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gag

Henri Garric

La notion de gag n’appartient pas en propre à la bande dessinée. Il y a des gags au cinéma, ils caractérisent même un genre de cinéma, le cinéma burlesque. Il y a des gags à la télévision, pensez aux « vidéo-gags ». Il y a, depuis beaucoup plus longtemps, des gags au théâtre et dans tous les arts vivants qui mettent en scène le corps d’un acteur, le cirque notamment. Si l’on suit l’analyse célèbre du rire par Bergson, le gag n’appartiendrait pas même au seul domaine esthétique. Le premier événement qu’il donne en exemple dans son essai est, on le sait, une scène de rue :

[Août 2015]

La notion de gag n’appartient pas en propre à la bande dessinée. Il y a des gags au cinéma, ils caractérisent même un genre de cinéma, le cinéma burlesque. Il y a des gags à la télévision, pensez aux « vidéo-gags ». Il y a, depuis beaucoup plus longtemps, des gags au théâtre et dans tous les arts vivants qui mettent en scène le corps d’un acteur, le cirque notamment. Si l’on suit l’analyse célèbre du rire par Bergson, le gag n’appartiendrait pas même au seul domaine esthétique. Le premier événement qu’il donne en exemple dans son essai est, on le sait, une scène de rue :

Un homme, qui courait dans la rue, trébuche et tombe : les passants rient […]. Une pierre était peut-être sur le chemin. Il aurait fallu changer d’allure ou tourner l’obstacle. Mais par manque de souplesse, par distraction ou obstination du corps, par un effet de raideur ou de vitesse acquise, les muscles ont continué d’accomplir le même mouvement quand les circonstances demandaient autre chose. C’est pourquoi l’homme est tombé, et c’est de quoi les passants rient. 

Bergson, 1940 : 7

Le rire est provoqué par la soudaine raideur qui se pose sur le corps vivant et social : sa souplesse vivante et l’attention que l’homme lui applique par souci de sociabilité s’interrompent tout à coup pour ne laisser apparaître que l’inertie physique du corps. Cette analyse est connue et, si Bergson lui donne par la suite des développements propres aux formes artistiques élevées, elle s’applique d’abord et avant tout au simple événement de la chute. De ce point de vue, la bande dessinée pourrait n’être que l’enregistrement d’un événement par ailleurs banal dans la vie quotidienne. Prenons ainsi quelques cases de L’Étoile mystérieuse : Tintin y apercevant un homme louche sortant du cargo L’Aurore se lance à sa poursuite. Un cordage attaché à une bite d’amarrage retient son pied et il tombe à terre. En quatre cases, on retrouve exactement les éléments qui composent le récit bergsonien : course, trébuchement, distraction (Tintin est trop tendu vers le fuyard qu’il poursuit pour se préoccuper de son propre corps), vitesse acquise qui le font tomber à terre. Comme s’il ne s’agissait que d’une transposition de l’événement comique qui, dans la vie quotidienne, fait rire.

Et pourtant, même ce simple gag n’est pas un « simple gag ». Tout d’abord parce qu’il s’insère dans le récit : l’homme a probablement laissé une dynamite sur le pont du bateau, dynamite que Milou éteindra heureusement en levant la patte dessus – et au fond, en le « ratant », Tintin peut se consacrer à sa tâche essentielle qui est d’agir sur le bateau. Le gag redirige discrètement le récit qui se déployait inutilement dans une direction marginale. Surtout, il s’inscrit dans une série répétée de courses et de chutes : les personnages de L’Étoile mystérieuse ne cessent de courir et bien souvent tombent ou glissent (ainsi Tintin glisse-t-il quelque page plus tôt en essayant de marcher sur des briques qui flottent sur l’eau, et quelques pages plus tard en entrant sur le pont gelé du bateau). Le gag vaut notamment parce qu’il s’inscrit dans une série répétée – selon le principe de comique de répétition qui transforme l’individu vivant en machine.
Cependant, la complexification du gag n’est pas seulement liée à son insertion dans un ensemble plus large. Elle est aussi le résultat du découpage : l’image n’enregistre pas simplement la chute de Tintin mais en appuie les différentes étapes en les organisant sur la double page ; trois cases en bas de la planche de gauche présentent Tintin avant la chute, trois cases en haut de la planche le présentent après. Surtout, la séquentialité même de la bande dessinée accentue la raideur mécanique du gag : chaque case fige un instant et fait ainsi disparaître la souplesse vivante du corps qui court ; cette souplesse ne se conserve que dans la convention graphique du dessin qui accompagne les jambes de petites arabesques et le corps qui tombe d’une série de traits suivants le mouvement. En d’autres termes, la mise en case de la bande dessinée vient comme redoubler l’opposition naturelle à l’événement comique, au gag : là où une raideur naturelle est imposée à la souplesse vivante du corps (par distraction, par inertie), les découpages imposent leur raideur mécanique sur la souplesse du trait dessiné.
On trouve dans l’essai de Bergson une intuition de cette vertu propre à la bande dessinée. Réfléchissant à ce qui fait la part comique inhérente au dessin dans l’œuvre des caricaturistes, il pointe en effet l’alliance de la raideur et de la souplesse vivante du dessin :

Le dessin est généralement comique en proportion de la netteté, et aussi de la discrétion, avec laquelle il fait voir dans l’homme un pantin articulé. Il faut que cette suggestion soit nette, et que nous apercevions clairement, comme par transparence, un mécanisme démontable à l’intérieur de la personne. Mais il faut aussi que la suggestion soit discrète, et que l’ensemble de la personne, où chaque membre a été raidi en pièce mécanique, continue à nous donner l’impression d’un être qui vit. […] L’originalité d’un dessinateur comique pourrait se définir par le genre particulier de vie qu’il communique à un simple pantin. 

Bergson, 1940 : 23-24

Bien entendu, Bergson ne pense pas ici spécifiquement à la bande dessinée, ni à la façon dont elle peut associer la raideur d’un cadre et la souplesse d’un corps dessiné, mais il y a dans cette description une conscience des capacités propres au dessin que la bande dessinée met en valeur dans le gag.
Cette capacité contradictoire qui vient ajouter aux caractéristiques « naturelles » du gag apparaît dès les origines du neuvième art. Thierry Smolderen relève dès le XVIIIe siècle cette contradiction entre un dessin de Hogarth qui fige les corps en mouvement, leur conférant ainsi une raideur comique, et le dessin à la plume de Rowlandson qui se laisse entraîner par l’énergie des « accidents élémentaires » (Smolderen, 2009 : 27-29). Cependant, ce sont les histoires en estampes de Rodolphe Töpffer qui pour la première fois vont faire de cette contradiction la forme du gag en bande dessinée. Un épisode des Amours de Mr Vieux Bois apparaît paradigmatique à bien des égards : Mr Vieux Bois court après l’objet aimé avec une poutre attachée au cou. Ce faisant, il renverse les bourgeois, la garde nationale et finit brutalement stoppé dans sa course quand la poutre se retrouve coincée entre deux arbres.

Rodolphe Töpffer, Les Amours de M. Vieux Bois, planche 12.

Le gag, que ce soit dans la chute finale ou dans les renversements intermédiaires causés dans la foule, associe l’énergie impétueuse du personnage, la vitalité qui anime son corps en mouvement et la raideur des corps, qu’il s’agisse des corps empêtrés les uns dans les autres, ou du corps de Mr Vieux Bois arrêté net dans son élan. La souplesse du trait de Töpffer, qui anime les cheveux du personnage, ses doigts écartés et ses jambes tout en mouvement, s’oppose à la raideur de la poutre, des arbres et de la corde tendue.
Cependant, ce gag ne prend sens que dans la perspective globale du livre : Mr. Vieux Bois ne cesse d’y répéter, sous l’impulsion de son désir pour l’objet aimé, les mêmes gestes ; courses frénétiques vers l’objet ou suicides dépressifs. Le gag s’inscrit ainsi dans une série de duplications qui transforment le personnage en un pantin mécanique, ou pour reprendre les expressions de Thierry Groensteen, en un type comique sous l’empire d’une idée fixe (Groensteen, 2014 : 122). Apparaît ainsi la dimension anthropologique fondamentale du gag : il vient mettre en lumière l’instant où l’humain rentre en contradiction avec lui-même, activant d’une part la vitalité qui fait de lui le centre incontestable du récit et d’autre part en même temps l’inertie matérielle de son corps qui le réduit à une répétition mécanique.

Cette dimension anthropologique nourrit aussi la vertu critique du gag de bande dessinée. On peut sur ce point suivre les analyses que propose Thierry Smolderen dans Naissances de la bande dessinée. La bande dessinée, dès son « invention » par Töpffer, se révèle un art réflexif et porteur d’une ironie constante vis-à-vis des médias contemporains et des formes de la vie moderne, industrielle. Or à chacune des étapes de son histoire, c’est par le gag que la bande dessinée exerce cette ironie. C’est par la dialectique de la vitalité et de la mécanique burlesque que Töpffer ironise l’action progressive chère à Lessing. C’est par cette même dialectique qu’A.B. Frost reprend le procédé chronophotographique inventé par Muybridge et en tire le gaufrier qui deviendra la forme « naturelle » de la bande dessinée au XXe siècle : en opposant à la raideur contraignante et répétitive d’une grille géométrique la souplesse vivante du trait et de personnages aux comportements inattendus, il projette toujours plus la dialectique burlesque du gag sur la forme même du média.
On retrouve cette exploitation consciente et critique dans les gags que Winsor McCay met en scène dans Little Sammy Sneeze (1904-1906). McCay y pousse à bout la logique de répétition d’une mécanique corporelle, encadrée dans un gaufrier géométrique. Le petit Sammy répète dans chaque planche le même éternuement qui vient perturber violemment la logique routinière de la vie quotidienne. Smolderen remarque combien le pouvoir critique et comique des dessins de Frost et de McCay se fonde sur l’exploitation consciente des caractéristiques propres du gaufrier géométrique. Le découpage de l’action suscite des ellipses et crée entre deux cases des « transitions dynamiques ». Ces transitions introduisent au cœur de l’action un blanc, que Smolderen interprète comme un évanouissement, une « perte catastrophique d’ordre et d’information qui marque le passage à la limite ultime – de la vie à la mort. » (Smolderen, 2009 : 133). Nul doute que cet évanouissement se joue au cœur de la dialectique entre raideur et souplesse : c’est au moment où le personnage vivant et la souplesse du trait du dessinateur se perdent dans le cadre rigide du gaufrier, dans la ligne qui sépare un dessin de l’autre, que la vie s’évanouit et laisse place au seul cadre rigide mécanique.

Cette capacité réflexive et critique du gag se rattache surtout, on l’a vu, à l’évolution des moyens techniques d’expression. De ce point de vue, l’intégration de la bande dessinée dans le cadre des journaux, effective avec la grande bataille des quotidiens entre Pulitzer et Hearst aux Etats-Unis autour de 1900, donne sa forme canonique au gag. Il s’agira du strip, limité à une bande (daily strip) ou à une page (sunday page). Ce format court et cette insertion dans la structure quotidienne (et donc répétitive) du journal met l’accent sur la nature mécanique du gag : Buster Brown, d’Outcault, répète ses gaffes et farces et est systématiquement fessé ; Alphonse et Gaston, de Frederick B. Opper, leurs politesses obséquieuses ; Foxy Grandpa, de Carl E. Schulze, ses farces répliquant à celles de ses petits-enfants ; Maud la Mule, tous les jours, refuse d’avancer ; les Katzenjammer Kids construisent une nouvelle plaisanterie contre le Capitaine. On peut voir dans cette forme une routine associant la structure saisonnière de l’Almanach et le réflexe d’achat conditionné – et en effet, le comic strip sera un argument de vente essentiel pour les grands quotidiens américains. À l’évidence, le choix d’un trait simplifié y favorise un langage visuel « lisible » qui accentue la dimension mécanique du gag et minorise la souplesse vivante du dessin. Pour autant, l’essor du gag dans la bande dessinée du XXe siècle n’enterre pas la dialectique burlesque. Si la contradiction entre la souplesse vivante du trait et la raideur du cadre graphique est minorée, elle peut toujours refaire surface. Benoît Peeters a montré le rôle essentiel que jouait à cet égard dans les gags de Tintin la « case fantôme » (Peeters, 32) ; Smolderen a noté comment Chris Ware la réactualisait dans une séquence de Jimmy Corrigan. Franquin, surtout, a donné une forme toujours plus subtile à cette dialectique, jouant, en particulier dans les albums de Gaston Lagaffe d’une souplesse du trait au pinceau et d’une construction implacable de la mécanique des gags (Garric, 2013).

Je n’ai jusqu’à présent parlé que de la dimension physique du gag. En effet, du fait de son articulation première autour du corps comique (quand bien même cette articulation met avant tout en avant le code formel d’expression), le gag est d’abord et avant tout visuel. De ce point de vue, il présente une forte affinité avec la bande dessinée sans parole ou muette (Groensteen, 1997-1998). En principe, le gag n’a pas besoin de paroles pour se déployer. Aussi peut-on tracer un fil muet qui va des « Geschichte Ohne Sprache » des Fliegende Blätter au Game Over de Midam et Patelin, passant par les « Mimodrames » de Henry Mayo Bateman, les histoires du Professeur Nimbus ou Vater und Sohn de e.o.plauen (alias Erich Ohser). Dans ces histoires, le jeu du corps burlesque joue un rôle essentiel. Pour autant, le gag en bande dessinée ne se réduit pas à une dialectique purement visuelle de la souplesse et de la raideur. Les paroles, omniprésentes chez les plus grands auteurs comiques, n’ont pas un rôle de supplément décoratif. Il suffit pour s’en rendre compte d’examiner des bandes dessinées comme Peanuts (1950-2000) de Charles M. Schulz ou plus récemment Le Chat de Philippe Geluck, où le dessin présente des personnages quasiment immobiles. On pourrait penser à l’inverse que l’effet comique de telles bandes dessinées ne réside que dans les paroles des personnages. Dans un strip du Chat, tout le sel comique est porté par les paroles du personnage : « C’est sans doute parce que la médecine a progressé très très lentement pendant des millénaires qu’on a bien dû appeler les malades des patients. » (Le Chat est content, 2000, p. 37). Le jeu de mot entre le sens étymologique de « patient » (celui qui attend) et son sens second (celui qui est soigné) provoque tout le comique. Dans ce sens, le dessin est presque inutile. Pourtant, on peut penser que la présence récurrente du chat, dont les traits ne sont pratiquement pas modifiés d’une case à l’autre, permet justement de mettre en valeur le jeu de mots : la souplesse du langage est opposée à la raideur d’un trait jamais modifié.
La souplesse vivante du langage et les effets de renversements qu’elle nourrit constamment ressort d’autant plus qu’elle entre en opposition avec la répétition à l’identique du dessin. Au fond, les expériences menées par Lewis Trondheim autour de l’itération iconique dans ses premiers albums (Psychanalyse ou Le Dormeur) tirent un effet comique de la simple variation du langage apposée sur la répétition stricte du dessin (Groensteen, 1992).
Il faut ainsi admettre que la dialectique de la souplesse et de la raideur puisse jouer moins sur la dimension visuelle (et donc sur le dessin) que sur la dimension narrative de la bande dessinée. Voyons l’exemple d’un gag des Frustrés de Bretécher intitulé « Ode à Tintin ». Un père surprend sa fille Samantha en train de lire Tintin au pays des Soviets et s’insurge : « Je ne vais quand même pas démissionner au point de laisser ma fille s’imbiber d’anti-communisme primaire à un âge particulièrement réceptif et influençable ».

Claire Bretécher, « Ode à Tintin », détail.

Il est ainsi caractérisé comme un intellectuel de gauche responsable mais un peu raide dans ses principes. Cependant, quand sa fille lui apprend qu’elle a acheté l’album « 15 balles » aux Puces de Montreuil, il change radicalement d’attitude vis-à-vis de ce « torchon fasciste », essayant de savoir s’il s’agit d’une édition originale : « Dis donc si jamais c’était une édition de 46… ça vaut la peau des fesses c’est introuvable ». Ce n’est que quand il s’aperçoit qu’il n’y a rien à en espérer (« 4e trimestre 73 c’est une réédition ») qu’il revient à sa remarque initiale : « Je renonce à éduquer cette gamine… » et la laisse lire son Tintin. L’effet comique du gag tient ici à la solution de continuité dans l’attitude du père : son attitude hyper-critique vis-à-vis de la culture de masse capitaliste entre en contradiction brutale avec sa brusque curiosité de collectionneur, essentiellement causée par l’appât du gain. Bien entendu, il s’agit de désigner le discours politique comme un vernis de surface qui entre en contradiction avec le comportement réel du personnage. Mais cette dénonciation s’articule autour d’une opposition entre l’avancée naturelle et souple du récit et son brusque revirement. Le dessin certes en porte témoignage, opposant la mimique de mépris du père et sa mimique plein d’intérêt pour la « trouvaille », mais c’est essentiellement l’avancée narrative qui soutient le pouvoir comique du gag. Et c’est la séquentialité propre au récit de bande dessinée qui permet cette brusque rupture : c’est en passant de la dernière case de la deuxième ligne à la première case de la troisième ligne que le personnage change brusquement d’attitude, sans transition, sans métamorphose progressive. L’espace interstitiel qui sépare les deux cases découpe le personnage et fait ainsi ressortir sa raideur mécanique imposée à son continuité vivante. On retrouve ainsi les caractéristiques propres au gag physique qui associe souplesse et raideur, favorisés par le gaufrier, mais au lieu que cette dialectique joue essentiellement sur les corps des personnages, elle joue ici sur le récit même.
Sur ce point encore, l’hésitation sur le statut du gag est constante : soit il s’encroûte dans la raideur de routines répétitives qu’il vient à peine perturber, soit il met en scène des ruptures radicales dans le train-train quotidien et recouvre une vertu critique et réflexive essentielle. On retrouve cette hésitation dans la bande dessinée contemporaine. Certes, une bonne partie de la production s’appuie aujourd’hui encore sur des gags courts publiés de façon récurrente dans des revues de bandes dessinées et repris en album – la dimension routinière touche particulièrement ces séries, qu’on pense aux Nombrils (depuis 2004), aux Profs (depuis 2000), aux Rugbymen (depuis 2005), etc. Mais toute une partie de la production se tient dans une position seconde. On peut en voir un bon exemple dans la critique ironique que Boulet adresse aux gags traditionnels : dans une histoire des Notes, l’auteur se représente en train de participer à un cercle de soutien collectif, les R.A. (« Ringards anonymes »), où il vient raconter que malgré une lutte de chaque instant contre la « facilité et le ringard », il est tombé dans la facilité avec le « gag de la planche ».

Boulet, extrait de Quelques minutes avant la fin du monde, Delcourt, 2011.

Le gag représenté s’appuie clairement sur une dialectique de la souplesse et de la raideur : le choc involontaire de la planche est dû à une inattention de celui qui la porte ; la planche par la matérialité du bois et sa raideur vient s’opposer au corps vivant qu’elle endolorit. Il s’agit donc bien d’un gag « classique ». Cependant, l’ensemble du dispositif (le cadre narratif d’une confession chez les ringards anonymes, la case-titre « C’était le gag de la planche » avec la pose théâtrale des protagonistes, les onomatopées très soulignées) le met à distance. Il s’agit là d’un procédé récurrent dans la bande dessinée moderne, qu’on trouvait déjà dans « Le Gag », une histoire de Gotlib parue dans Pilote en 1965. Un jeune dessinateur se voit commander une histoire comique de six pages pour l’après-midi même ; dans un premier temps, il passe en revue tous les gags éculés qu’il pourrait intégrer dans son histoire mais ne voit pas que son environnement multiplie les gags originaux dont il pourrait s’inspirer. C’est alors qu’un enfant jette une peau de banane par terre ; or, au lieu que les passants glissent sur cette peau, chacun l’évite, de façon inconsciente. Bizarrement, l’inattention des patients les empêche de tomber : on a donc là un gag au second degré, puisque le gag traditionnel est évité mais évité justement par la distraction qui transforme l’humain en marionnette mécanique ; par ailleurs, en répétant ce gag détourné à cinq reprises, Gotlib applique le principe de répétition comique à son « anti-gag ».

Le gag se perpétue ainsi tout au long du XXe siècle en exposant explicitement son pouvoir critique mais en maintenant sa dialectique originale de la raideur et de la souplesse. On retrouve ces caractéristiques dans l’intégration du gag aux récits longs. Parce que le gag est un événement où la raideur mécanique du corps entre tout à coup en contradiction avec sa souplesse vivante, il est caractérisé par sa brièveté. Cette brièveté est parfaitement congruente avec l’insertion de la bande dessinée dans les quotidiens. Elle va en revanche poser problème du moment où l’album devient le format privilégié. Cette évolution, on le sait, se manifeste d’abord et avant tout dans le domaine franco-belge. Elle favorisera l’apparition de recueils de gags : dès les années 1930, les gags de Quick et Flupke, d’Hergé, publiés dans Le Petit Vingtième, sont recueillis en albums, comme le seront les gags de Gaston Lagaffe, repris à partir de 1960, trois ans après leur publication dans Spirou. De la même façon, aux États-Unis, les gags de Bringing Up Father sont repris en album dès 1919, les strips des Peanuts dès 1952. Cette solution, si elle apparaît clairement comme une reconnaissance pour les gags, qui deviennent une œuvre propre, hors du support journalistique qui leur a donné le jour, a le défaut d’accentuer leur nature répétitive en juxtaposant des épisodes qui étaient destinées à être lues de façon autonome. Elle détermine un mode de lecture discontinu qui picore les gags selon les envies et se soumet assez peu à la continuité de l’album.

C’est pourquoi la deuxième solution esthétique vers laquelle la bande dessinée s’est orientée peut apparaître plus satisfaisante. La bande dessinée rencontre en l’occurrence le même problème qui préoccupa le cinéma burlesque pendant les années 1920 : trouver un moyen d’articuler dans un récit au long cours des gags par essence courts et autonomes. On sait que Chaplin se tourna surtout vers le mélodrame qui accueille dans sa structure traditionnelle des gags jouant en contraste avec le pathétique de l’intrigue. Mais Harold Lloyd, et surtout Buster Keaton, ont inventé des solutions plus purement burlesques, où la quête d’un personnage, entraîné par son mouvement continu (l’ascension d’un building dans Safety Last (1923), une tempête dans Steamboat Bill Junior (1928), une locomotive dans The General (1926)) permet d’enchaîner des gags sans leur imposer une structure narrative étrangère. C’est cette solution qui sera choisie de façon régulière dans la bande dessinée. C’est déjà celle qui permettait à Töpffer d’accumuler les mésaventures de Monsieur Vieux-Bois : en mettant en œuvre la quête d’un personnage confronté à une série d’obstacles, il invente autant de pièges où la souplesse de sa course se trouvera enfermée dans une réaction raide et mécanique. Cette solution fait retour rapidement dans l’histoire de la bande dessinée, avec les aventures de La Famille Fenouillard, de Christophe (1889-1893), puis dans les albums de Tintin, ceux de Spirou ou encore ceux d’Astérix et Obélix, qui associent de la même façon une trame aventurière et des gags. L’aventure permet de représenter des personnages en déplacement, souvent en course (à pied, à voiture, à cheval), et oppose ainsi leur mouvement frénétique à l’obstacle têtu qui vient stopper la course. Mais l’inclusion du gag dans une histoire longue permet aussi de jouer du principe de répétition comique d’une façon plus subtile que dans un recueil de gags. L’obstacle se répète de façon régulière, souvent parce que le même opposant se présente pour stopper la quête des personnages.
Ainsi, dans Le Nid des Marsupilamis (1960), l’attaque du jaguar est systématiquement déjouée par la force ou la finesse des Marsupilamis. L’alliance subtile de la souplesse (les animaux utilisent des pièges raffinés contre le jaguar, déploient avec élégance leur queue arabesque) et de la chute répétée de façon obsessionnelle (le jaguar tombe dans la rivière et est attaqué par les piranhas) crée un effet comique souligné par la diminution progressive de la longueur de la queue. Il est d’ailleurs à noter que, si le récit permet de justifier la répétition du gag, le gag permet en retour de donner une structuration au récit : le jaguar apparaît dès le début du reportage de Seccotine, accompagne chacune des grandes étapes (le Marsupilami célibataire, le Marsupilami fait la cour à la Marsupilamie, les Marsupilamis convolent, les bébés Marsupilamis grandissent) et vient clore le récit puisque, quand la queue du jaguar a été mangée en entier, Seccotine annonce qu’il s’agit de la « dernière image des mésaventures du fauve », la saison des pluies obligeant à interrompre le reportage et donc la conférence.

André Franquin, Le Nid des Marsupilamis.

En d’autres termes, le gag se voit conférer, du fait de son insertion dans un récit, un rôle nécessairement réflexif, puisque c’est lui qui fait du récit une histoire vraiment complète.

Extrait du blog de Bastien Vivès.

Dans le processus de légitimation de la bande dessinée qui l’a conduite, depuis une trentaine d’année, au statut de « neuvième art », le gag n’a pas joué un rôle important. Trop court, trop volatile ou trop peu sérieux, il a laissé la place à des récits longuement construits, à de belles constructions symétriques, à des œuvres sérieuses. Pour autant, il n’a pas disparu du champ contemporain. Il reste dominant dans les bandes dessinées destinées aux enfants et aux adolescents (pensons à Cédric ou à Titeuf) mais il est aussi présent dans des domaines plus tournés vers les adultes : la vulgarisation scientifique de Marion Montaigne, par exemple, s’appuie régulièrement sur une logique de gag. Le blog BD s’est révélé particulièrement accueillant à cette expression mineure. Sa forme même favorisait les récits courts articulant seulement quelques dessins. Certains des blogs qui ont été le plus marquants, tels « Les aventures de Paka » (http://www.paka-blog.com/), Tanxxx (http://tanxxx.free-h.fr/bloug/), le blog de Frantico (http://www.zanorg.com/frantico/), réactualisent les principes du gag, que ce soit sous sa forme physique ou, plus souvent, dans des jeux de ruptures narratives. J’ai déjà montré comme le blog de Boulet jouait avec distance et ironie avec l’héritage du gag. Le blog de Bastien Vives, « Comme quoi » (http://bastienvives.blogspot.fr/) en donne une relecture très réussie, exposée explicitement sous la forme de strips miniaturisés que le lecteur peut dérouler une fois qu’il a cliqué dessus. Vives y utilise souvent le déroulement vertical pour développer une situation apparemment répétitive, une position presque toujours identique des interlocuteurs, et perturber brutalement le déroulement attendu.

Le gag conserve ainsi, derrière les risques de sclérose qui le guettent, la possibilité de se glisser dans les médias contemporains, d’en retourner et ironiser les codes, de faire voler en éclat leurs certitudes à l’aide de petites discordances. Ces petites discordances certes ne construisent pas un statut de grand art à la bande dessinée qui les articule, mais elles lui offrent quelque chose de plus subtil peut-être, une force de perturbation mineure qui vient se glisser dans les interstices.

Henri Garric

Bibliographie

  • Garric, Henri, « L’engendrement du gag dans Gaston Lagaffe de Franquin », dans L’Engendrement des images en bande dessinée, Tours : Presses Universitaires François Rabelais, 2013, pp. 43-54.
  • Groensteen, Thierry, « Lewis Trondheim : des petits dessins qui montent, qui montent… », interview, dans Toute la bande dessinée 92, Paris : Dargaud, 1992, pp. 129-131.
  • —, « Histoire de la bande dessinée muette », Neuvième Art, No.2, janvier 1997, pp. 60-75 et No.3, janvier 1998, pp. 92-105. 
  • —, M. Töpffer invente la bande dessinée, Bruxelles : Les Impressions nouvelles, 2014.
  • Peeters, Benoît, Case, planche, récit. Lire la bande dessinée, Tournai : Casterman, 1998.
  • Smolderen, Thierry, Naissances de la bande dessinée, Bruxelles : Les Impression nouvelles, 2009.

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