extension du domaine de la non-fiction
(Septembre 2016)
On lira ci-dessous un extrait de mon essai La Bande dessinée au tournant (Les Impressions Nouvelles / Cité internationale de la bande dessinée et de l’image) qui paraît fin septembre à l’occasion des Rencontres nationales de la bande dessinée. J’y détaille les différentes manifestations actuelles de la bande dessinée de non-fiction.
La bande dessinée de reportage, dans laquelle Cabu, Joe Sacco, Jean Teulé et Patrick Chappatte, notamment, ont fait figures de précurseurs, a acquis une forte visibilité grâce, d’une part, à la place que lui ont fait certains mooks, au premier rang desquels la revue XXI et La Revue dessinée, et d’autre part à des albums traitant, à chaud, de sujets d’actualité, comme Greffier, de Joann Sfar, en 2007 (volume de ses carnets consacré au procès de Charlie hebdo) ou Campagne présidentielle, de Mathieu Sapin, en 2012 (qui a suivi François Hollande en campagne, à la manière d’un journaliste), livre qu’est venu prolonger, du même auteur, Le Château, une année dans les coulisses de l’Élysée (2014). Les deux auteurs partagent un atelier avec Christophe Blain qui, de son côté, a publié en 2012 En cuisine avec Alain Passard. Tous ces ouvrages ont bénéficié d’une forte médiatisation.
6e volume des "Carnets de Joann Sfar".
Le premier numéro du trimestriel XXI paraît au cours de l’hiver 2008. L’éditorial annonce que la revue fera « le pari du mélange des approches. Journalistes, romanciers, photoreporters, dessinateurs de BD, documentaristes… Le talent est un passeport universel. » Chaque numéro fait appel à plusieurs dessinateurs et compte un grand reportage dessiné long de 30 planches.
D’autres organes de presse (Libération, Courrier international, Beaux-Arts Magazine…) ont eu recours, avec plus ou moins de régularité, au BD-reportage, l’utilisant comme produit d’appel. Et La Revue dessinée, « magazine trimestriel, numérique et papier, de reportages, documentaires et chroniques en bande dessinée », qui compte Futuropolis parmi ses actionnaires, est venue occupée le même créneau à partir de l’automne 2013.
Les dessinateurs ont démontré que leur mode d’expression se prêtait à la restitution des « choses vues » (pour reprendre le titre d’un livre de Victor Hugo) – sans chercher à dissimuler la subjectivité inhérente à toute représentation. « Porté par la voix, le regard et le corps d’un témoin qui se place à hauteur d’homme, [le reportage en bande dessinée] revendique une vision subjective des faits qui interpelle le lecteur et sollicite sa réaction », écrit Séverine Bourdieu en conclusion d’une excellente étude sur le sujet [1].
Enchaînant les succès de librairie, Étienne Davodeau s’est imposé, en France, comme la figure de proue de cette « bande dessinée du réel », avec une série de livres abordant des questions telles que le conflit entre agriculture biologique et agriculture productiviste (Rural !, 2001) et les « années de plomb de la Ve République » (Cher pays de notre enfance, 2015), ou évoquant la grève d’avril 1950 à Brest, marquée par la mort d’un syndicaliste (Un homme est mort, 2006) [2].
Parallèlement, la bande dessinée propose désormais en librairie de véritables essais sur des sujets scientifiques, politiques ou sociétaux – ou, dans un geste réflexif, sur la bande dessinée elle-même, comme l’avait fait Scott McCloud avec L’Art invisible. Philippe Squarzoni avait été l’un des précurseurs dans ce domaine, avec son diptyque Garduno, en temps de paix (2002) / Zapata, en temps de guerre, inspiré par ses deux séjours au Chiapas.
Plus récemment, des livres comme Logicomix, de Doxiàdis, Papadimityriou et Papadatos (2008, sur les fondements des mathématiques), Alpha… directions, de Harder (2009 ; sur l’évolution du vivant), L’Affaire des affaires, de Robert, Lindingre et Astier (2009-2011, sur le scandale Clearstream), Histoire populaire des Etats-Unis, de Mike Konopacki et Paul Buhle d’après Howard Zinn (2010), Les Meilleurs Ennemis, de Filiu et David B (2011 et 2014, une histoire des relations entre les États-Unis et le Moyen-Orient), ou Bande d’arrêt d’urgence, de Woodrow Phoenix (2013, un pamphlet contre la civilisation de la voiture), pour ne citer que ces quelques titres, ont montré que la bande dessinée pouvait s’emparer de n’importe quel sujet, quelle que soit sa complexité. (…)
Dans l’accélération de cette ouverture de la bande dessinée à l’écriture de l’essai, des éditeurs non spécialisés tels que Magnard-Vuibert, Eyrolles ou Dunod ont montré la voie, souvent en traduisant des ouvrages ayant déjà connu le succès sur les marchés étrangers. On peut compter sur les éditeurs de bande dessinée traditionnels pour coloniser rapidement ce nouveau genre.
Le manga est considéré depuis longtemps, au Japon, comme un excellent outil de vulgarisation. On l’utilise pour initier à l’économie, à l’histoire, à la génétique, au golf ou à la cuisine. Dans le domaine européen, les BD de vulgarisation scientifique sont un phénomène beaucoup plus récent, et en pleine expansion. Venant après des ouvrages comme Economix, de Michael Goodwin et Dan E. Burr (Les Arènes, 2013) ou La Génétique en BD de Larry Gonick (Larousse, 2016), deux titres traduits de l’anglais, la "Petite Bédéthèque des savoirs" lancée par les éditions du Lombard en mars 2016 est à ce jour l’initiative la plus volontariste dans ce domaine, avec douze titres annoncés par an [3].
(…)
Cette tendance va sans doute s’amplifier dans les mois et années à venir. Glénat annonce le lancement, en septembre 2016, d’une collection intitulée "La Sagesse des mythes", sous la direction du philosophe Luc Ferry. Tandis que La Découverte lancera, en 2017, en partenariat avec La Revue dessinée, et sous la direction de l’historien Sylvain Venayre, une "Histoire dessinée de la France". Cette collection de bande dessinée ambitieuse se déclinera en 20 volumes, à raison de 4 titres par an, chaque volume associant un historien et un dessinateur.
On peut noter que, dans ce cas comme pour les sortes de "Que sais-je ?" en BD que publie le Lombard et comme pour d’autres ouvrages (par exemple ceux de la collection "Sociorama" chez Casterman, dont les volumes s’appuient sur des enquêtes sociologiques), le dessinateur est systématiquement associé à un chercheur ou à un expert du domaine traité. De même, David B avait collaboré avec Jean-Pierre Filiu, universitaire spécialiste de l’Islam contemporain, et Davodeau avec Benoît Collombat, grand reporter à France Inter (pour Cher pays de notre enfance). Il serait intéressant d’étudier de plus près le fonctionnement de ces nouveaux « binômes », dont il y a tout lieu de penser que, le plus souvent, ils n’obéissent pas au schéma de collaboration traditionnel entre un dessinateur et son scénariste. Au-delà de la mise en dessin, qui est de sa compétence ordinaire, le dessinateur est bien souvent ici le responsable de la mise en récit d’une matière première amenée par le spécialiste/documentaliste/enquêteur. Il adapte des éléments de savoir pour les exprimer dans le langage de la bande dessinée.
Cependant, la bande dessinée est aussi, désormais, le langage choisi par certains chercheurs pour donner forme à leurs travaux. La première thèse soutenue en bande dessinée avait été, en France, celle du psychiatre Serge Tisseron en 1975, à l’Université Claude Bernard - Lyon I : Une tentative graphique sur l’histoire de la psychiatrie [4]. L’intéressé explique sur son site qu’il a « toujours considéré le dessin comme un acte de symbolisation et d’expression de la même importance que la parole. » Quarante ans plus tard, une « première » analogue s’est produite sur le sol américain avec la soutenance, par Nick Sousanis, à l’Université de Columbia, d’une thèse en science de l’éducation, publiée par les Presses universitaires de Harvard sous le titre Unflattening (en France : Le Déploiement, Actes Sud-L’An 2, 2016). Sousanis y fait l’éloge, en théorie et en acte, de la pensée visuelle. Certaines revues académiques commencent à s’ouvrir à des articles scientifiques en bande dessinée (Angles, en France, publié par la Société des Anglicistes de l’Enseignement supérieur), voire choisissent d’en faire leur spécialité (Sequentials, publié par l’université de Floride) [5]. La mobilisation concertée des ressources du texte et de l’image débouche sur une nouvelle expression de la pensée savante.
Mais le genre non-fictionnel qui s’est développé le plus rapidement ces dernières années est incontestablement le récit biographique, ou biopic. Il avait été inauguré jadis, dans l’espace francophone, par les albums de Jijé et d’Hubinon consacrés à Don Bosco, Baden Powell, Charles de Foucauld ou encore à l’explorateur Stanley : des figures édifiantes et un héros de la colonisation. Citons aussi la collection "Belles Histoires et Belles Vies", moins médiatisée mais plus prolifique. Lancée par les éditions Fleurus peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle proposa près d’une centaine de titres en une vingtaine d’années, de Jeanne d’Arc à l’Abbé Pierre. Il fallut attendre la collection "Une vie une œuvre", coéditée par Daniel Briand et Robert Laffont dans les années 80, pour que le genre se déporte de la sphère pieuse vers la sphère artistique. Elle s’arrêta après six titres seulement (Dali, Toulouse-Lautrec, Bach, Mozart, Hugo et Malraux). Mais, au cours de la dernière décennie, la quasi totalité des plus grands noms de l’histoire de l’art ont vu leur vie racontée en bande dessinée : Picasso, Modigliani, Kahlo, Van Gogh, Dali, Pascin, Chagall, Klee, Rembrandt, Le Caravage, Munch, Schiele, Goya, Hokusai, Léonard, Courbet, Bourdelle (j’en oublie certainement)… Tous ont fait l’objet d’albums (certains en ont même inspiré plusieurs) animés d’intentions plus ou moins didactiques [6].
Et les peintres sont loin d’être les seules célébrités à connaître les honneurs d’une biographie dessinée. Le genre s’étend aux musiciens (Glenn Gould, Robert Johnson, « Mama Cass »... et tous les jazzmen portraiturés dans la collection "BD Jazz"), aux scientifiques (Marie Curie, Darwin, Freud, Einstein...), aux philosophes (Marx, Nietzsche, Sartre...), aux écrivains (François Villon, Rimbaud, Virginia Woolf...), aux hommes et femmes politiques (Jaurès, de Gaulle, Christine Brisset...), aux sportifs (Zidane, Ayrton Senna, Muhamad Ali...) et bien sûr aux grandes figures historiques (Alexandre, Vercingétorix, Charlemagne, Jeanne d’Arc, Napoléon... et bien d’autres – voir notamment la collection "Ils ont fait l’histoire", chez Glénat).
Le parcours d’un auteur comme Edmond Baudoin épouse assez bien cette nouvelle direction prise par l’édition spécialisée : après des albums autobiographiques, des portraits de sa mère, de ses grands-parents, de son frère et de plusieurs de ses amantes, on l’a vu plus récemment se consacrer à une évocation de Salvador Dali puis à l’album, cosigné avec Cédric Vilani, Les Rêveurs lunaires : quatre génies qui ont changé l’histoire (Gallimard/Grasset), où se trouvent réunis quatre figures de savants : Werner Heisenberg, Alan Turing, Léo Szilard et Hugh Dowding.
Les Belles Histoires de l’Oncle Paul qui firent jadis les beaux jours de Spirou ramassaient la vie d’un personnage illustre en quelques pages. Désormais les « histoires vraies » sont gonflées aux dimensions d’un album. Sans toujours échapper aux pièges de l’académisme ou de l’hagiographie.
La vogue actuelle du récit biographique peut sans doute être rapprochée de l’essor du « roman graphique ». En effet, en autorisant une amplitude narrative très supérieure aux albums traditionnels, nombre de romans graphiques ont pu faire de la durée une dimension importante de leur intrigue. S’il n’entre généralement pas dans le propos d’une fiction de dérouler toute la vie d’un personnage, on peut constater que des livres comme Jimmy Corrigan, de Chris Ware, Asterios Polyp, de David Mazzucchelli, ou Habibi, de Craig Thompson – pour emprunter trois exemples au domaine américain – peignent leurs protagonistes à différents moments de leur existence, les dotant ainsi d’un devenir biographique, quand les héros des séries ordinaires sont, eux, à jamais bloqués au même âge. Des récits autobiographiques comme Persepolis, de Marjane Satrapi, ou L’Ascension du Haut Mal, de David B, couvrent de même toute une période de la vie du narrateur et montrent sa transformation au long des années. Ainsi, l’on peut dire que le souci biographique a d’abord investi la fiction, avant de commencer à s’appliquer massivement à des figures de la réalité.
Bande dessinée documentaire, de reportage ou d’enquête, essai, manuel de vulgarisation scientifique, véritable travail académique, récit biographique : à côté du genre autobiographique, le domaine de la non-fiction s’étend de plus en plus, cultivant des ambitions et revêtant des formes variées.
Cette évolution de la production éditoriale en direction d’autres domaines que celui de la fiction ne va pas sans soulever la question de la diffusion de ces albums : où les libraires sont-ils supposés les ranger ?
Jusqu’à présent, la bande dessinée était traitée dans les librairies généralistes et les grandes surfaces culturelles comme un genre littéraire en soi, dont toutes les déclinaisons pouvaient cohabiter à l’intérieur d’un espace spécialisé où l’amateur retrouverait les siens. Désormais, la multiplication des livres de bande dessinée traitant de tel ou tel sujet conduirait assez logiquement à faire éclater l’espace BD, à disposer les albums scientifiques au rayon sciences, les albums à caractère historique au rayon histoire, et ainsi de suite. Si cette nouvelle organisation devait s’imposer, la bande dessinée se dé-ghettoïserait et irait plus directement à la rencontre de nouveaux lecteurs aux intérêts très divergents. Il se passerait, en somme, pour la non-fiction, ce que Will Eisner et Art Spiegelman avaient déjà recherché quand ils avaient publié A Contract with God puis Maus au format roman, en vue de séduire un lectorat non spécialisé.
Thierry Groensteen
(Extrait publié avec l’aimable autorisation de l’éditeur)
[1] « Le reportage en bande dessinée dans la presse actuelle : un autre regard sur le monde », en ligne sur le site de la revue COnTEXTES, 11 | 2012. Mis en ligne le 16 mai 2012. URL : http://contextes.revues.org/5362 ; DOI : 10.4000/contextes.5362
[2] Lire dans ce dossier l’entretien qu’il nous a accordé.
[3] On lira dans ce dossier notre entretien avec David Vandermeulen, le directeur de la collection.
[4] Numérisée en 2009 par la Bibliothèque Inter-universitaire Médicale (BIUM), elle est consultable à l’adresse suivante : http://www.bium.univ-paris5.fr/histmed/asclepiades/pdf/tisseron.pdf.
[5] Pour plus de détails, voir le site de Nicolas Labarre Picturing it. Carnet de recherche sur/en bande dessinée. http://picturing.hypotheses.org/
[6] J’ai analysé ce filon éditorial dans mon article « Figures de l’artiste » [en ligne], NeuvièmeArt2.0, mai 2015. URL : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article928. Glénat a lancé depuis une collection dédiée : "Les Grands Peintres".