bulles réalisées aux États-Unis. Mais l’Église catholique n’est pas totalement en reste. En 1977, l’abbé Berthier réalise par exemple avec le dessinateur Le Sourd un Évangile de Jésus Christ en BD, qui sera réédité en un volume par Fleurus en 1991, et qui rencontrera un fort succès dans l’Hexagone. On peut observer que certaines adaptations s’en tiennent à une esthétique très classique. Ainsi, dans sa Genèse, parue en 2009, Robert Crumb, pourtant icône de la contre-culture américaine, choisit de présenter Dieu comme un vieillard rebondi, qui arbore une toge et une immense barbe blanches, selon une tradition anthropomorphique des plus anciennes.
D’autres entreprises traduisent en revanche un essai de renouveau esthétique. Nous pensons en particulier à la Bible en manga publiée au Japon sous l’impulsion de cercles protestants, puis en France, au début des années 2000. Le graphisme d’inspiration japonaise permet de développer une imagerie renouvelée et particulièrement dynamique : Dieu apparaît ainsi au début de la Genèse comme une silhouette diaphane avec, en guise de visage, une sorte de soleil lançant des rais de lumière, et il parle ensuite aux prophètes par le biais de bulles qui épousent la forme d’astres dorés rayonnant.
Disons pour finir un mot des relations entre Coran et bande dessinée. On sait que dans le monde musulman, des contraintes extrêmement fortes pèsent sur la représentation de Dieu et des prophètes. Cela n’a pas empêché certains éditeurs de tenter une transposition en BD, au prix d’aménagements. Ainsi, l’entreprise libanaise Dar-Al Bouraq a lancé en 2006 une Histoire de l’islam dessinée, en arabe, puis en français. Afin de contourner les interdits, les auteurs ont eu recours à un discours très indirect : la rencontre de Muhammad avec le moine Bouhaira est par exemple suggérée par la représentation sur une vignette d’un arbre et d’un nuage…
Mais on ne peut réduire les liens entre 9e art et fait religieux à la seule production « hagiographique ». Nombre de BD contiennent des références plus ou moins éparses à une religion, moins par souci prosélyte que parce qu’elles reflètent la culture de leurs auteurs. On sait par exemple que les premiers comics américains de super-héros ont pour une part fait écho au judaïsme. Jerry Siegel et Joe Shuster, les créateurs de Superman, qui s’épanouit dans Action Comics à partir de 1938, étaient fils d’immigrés juifs européens. Ce n’est donc pas un hasard si le destin de leur super-héros en collant rappelle pour une part celui de Moïse. Superman dérive dans une nacelle perdue dans l’espace, comme le patriarche avait vogué dans son berceau sur le Nil. Et les deux personnages, adoptés par une famille d’une autre origine, s’emploient à lutter contre le Mal. Certains observateurs établissent par ailleurs des liens entre Superman et la légende du Golem de Prague, créature surnaturelle créée par un rabbin pour protéger les Juifs des persécutions. En tout cas, en 2007, le musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, à Paris, a présenté une exposition sur le 9e art dans laquelle Superman était mis en avant comme un héros « juif ».
De la BD belge des années 1930-1960 se dégage un « parfum catholique » assez évident. Les deux principaux supports, Spirou et Tintin, étaient portés par des milieux croyants, et la plupart des auteurs qui y intervenaient avaient reçu une éducation chrétienne. Que ce soit par souci de rassurer les familles et les éducateurs ou par simple imprégnation culturelle, nombre de récits en images contiennent donc des références catholiques, telle que la présence récurrente de missionnaires dynamiques et salvateurs dans les aventures « exotiques ». La propagande en faveur de l’évangélisation avait été si active qu’en milieu catholique, l’outre-mer devait presque nécessairement être peuplé d’apôtres ! Ainsi, dans Tif et Tondu au Congo, dessiné par Fernand Dineur et paru dans Spirou en 1939, les deux héros rencontrent un sympathique Père barbu en soutane blanche, qui leur fait visiter sa « mission » et leur explique comment cette « contrée sauvage » a été « civilisée ».
On retrouve, plus ou moins furtivement, une telle figure chez Lambil, dans divers volets de sa série Sandy et Hoppy édités au cours des années 1960 dans le même hebdomadaire. Il importe de souligner que de telles références, si elles peuvent révéler en filigrane l’engagement d’un auteur, comme Jijé, qui se disait croyant convaincu, se résument parfois à de simples « coquilles vides ». Jacques Martin avouera ainsi qu’il avait fait intervenir un louveteau dans les aventures de Lefranc pour faire écho au grand succès du mouvement de jeunesse catholique, mais qu’il n’avait lui-même nullement la fibre scoute. À partir de la fin des années 1960, le recul de l’influence ecclésiastique conduira certains auteurs et éditeurs à effacer d’anciennes références religieuses. Ainsi, lorsque la maison Dupuis réédite en 1987 une aventure de Valhardi intitulée Les Êtres de la forêt, le scénariste, Yvan Delporte, en profite pour éliminer des expressions trop marquée, comme la référence à un Dieu salvateur en cas de danger mortel.
Certaines de ces aventures non confessionnelles mettent aussi en scène, pour les besoins de l’intrigue, des religions antiques ou extra-européennes. Les auteurs font alors plus souvent écho à des clichés construits dans leur culture d’origine qu’à un discours documenté. Dans Le Mystère de la grande pyramide, Edgar P. Jacobs livre bien quelques informations sur le culte d’Aton. Mais il exploite par ailleurs les légendes élaborées autour de la malédiction lancée par les pharaons dont les tombeaux seraient violés, et cultive une veine fantastique, en montrant un prêtre égyptien doté de pouvoirs « magiques ».
De même, la BD belge des années 1930-1960, féconde en aventures situées sur le continent noir, présente en général les cultes traditionnels africains comme de simple « superstitions », nuisibles ou risibles. Dans Tintin au Congo, le « sorcier » des Babaorom apparaît comme un être perfide, qui fait alliance avec les envoyés des gangsters de Chicago et qui n’hésite pas à revêtir la tenue des cruels « hommes-léopard ». Mais c’est aussi un imposteur, qui ne croit pas lui-même à ce qu’il enseigne, puisqu’il n’hésite pas à profaner un « fétiche » avec une hache, pour pouvoir ensuite en accuser Tintin. Et dans L’Héritage, une aventure de Spirou dessinée par Franquin et parue en 1946, le sorcier africain paraît avant tout tirer ses visions de la consommation effrénée d’alcool ! De telles représentations font écho à la fois à un discours colonialiste, qui mettait en avant la nécessaire « civilisation » d’une Afrique barbare, et à une pensée catholique qui considérait encore qu’il n’y avait guère de Salut possible en dehors de l’Église. Certes, l’ethnologie et la théologie commencent, après 1945, à diffuser une vision plus positive des croyances africaines traditionnelles. Mais la BD belge, littérature de genre visant un public jeune, reste pendant longtemps fidèle aux mêmes clichés. L’émergence, à partir des années 1970, dans le monde francophone, d’une production « historique », bien documentée et destinée à un public plus adulte, permet toutefois de rompre peu à peu avec cette imagerie simpliste. Dans le troisième tome de ses Passagers du vent, paru en 1981, François Bourgeon évoque le culte vaudou du Dahomey. Un dialogue entre l’aumônier du fort de Juda et Isa, l’héroïne, permet au lecteur de comprendre qu’il s’agit bien d’une religion, avec ses Dieux, ses prêtres et ses confréries d’initiés. Et la jeune femme fait malicieusement observer que les Noirs comprennent sans doute mal ces Européens qui condamnent les sacrifices humains, tout en appelant à boire le sang du Christ…
Il convient pour terminer de noter que certains auteurs ne se contentent pas d’illustrer les canons d’un culte ou de décliner des références familières, mais entendent développer une réflexion personnelle et critique sur la religion. Un tel processus a évidemment été rendu possible par l’essor d’une BD plus « adulte », plus engagée et irrévérencieuse, à partir des années 1970. Il s’inscrit dans un phénomène de sécularisation des sociétés occidentales, de prise de distance des individus par rapport aux Églises, et manifeste, notamment dans le monde francophone, une volonté de réaction vis-à-vis de l’ancienne production « bien-pensante ». Selon les auteurs, la vision critique des clergés et des cultes se fait plus ou moins virulente. On retrouve ici tous les degrés d’un anticléricalisme qui peut aller d’une simple prise de distance, au nom même des valeurs spirituelles, jusqu’à un rejet radical de la foi. Certains auteurs s’attachent par exemple à déconstruire l’ancienne figure du missionnaire « civilisateur » en usant d’une relative violence. Dans Jesuit Joe, paru en 1978 dans Pilote, Hugo Pratt montre un métis devenu un assassin sanguinaire, en partie à cause de l’éducation doloriste reçue chez les jésuites. De même, dans L’Amerzone, une aventure de Canardo située en Amérique latine (1986), Sokal fait intervenir un missionnaire chrétien frustré qui impose des pratiques moralistes ridicules aux autochtones et qui finit face contre terre, tué par ses propres ouailles. Mais la vision critique des Églises et des croyances se déploie parfois avec plus de tendresse et d’humour. On songe par exemple à la Vie passionnée de sainte Thérèse d’Avila imaginée en 1980 par Claire Bretécher : la religieuse y chante « La vie en rose », menace parfois de « cogner » ou lévite de manière impromptue. Cette héroïne décalée est loin d’être haïssable : c’est aussi une forte femme, grande fondatrice de couvents.
De même, dans son manga Les Vacances de Jésus et Bouddha, lancé en 2007, Nakamura recourt à un ton parodique nettement moins engagé que celui des caricaturistes de Charlie Hebdo. Elle montre les deux divinités comme bien éloignées des préceptes religieux qu’elles défendent. Jésus est égocentrique, Bouddha préoccupé par son apparence, et tous deux sont fascinés par la société de consommation. Cependant, ils restent des héros, qui suscitent plus l’empathie du lecteur que la défiance. Et Nakamura demeure fidèle à l’iconographie religieuse traditionnelle, présentant par exemple Jésus comme un personnage élancé, aux traits fins, à la longue chevelure noire, contrairement à ce que fait un Maester dans les aventures plus caustiques de sa Sœur Marie-Thérèse des Batignolles, où le Christ est peint sous les traits d’un petit Portugais bedonnant.
Quelques dessinateurs s’éloignent enfin d’un ton polémique ou humoristique pour se livrer, à travers la BD, à une réflexion introspective sur la foi. Dans un roman graphique avant l’heure, A Contract with God (1978), Will Eisner se penchait ainsi sur la question de ce que le croyant fidèle peut exiger en retour de Dieu, et questionnait des mythes comme celui de Job. Le héros est un rabbin exemplaire, qui lorsque son enfant meurt, décide de rompre son pacte avec le Tout-Puissant et de de se livrer cyniquement au mal. Le récit puise ses racines dans les angoisses de l’auteur, issu de la tradition juive, et qui venait lui-même de perdre tragiquement sa fille. On pourrait aussi évoquer un classique des comics underground : Binky Brown meets the Holy Virgin Mary, créé en 1972 par Justin Green. L’auteur se penche sur sa propre névrose, qu’il attribue à une éducation catholique rigoriste, génératrice d’un sentiment irrépressible de culpabilité. Le poids de cette éducation ressort d’ailleurs dans l’emploi assez paradoxal d’une imagerie chrétienne, avec par exemple cette scène de destruction libératrice de statuettes de la Vierge, et donc presque d’« idoles ». Finalement, tout autant que de sa névrose, Green parlait peut-être de sa nostalgie d’une expérience religieuse.
Philippe Delisle
Bibliographie
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