philosophie
La question des rapports entre bande dessinée et philosophie reste relativement inexplorée : les travaux déjà existants sont peu nombreux et l’on ne peut pas dire qu’il se dégage des thèses reconnues ou faisant autorité sur le sujet. Cet article se propose donc de procéder en deux temps. Tout d’abord, il s’agira d’envisager une classification des rapports possibles entre bande dessinée et philosophie. Ensuite, seront proposées des hypothèses sur les moyens de philosopher propres à la narration séquentielle.
[Août 2014]
La question des rapports entre bande dessinée et philosophie reste relativement inexplorée : les travaux déjà existants sont peu nombreux et l’on ne peut pas dire qu’il se dégage des thèses reconnues ou faisant autorité sur le sujet. Cet article se propose donc de procéder en deux temps. Tout d’abord, il s’agira d’envisager une classification des rapports possibles entre bande dessinée et philosophie. Ensuite, seront proposées des hypothèses sur les moyens de philosopher propres à la narration séquentielle.
À quoi reconnaît-on la philosophie dans une bande dessinée ? La difficulté première est de cerner ce qu’on entend par philosophie – question favorite des philosophes et volontiers interminable. Pour ne pas s’égarer trop longuement, je propose de distinguer simplement trois sens possibles.
1) La philosophie comme discipline historiquement constituée et reconnaissable par un corpus (la philosophie, c’est Platon, Descartes, etc.). Prise en ce sens, la philosophie peut apparaître dans la bande dessinée comme un contenu thématique parmi d’autres. Cela peut aller de la simple répétition (Sfar, Le Banquet – qui ne sert ni la philo ni la BD, comme le souligne Laurent Gerbier, 2007 : 135) à la vulgarisation de l’histoire des idées (Van Lente et Dunlavey, Action philosophers) en passant par l’utilisation de philosophes célèbres comme personnages de fiction (Tom Dieck et Balzer, Salut Deleuze ! et Les Nouvelles aventures de l’incroyable Orphée).
L’exercice de transmission du patrimoine philosophique par la bande dessinée est un exercice de haute voltige, dont on peut vite voir les difficultés. Par exemple, Action philosophers use d’un style comics qui peut vite rendre caricaturales les analyses d’un auteur, comme c’est le cas avec Marx (ainsi, on a droit à une entrée fracassante dans une pièce où Marx abat à la sulfateuse des individus censés incarner des capitalistes : on est à des années-lumière de l’économie politique et de l’analyse de mécanismes structurelles qui n’ont rien à voir avec les individus). A contrario, la métaphysique se heurte à l’impossibilité d’être mise en image (puisque la métaphysique aborde les objets qui sont par-delà la physique : l’esprit, Dieu, etc.). Descartes soutenait que les idées métaphysiques n’ont aucun rapport avec la puissance de l’imagination et que cette dernière est même un obstacle trompeur qu’il faut dépasser pour penser clairement. Il est intéressant de voir que les auteurs peinent grandement à présenter le cogito cartésien en images, et tombent dans des clichés un peu ridicules, voire trompeurs justement – puisque la découverte du cogito n’est pas un eurêka, une intuition géniale, comme le fait immanquablement penser la connotation de l’ampoule.
Ces difficultés peuvent aussi être retournées en avantage : l’expérimentation radicale de l’Oubapo a permis à François Ayroles (dans « Feinte trinité », Oupus 2) de faire un petit chef-d’œuvre de théologie qu’on peut gloser puissamment avec des étudiants de philosophie, tant il est riche. Jouant sur la restriction iconique (ici radicale : faire des cases sans images), Ayroles n’use que du phylactère pour donner à voir qui parle (un enfant, ses deux parents, ou Dieu lui-même) et construit un dialogue aussi spirituel que paradoxal. La mise en page est par ailleurs habile : les questions de l’enfant dessinent un X dans les neuf premières cases en 3 x 3, alors que celles des parents forment un losange – c’est-à-dire une figure fermée qui semble enserrer l’enfant.
Se pose donc une première exigence : la justesse du propos philosophique dans une bande dessinée. Cela va sans dire, mais cela va mieux en le disant : les préjugés qui sévissent à propos de la bande dessinée rendent souvent peu exigeants les éditeurs qui ne s’inquiètent pas toujours de la qualité proprement philosophique d’ouvrages destinés à « vulgariser » ou « amuser ».
Au-delà de ce souci de la pertinence, le plus intéressant est de voir dans quelle mesure le langage de la bande dessinée est utilisé artistiquement pour dire autrement les idées philosophiques, par rapport à ce que permet la prose écrite. Les tentatives aussi diverses que Logicomix (réflexivité sur la pensée cheminant et sur la construction du livre lui-même) ou Asterios Polyp (visions philosophiques du monde (Weltanschauung) respectives des deux protagonistes traduites par des jeux de formes, de couleurs et de nature des traits) donnent à voir des tentatives très abouties de production d’un discours philosophique par la bande dessinée.
2) La philosophie comme démarche de questionnement existentielle (quel est le sens de la vie ? comment savoir si j’aime l’autre ? etc.). On trouvera ici la puissance questionnante de situations et d’histoires dont la portée universelle est susceptible de toucher n’importe quel lecteur, comme dans les strips de Schulz (Peanuts), une histoire muette de déliaison amoureuse (« Le Chat » de Shin’ichi Abe, dans Un Gentil garçon), ou un récit cosmologique remettant l’homme à sa place minuscule et offrant un vertige métaphysique digne du célèbre fragment de Pascal sur les « deux infinis » dans ses Pensées (Jens Harder, Alpha… directions).
C’est ici la dimension peu verbeuse de la bande dessinée qui joue à plein, permettant d’ouvrir l’horizon du sens en laissant le lecteur s’emparer des problèmes. Ce n’est pas pour rien que les grands strips sont souvent riches philosophiquement : la fulgurance y est propice au jaillissement d’une pensée et donne à voir la quotidienneté des interrogations philosophiques – contre le préjugé du caractère exceptionnel des questions philosophiques. À ce titre, la bande dessinée est particulièrement bien disposée à faire circuler la popularité de la philosophie. Au moment où la banalité est enfin thématisée pour elle-même en philosophie (via la philosophie du langage ordinaire : qui nous vient justement d’outre-Atlantique), il est intéressant de relire ces remarques dans l’étude classique de Richard Hoggart, La Culture du pauvre : « La passion du petit détail dans la description des gens et de leur condition est le premier trait qu’il faut prendre en considération pour comprendre l’art des classes populaires. Cet art met en scène ce qui est déjà connu, partant du principe que la vie est passionnante en elle-même. » Le rôle de la philosophie n’est-il pas justement de nous faire voir ce que nous avons sous les yeux et ne savons plus voir ? Concevoir la philosophie comme thérapie de la perception, toujours déjà trop ankylosée par les mots, les idées, les fausses oppositions : tel était le souhait de Wittgenstein. À ce titre, Hobbes, la peluche de Calvin, non content d’être baptisé d’un nom de philosophe, est l’exemple parfait d’une sagesse philosophique s’exerçant dans les petits détails de l’existence.
3) La philosophie comme questionnement critique et libérateur (suis-je l’auteur de mes idées ? une société sans pouvoir est-elle possible ? etc.). Que ce soit pour nous libérer de la peur de la mort, comme le faisait déjà Épicure il y plus de deux millénaires (Coudray et Trondheim, Nous sommes tous morts), pour nous faire vivre des dilemmes moraux qu’affectionne tant la philosophie analytique (Thomas Gosselin, L’Humanité moins un), ou bien pour critiquer les usages sociaux de la religion (Marc-Antoine Mathieu, Dieu en personne), la bande dessinée s’est emparée de bien des problématiques politiques et éthiques classiques. D’une certaine manière, ce sont plutôt ici les possibilités de complexité de la narration qui ouvrent des perspectives singulières à la bande dessinée. L’ampleur de V pour Vendetta, scénarisé par Alan Moore, montre que l’anarchisme, en tant que philosophie politique, peut trouver dans le neuvième art une forme très aboutie de développement.
Voilà donc au moins trois acceptions fort différentes du mot « philosophie » : on ne peut pas faire l’économie de ces nuances de sens pour avoir un discours clair sur les rapports entre philosophie et bande dessinée. Chacune induit différentes conceptions du pouvoir philosophant de la bande dessinée, notamment dans la place qu’y prend le lecteur lui-même.
À ce titre, il existe une articulation un peu malheureuse entre la bande dessinée et philosophie : c’est lorsque celle-ci s’invite de manière ad hoc dans celle-là. En effet, dans la première acception du terme « philosophie », ce qui intéresse c’est la culture philosophique du lecteur, au sens du bagage culturel – c’est-à-dire ce qui permet de gagner au Trivial Pursuit ; de manière pédante, on parle de doxographie. On oscille donc entre deux attitudes assez désastreuses, car elles manquent la spécificité du neuvième art dans sa puissance à rencontrer la philosophie : d’un côté, l’allégorisation où le lecteur projette sa propre culture philosophique sur la bande dessinée, de l’autre, la didactisation où l’auteur veut faire passer un contenu philosophique grâce à cet art supposé plus « facile » d’accès.
Dans l’allégorisation, la bande dessinée devient occasion de reconnaître des thèses identifiables ou des personnages théoriques. La méprise provient de ce qu’on projette sur une œuvre singulière des concepts tout prêts. On a alors droit à des discours savants nous expliquant que lorsque nous lisons nos bandes dessinées favorites, nous faisons de la philosophie sans le savoir. Ce travers porte un nom en didactique, c’est l’effet Jourdain. Par exemple, Hergé proposerait une satire des affres de la communication (Serres, 1970 : il s’agit du premier texte d’un philosophe sur la bande dessinée, où est convoquée la monadologie de Leibniz), les super-héros illustreraient parfaitement les vieilles questions de Platon ou Hobbes (Merle, 2012 : l’objet éditorial consiste à maquiller la littérature parascolaire la plus éculée à coup de couleurs vives et de personnages supposés aimés du public cible, à savoir des lycéens préparant le bac ; on peut rester aussi sceptique sur un objet plus universitaire tombant dans les mêmes dérives de l’allégorisation : McLaughlin, 2005), Franquin fait du Deleuze sans le savoir (Ansay, 2012), etc. La bande dessinée est ici avalée par un discours philosophique qui use de toutes les armes de la discursivité au point de rendre souvent accidentelle la forme du discours glosé (à savoir une bande dessinée).
Dans la didactisation, la bande dessinée fonctionne comme relais didactique de la philosophie, coloriage du gris austère de la pensée. La méprise provient d’une conception « infantilisante » de la bande dessinée : on veut faire passer du philosophique par un support différent, supposé plus accessible. Cela donne des productions souvent désastreuses et bassement commerciales, comme le monde de l’édition de la bande dessinée sait bien le faire (l’association entre Charles Pépin et Jul produit ainsi des œuvres aussi inintéressantes du point de vue de la philosophie que du neuvième art : La Planète des sages, puis Platon La Gaffe). Dès lors, la bande dessinée se met à fonctionner comme vecteur de clichés, au double sens du terme : le cliché de l’image figée crée un cliché dans la pensée (= préjugé). Le raccourci des images va alors à l’encontre des finesses de la pensée, comme en témoigne un Rousseau se mettant à poil et ne s’occupant pas de ses enfants (planche consacrée à Rousseau dans La Planète des sages). On ne peut sans doute pas faire pire en termes de perpétuation des clichés les plus idiots sur Rousseau – et le lecteur n’aura pas avancé d’un iota dans la compréhension de l’immense philosophie politique et éducative de ce dernier…
Avec un effort plus soutenu de réflexion pédagogique, la didactisation donne lieu à des dialogues joliment illustrés. Mais là encore, la forme « bande dessinée » n’apporte rien et n’est pas pensée comme telle. Par exemple, la série des Ninon, dont le scénariste Oscar Brenifier porte la charge philosophique à lui seul, ne perd rien si l’on ôte les images (voir par exemple, Oscar Brenifier et Iris de Moüy, La Vérité selon Ninon, 2005 – une planche est reproduite dans le dossier « Philosophie et BD » du numéro 13 de la revue Neuvième art). Dire cela n’enlève rien à l’intérêt du travail de la dessinatrice, mais cela signifie que la dimension philosophique n’est pas pensée dans les termes même du medium artistique. À titre d’exemple, on peut comparer la forme graphique du propos philosophique dans Ninon (contenue dans le dialogue seul) avec l’écriture philosophique des planches de Relations, irréductible au dialogue (sur la question, classique en philosophie, du « penser par soi-même », voir la première planche de Silvestre, Relations, 1999), ou bien les paradoxes visuellement construits par Philippe Coudray dans L’Ours Barnabé.
Penser la philosophie dans la bande dessinée suppose donc de se demander sérieusement ce que peut spécifiquement la bande dessinée : on ne saurait se passer d’une réflexion esthétique sur le medium lui-même en tant que mode graphique. Ainsi, l’articulation de deux images muettes peut suffire à porter un questionnement puissant, comme le fait Chris Ware dans le volume 18 ½ de l’Acme Novely Library. Y est exposé un discours éminemment philosophique avec une sobriété stupéfiante.
En quel sens peut-on considérer que la bande dessinée est une manière singulière de faire de la philosophie ? Comment peut-on donner à penser « philosophiquement » en faisant de la bande dessinée, par l’utilisation de procédés formels au service d’un message de fond ? Répondre à ces questions suppose d’oser l’hypothèse suivante : la bande dessinée possède des avantages graphiques objectifs par rapport à la discursivité de la prose dans laquelle s’écrit traditionnellement la philosophie, car il y a une force propre à la narration séquentielle.
Le clivage se fait d’abord entre, d’un côté, une prose explicite qui veut déployer une pensée vraie dominée par l’auteur (« j’ai des solutions et je vous les annonce »), et de l’autre, une pensée par images qui cherche plutôt à exercer la pensée du lecteur (« je viens vous questionner et c’est à vous de réfléchir »). Pour citer Diderot, l’écriture philosophique peut choisir d’être soucieuse d’« exercer » le lecteur plus que de l’« instruire », visant moins à lui « apprendre à connaître les forces de la nature » que de lui « faire essayer les siennes propres » (Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature). On accorde alors une primauté au « donner à penser » : les livres qui pensent ne sont pas tant ceux qui nous transmettent des vérités parfaitement identifiées que ceux qui nous font penser.
On n’est plus alors dans un pôle ou dans l’autre de la rencontre (l’auteur cultivé qui didactise la philosophie grâce à la bande dessinée ou bien le lecteur érudit qui montre tout ce que la bande dessinée recèle de potentiel philosophique), mais dans la relation elle-même, dans la rencontre : qu’est-ce que cela nous donne à penser ? L’auteur comme le lecteur se retrouvent interpellés par le récit.
À titre d’exemple, le travail du dessinateur Max, dans la collection de vulgarisation espagnole Filosofia para profanos, n’est pas du tout un faire valoir illustratif permettant de rendre plus tolérable la prétendue austérité du discours philosophique, il est une reprise du questionnement avec les moyens propres à la narration graphique. Il illustre cette grande thèse de John Dewey sur la force de l’art : la manière proprement artistique de résoudre un problème rend justice à la problématicité du réel en lui offrant une existence sensible. Dit autrement, la démarche artistique résout un problème dans la mesure où elle comprend comment l’exposer : un problème est résolu esthétiquement en tant qu’il est exposé. Voilà sans doute un critère puissant pour discriminer lorsqu’un artiste de bande dessinée s’empare d’un problème philosophique avec les moyens qui lui sont propres, c’est-à-dire en trouvant une solution propre à son art pour résoudre le problème auquel il est confronté.
La dimension philosophante d’une bande dessinée est donc inséparable d’une réflexion sur le medium : pourrait-on le dire ailleurs et autrement sans rien perdre ? Le cœur des rapports entre bande dessinée et philosophie pose le problème suivant : l’effet de questionnement philosophique sur le lecteur est-il solidaire du medium ou bien survit-il à la conservation du texte seul ? Bref, la forme « bande dessinée » est-elle contingente pour la production de l’effet philosophique ? Ces questions permettent de proposer une batterie d’hypothèses sur les avantages objectifs de la bande dessinée pour construire un propos philosophique.
1) La puissance de condensation de l’image.
Si la philosophie naît de l’étonnement, comme le soutenaient Platon et Aristote, alors il faut reconnaître à l’articulation des images un fort pouvoir d’emprise sur la pensée. Comme l’on a pu le voir avec Chris Ware ou Max, il n’est même pas besoin de mots pour impacter l’esprit et lui donner à penser. Dans ce rapport d’opposition entre l’intuitif et le discursif, l’auteur de l’Ours Barnabé, Philippe Coudray, dit vouloir « court-circuiter la pensée raisonnée » grâce à l’image (cité par Gaudy, 2007 : 125). Ce pouvoir propre de l’image, ajouté aux possibilités de la narration, donne à la bande dessinée une grande efficacité en termes d’impression – aux deux sens du terme : ça imprime en moi, ça reste, parce que je suis percuté de manière sensible par des images riches de sens. Les problèmes philosophiques sont exhibés d’emblée et compréhensibles par une saisie quasi intuitive.
Ainsi, il est souvent difficile de faire comprendre que la philosophie travaille surtout les problèmes et que les solutions ne sont pas forcément ce qui l’intéresse, justement parce que toute notre éducation nous fait tendre vers l’amour des solutions (des recettes pour s’en sortir) et que la philosophie est une rééducation. Les problèmes sont justement une chance de se transformer, de devenir autre, de gagner en liberté et de se déprendre de notre éducation première… L’intérêt quasi nul du réflexe de vouloir répondre (réflexe façonné dans les esprits par le système scolaire qui privilégie les élèves qui répondent bien plutôt que ceux qui posent les questions embarrassantes) est pourtant rendu perceptible avec beaucoup d’humour par McDonnell en seulement trois cases. Fermer la méditation d’Hamlet par une réponse instantanée (comme dans les sondages) expose parfaitement l’idée philosophique et ouvre à la différence entre l’instantanéisme du régime des solutions et la temporalité longue des problèmes (qui n’est autre que le cheminement de la pensée). La saisie intellectuelle de cette idée serait bien plus longue et laborieuse avec les seuls moyens de la prose habituelle de l’écriture philosophique.
2) La simplification formelle ou la symbolisation.
Une autre force de la bande dessinée est la puissance universalisante de ses traits. La philosophie prétend énoncer des vérités universelles, elle veut dégager des mécanismes affectifs présents chez tous les hommes, bref elle ne veut pas se laisser enfermer dans les particularités et les contingences du réel. Cette opération d’abstraction, qui est la raison en acte, est aussi cruciale dans les choix esthétiques d’un dessinateur.
En un certain sens, la bande dessinée peut réaliser le vieux fantasme des rationalistes : utiliser un langage universel par-delà la diversité des langues. Cette puissance formelle la rend particulièrement propice à intemporaliser ses propos, à les rendre transculturels. L’exemple de Peanuts, monde d’enfants sans aucun adulte, est frappant : chacun peut s’y projeter alors même que personne ne peut se reconnaître culturellement dans cet univers socialement improbable. La fiction abstractive est au service de la véracité du récit : c’est existentiellement très juste parce que Schulz a su extraire (abstraire) la substantifique moelle de l’humaine condition.
3) La sobriété verbale.
La spatio-topie de la page de bande dessinée oblige à une économie des mots. On ne peut pas être verbeux dans une bande dessinée. En ce sens, la bande dessinée possède intrinsèquement un garde fou contre le monologue ou la logorrhée verbale – qualité précieuse pour se prémunir d’un travers courant chez les philosophes. Il suffit de penser aux auteurs qui aiment les phylactères chargés (Greg ou Francis Masse, par exemple) pour sentir combien la parole, même là, reste canalisée par les cadres de l’image. Au pire, ça boursouffle, mais les limites sont vite atteintes. D’ailleurs, les bandes dessinées philosophiques ne sont pas forcément les plus bavardes. De plus, les monologues n’y sont pas bienvenus : c’est comme si la narration séquentielle rendait trop évidente, par sa forme même, l’absurdité du monologue. Du coup, ils y sont rares, sauf pour y apparaître aussitôt pour ce qu’ils sont : le symptôme d’un dysfonctionnement.
Au contraire, les formes dialoguées y sont omniprésentes. Or, comme y insista beaucoup Platon, la pensée est de nature dialogique : on ne pense bien, c’est-à-dire rationnellement (logos), que si l’on traverse (dia) le discours (logos, derechef) par l’échange.
4) La déstabilisation de nos repères, permise par la complexité du langage.
On dit parfois que la philosophie est difficile. Cela est surtout dû à la technicité du vocabulaire et à l’invention conceptuelle souvent éloignée du sens commun. Si la philosophie a des liens avec la surprise spirituelle, le mystère, la nouveauté du regard, il n’y a aucune raison que ces événements de pensée soient réservés aux happy few. Or, précisément, la bande dessinée peut déplacer le regard, interpeller la pensée ou rester sibylline sans jargon technique ni moyens socialement distinctifs. Dit autrement, il y a une sorte d’accessibilité du difficile qui permet de faire l’expérience du mystère, de l’incompréhension féconde. Le lecteur n’est plus exclu d’une idée par des moyens ad hoc (élitisme d’un vocabulaire ardu), il est pleinement dans la saisie d’une idée qui est par elle-même enveloppée d’une aura de mystère. Ceci suppose une réflexion artistique poussée chez les auteurs : on est à l’opposé de la simple « mise en image » aguicheuse, supposée rendre tout de suite plus simple la compréhension d’une idée philosophique.
Il n’est pas rare de se retrouver, au détour d’une mise en page audacieuse, dans une perplexité délicieuse dont la philosophie a le secret. Mais cela se fait comme par débordement généreux, à la marge, sans prétention. Certains auteurs excellent dans cette manière discrète de nous happer dans les arcanes du doute, sans y paraître. Ainsi, le choix de Spiegelman d’animaliser les personnages de Maus interpelle nécessairement le lecteur, certes d’une manière moins directe qu’une réflexion explicitement philosophique sur l’humanité et l’animalité de l’homme, leur dialectique et les jeux de déni qui s’ensuivent ; mais les détours et les médiations tracent des chemins plus sinueux qui ont leurs effets propres sur la pensée du lecteur. Autre exemple, dans une planche du Voyage d’Edmond Baudoin, le dessinateur nous rend perceptible une intuition de Berkeley (esse est percipi : être, c’est être perçu) dans le registre du regard amoureux. On voit se dessiner au-dessus des têtes de deux personnages déambulant le visage respectif de chacun. L’homme qui regarde la femme a le visage de celle-ci qui va jusqu’à se greffer à la place de sa tête dans des proportions démesurées, et réciproquement. Loin de toute monstruosité, c’est l’essence du regard désirant que Baudoin traduit ici superbement : on réalise ce que l’on voit richement (ce dont je prends conscience, je le rends réel), on désire ce que l’on couvre de beauté projetée.
5) La question de la réflexivité.
La bande dessinée est un support qui aime penser ses conditions d’existence. De fait, la mise en abyme est un jeu auquel elle s’adonne beaucoup. Si le cinéma a attendu Monika de Bergman pour qu’une actrice regarde droit dans les yeux les spectateurs et brise ainsi le pacte tacite qui lie le spectateur-voyeur et le réalisateur-mystificateur, la bande dessinée s’est empressée bien plus tôt d’expliciter sa nature fictionnelle, de déconstruire les illusions propres à son art, etc.
Dans ces moments, elle fait nécessairement de la poétique et de l’esthétique, pans majeurs de la philosophie de l’art. Dans un article célèbre, Michel Serres faisait son « au revoir » à l’épistémologie (discours philosophique sur la connaissance scientifique) en arguant du fait que la philosophie n’avait pas à venir « réfléchir sur » des sciences qui avaient désormais les moyens de penser leur propre condition et leurs limites. D’une manière similaire, on ne peut qu’être sensible à la réflexivité critique que la bande dessinée déploie avec ses moyens propres. Ainsi, comment mieux penser la nature des signes qu’avec les signes ? Il y a par exemple une scène dans Pogo, de Walt Kelly, où Albert (le crocodile) suit une leçon d’interrogation : il s’entraîne littéralement à former des « points d’interrogation ». Dès lors, il apprend à manier une autre forme de langage : non plus alphabétique, comme en anglais ou en français, mais idéogrammatique, puisque le point d’interrogation devient ici un idéogramme, de même qu’Albert se demandait juste avant : « comment prononce-t-on ★ ? »
Dit autrement, la bande dessinée est sans doute la mieux placée pour questionner son langage : de même que les physiciens ont pu réfléchir sur la physique en usant du langage physique (donc en se passant de la prose littéraire, trop littéraire, des philosophes), de même les auteurs de bande dessinée peuvent utiliser des outils singuliers qui permettent d’exprimer ce qu’aucune prose ne pourra dire. Je ne dis pas qu’il faut donner son congé à la théorisation de la bande dessinée dans les formes discursives habituelles de la théorie, je souligne simplement le fait que la bande dessinée est un art capable de produire un discours réflexif et critique (deux qualités philosophiques par excellence), privilège qu’ont en commun les arts narratifs et dont elle a très vite pris conscience pour elle-même.
Sébastien Charbonnier
Bibliographie
- Ansay, Pierre, Gaston Lagaffe philosophe. Franquin, Deleuze et Spinoza, Bruxelles : Couleur livres, 2012.
- Gaudy, Hélène, « Le langage de la bande dessinée à l’origine d’un questionnement », Neuvième art, No.13, janvier 2007, p. 124-133.
- Gerbier, Laurent, « L’imagier philosophique de Joann Sfar », Neuvième art, No.13, janvier 2007, p. 134-139.
- McLaughlin, Jeff (ed.), Comics as Philosophy, Jackson : University Press of Mississippi, 2005.
- Merle, Simon, Super-héros & philo, Bréal, 2012.
- Serres, Michel, « Les bijoux distraits ou la cantatrice sauve », Critique, No.277, juin 1970 ; repris dans Hermès II. L’interférence, Minuit, 1972, p. 223-236.
- Deux numéros hors-série de Philosophie magazine : Tintin au pays des philosophes, 2011, et La vie a-t-elle un sens ? Bande dessinée et philosophie, 2013.
Corrélats
écologie – genre – nonsense – réflexivité – religion – violence