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ville

Henri Garric

Un lecteur contemporain de bande dessinée repère presque naturellement ce qui en elle est « urbain » : l’asphalte, les pavés de ses rues, la pierre, la brique de ses murs, le verre et l’acier de ses buildings sont les matières où son corps vient se heurter chaque jour et, en les reconnaissant dans les albums, il reconnaît son environnement naturel. Son regard est plus encore habitué aux lignes de fuite de ses avenues, de ses rails de tramways, toujours arrêtés par le visage d’une façade voire par l’élévation imposante d’un monument. Il y a dans ce mobilier urbain, dans ces panneaux de signalisation, ces réverbères, ces affiches, ces vitrines d’un magasin, une présence diffuse, un décor qui fait que le lecteur contemporain se reconnaît et sait qu’il est « en ville ».

[Janvier 2014]

Un lecteur contemporain de bande dessinée repère presque naturellement ce qui en elle est « urbain » : l’asphalte, les pavés de ses rues, la pierre, la brique de ses murs, le verre et l’acier de ses buildings sont les matières où son corps vient se heurter chaque jour et, en les reconnaissant dans les albums, il reconnaît son environnement naturel. Son regard est plus encore habitué aux lignes de fuite de ses avenues, de ses rails de tramways, toujours arrêtés par le visage d’une façade voire par l’élévation imposante d’un monument. Il y a dans ce mobilier urbain, dans ces panneaux de signalisation, ces réverbères, ces affiches, ces vitrines d’un magasin, une présence diffuse, un décor qui fait que le lecteur contemporain se reconnaît et sait qu’il est « en ville ».

Cependant, cette présence de la ville sert d’arrière-plan ; elle n’apparaît pas comme un sujet explicite de la bande dessinée. L’espace restreint de la case enferme le spectateur dans des espaces clos où l’existence urbaine est une évidence mais une évidence non interrogée. Pour ouvrir le regard et pour que la ville devienne un objet de la représentation, il faut rencontrer les points de vue où elle s’ouvre en perspectives, dans les places ou les grandes avenues. Surtout, la ville cesse d’être une évidence quand j’y entre ou que je la quitte. D’où l’importance donnée aux épisodes d’arrivée de bateaux dans les ports, d’atterrissage des avions, d’entrée des trains en gare. Les trois volumes du Bibendum céleste de Nicolas de Crécy, consacrés notamment à la présentation de la ville de « New-York-sur-Loire », s’ouvrent avec l’arrivée par bateau du jeune phoque Diego – l’avancée du paquebot permettant d’apercevoir la ville comme en entier.

Plus encore, c’est en s’élevant, en prenant de la hauteur que la bande dessinée finit par donner à voir totalement la ville. C’est dans les moments où les personnages s’envolent, arrivent aux sommets de buildings élevés, gravissent des montagnes, qu’ils peuvent voir apparaître la ville tout entière à leurs pieds, comme sur une photographie aérienne, voire sur un plan. La situation de la ville dans la bande dessinée est ainsi paradoxale : quand les personnages sont pleinement immergés dans la ville, qu’ils vivent innocemment l’expérience urbaine quotidienne, ils ne sont pas capables de dominer leur expérience intuitive et le dessinateur ne peut donner une représentation maîtrisée de la ville ; quand ils prennent de la distance, ils contemplent la ville entièrement, et le dessinateur peut ainsi en donner une représentation globale, mais alors ils ne sont plus dans la ville.
Cette alternance n’est probablement pas propre à la seule bande dessinée. Elle caractérise l’expérience urbaine en générale ; le vécu urbain est marqué par l’association de l’ascension et de la chute, par cette position inconfortable, impossible de l’habitant : s’il vit la ville, il ne la voit pas ; s’il contemple la ville, c’est qu’il en est loin. Michel de Certeau (1980) a donné de cette histoire une version plus dramatique, dans un texte désormais célèbre : « Être élevé au sommet du World Trade Center, c’est être enlevé à l’emprise de la ville. Le corps n’est plus enlacé par les rues qui le tournent et le retournent selon une loi anonyme […]. Celui qui monte là-haut sort de la masse qui emporte et brasse en elle-même toute identité d’auteurs ou de spectateurs. […] Son élévation le transfigure en voyeur. Elle le met à distance. Elle mue en un texte qu’on a devant soi, sous les yeux, le monde qui ensorcelait et dont on était “possédé”. […] Faudra-t-il ensuite retomber dans le sombre espace où circulent des foules qui, visibles d’en haut, en bas ne voient pas ? Chute d’Icare. Au 110e étage, une affiche, tel un sphinx, propose une énigme au piéton un instant changé en visionnaire : It’s hard to be down when you’re up [1]. »

Cependant, ce n’est pas par hasard que l’univers urbain est devenu très tôt une préoccupation majeure de la bande dessinée. Avant son apparition, c’est par le biais de l’image essentiellement que ce vécu contradictoire, associant vue aérienne (carte) et immersion directe (marche), a été traduit. La Renaissance a inventé un véritable « genre urbain pictural », le « portrait de ville ». Il s’agissait de cartes donnant à voir la ville dans sa totalité, mais en même temps dans ses détails, selon une perspective dite « cavalière ».

Le « portrait de ville » offre, dans l’histoire de la représentation urbaine, un moment précieux de synthèse où le désir de saisir la ville en entier et l’exigence de la faire apparaître dans ses détails, comme si on y vivait encore, se rencontrent exceptionnellement. Ce moment de synthèse n’a pas véritablement duré et les formes se sont vite dissociées, opposant d’un côté les cartes géométrales à proprement parler et différentes vues urbaines qui vont du profil urbain (la ville vue « à l’horizontale », le fameux skyline américain) à la scène urbaine, dont les peintres français au XIXe siècle ont donné de nombreux exemples (voir notamment La Blanchisseuse peinte par Honoré Daumier en 1863). Même les photographies aériennes qui apparaissent au milieu de XIXe siècle (la plus ancienne a été prise par Nadar en 1858), parce qu’elles obéissent à une perspective centrale stricte, supposent une saisie partielle où les lointains se perdent et s’écrasent avec l’éloignement. La bande dessinée est donc condamnée, comme n’importe quel autre média, à la fragmentation de la représentation : pour rendre compte complètement de l’expérience urbaine, elle doit associer vues aériennes et instants vécus et parcourir tout le spectre des formes de représentations héritées. Cependant sa nature séquentielle lui permet, beaucoup mieux que la peinture et la photographie, de jouer sur la multiplication des cadres et d’associer ainsi des types de vues contradictoires.

Dans les cas les plus courants, le dessin ne fait apparaître la ville que comme décor, dans le fond de quelques cases. La bande dessinée ne rend compte alors que de la présence urbaine diffuse, de sa présence ininterrogée. Ainsi, par exemple, dans les aventures de Spirou et Fantasio dessinées par Franquin : quelques cases, souvent dès les premières planches de l’album, laissent apparaître en arrière-plan le sol pavé d’une rue, les façades des immeubles, les enseignes lumineuses et les panneaux de circulation ; très peu d’échappées, très peu de perspectives.
Mais bien souvent, la lecture d’un album de bande dessinée fait rapidement intervenir une multitude d’angles de vue qui, associés les uns aux autres par l’avancée narrative, peuvent proposer, dans la longueur d’un récit, un véritable portrait de ville. Si l’on en revient au Bibendum céleste, on peut y relever plusieurs profils urbains (vue de la ville depuis la mer), plusieurs scènes urbaines aperçues par un personnage marchant dans les rues qui, parfois, finissent par s’ouvrir sur des perspectives, plusieurs vues en élévation de bâtiments, notamment des plus importants (« Au Musée moderne », la cathédrale Peter Minuit, l’Usine à pâtisseries industrielles, l’usine à bagnoles, le Palais du gouvernement). La ville n’y est jamais représentée en entier, depuis un point de vue aérien totalisant – les seuls points de vue aériens donnent à voir des contre-plongées depuis le sommet d’un building. Le seul principe d’unification est narratif, contenu dans le récit historique qu’un chien fait au personnage principal, et qui remonte la généalogie de la ville depuis ses origines. La bande dessinée se permet ainsi de jouer avec les formes éclatées de la représentation urbaine qu’elle hérite de la tradition et propose une synthèse, fragile, de notre environnement quotidien.

Elle a pris conscience très tôt de cette capacité. Sans doute parce que sa « naissance », au XIXe siècle, est au cœur des développements de la presse industrielle et des nouvelles habitudes urbaines, elle vient très vite au contact de l’urbanisme moderne (voir à ce sujet les développements de Thierry Smolderen (2009 : 88-90) sur « L’évolution dans la presse » de la bande dessinée au XIXe siècle) – et c’est bien entendu aux États-Unis que ce contact se fait d’abord. Les aventures de Little Nemo in Slumberland donnent une place essentielle à la transformation moderne du décor urbain, non seulement dans la célèbre planche du 26 juillet 1908 où le lit de Nemo court au-dessus des toits d’une ville qui se « modernise » en même temps que les jambes du lit s’allongent, mais dans plusieurs autres, par exemple celle du 26 octobre 1908, où les maisons d’une banlieue résidentielle cossue sont arrachées au sol par un cyclone et retombent, comme des jouets, avec les protagonistes, sur la lune et surtout sur les toits d’une ville composée d’une multitude de gratte-ciels.

Ce faisant, McCay réactive de façon très frappante des caractéristiques anciennes de la représentation urbaine – les plans-reliefs, développés à partir de la commande de Louvois en 1668, proposaient de semblables maisons de poupées pour construire les maquettes réduites des villes françaises. Cette reprise de la tradition urbaine de représentation apparaît dans un grand nombre de planches où la ville est présentée comme un assemblage de cubes que les personnages escaladent, bousculent, renversent au besoin. À partir de 1910, les voyages de Nemo en ballon dirigeable donneront même l’occasion au dessinateur de proposer une multitude de portraits aériens des grandes villes américaines – New York, Boston, Montréal, Québec, Ottawa, Toronto, Buffalo, Pittsburg, Wheeling, Cleveland, Detroit, Cleveland, Chicago. Ces portraits associent de façon extraordinairement variée les formes de représentation urbaine – on passe même dans la présentation de Boston d’une véritable carte (que les personnages aperçoivent depuis leur ballon, ce qui est bien entendu physiquement impossible) à deux vues en élévation, de l’église de Washington Street et du Capitole.
Il n’est pas inintéressant de comparer ces « cartes postales » urbaines envoyées par Nemo à celle que M. Jiggs, personnage principal de la série Bringing Up Father de Geo McManus, envoie à son tour dans une série de strips publiés entre 1939 et 1940 : le principe est sensiblement le même, Jiggs, sa femme, sa fille et son gendre, entamant une tournée générale des grandes villes américaines, de New York à Santa Barbara en passant par Détroit, Pittsburg, Oakland, San Francisco, etc. Cependant, contrairement à Nemo, la famille effectue son voyage en train et en voiture et, en conséquence, McManus ne propose jamais de vue aérienne de ces villes. Les seules vues totalisantes qu’il présente sont des profils urbains, apparaissant en arrière-plan des personnages et de leurs actions. Ce qui intéresse bien plus McManus, c’est le grouillement de la cité, la diversité et la richesse qui se vivent au cœur des rues. Quand Jiggs, le nouveau riche, se retrouve dans son « ancien quartier », un dessin en pleine page donne à voir une multitude de personnages, étagés aux différents niveaux de la verticalité urbaine – de la rue aux toits, en passant par les différentes fenêtres, les réverbères, les poteaux télégraphiques – chacun accompagné d’une bulle. Le plaisir qu’exprime Jiggs (« J’aime bien me retrouver dans mon ancien quartier ») est le plaisir même du dessinateur qui se laisse aller à la diversité du spectacle urbain, le plaisir du lecteur et le plaisir du flâneur des rues, qui se perd dans la foule grouillante et bruyante.

Là où McCay mettait en jeu la tradition de représentation depuis un point de vue globalisant, privilégiant les envols oniriques, McManus reste en bas, mais c’est pour mieux y apercevoir les phénomènes modernes de la foule : il sait mieux que quiconque traduire ces émeutes consuméristes qui accompagnent les foules, ces encombrements que provoque le règne de la voiture dans les grandes villes, mais aussi cet imbroglio de flèches et de toits auquel donne lieu le développement urbain. La conscience de la représentation urbaine et de ses enjeux, exposée spectaculairement par la bande dessinée, oscille ainsi d’une manipulation globale des moyens de la représentation à une immersion brute dans la présence évidente de la foule.

Il faudra attendre longtemps avant que la représentation urbaine soit interrogée avec un sens critique et ludique aussi affirmé. Bien entendu, la ville reste très présente dans la bande dessinée. Elle apparaît en particulier sous la forme d’un « décor » qui vient justifier la dimension réaliste du récit. Ce décor peut être simplement suggéré, comme dans les premiers albums de Tintin ; il peut prendre une forme plus complète et détaillée, comme dans les albums de Blake et Mortimer. Dans les premières pages de SOS Météores (1959) ou de La Marque jaune (1956), la ville dans laquelle se déroulera la plus grande partie du récit − Paris pour l’un, Londres pour l’autre − est rapidement présentée par l’intermédiaire de vues en élévation de bâtiments suffisamment connus pour que le lecteur identifie immédiatement la ville représentée (l’Opéra Garnier, d’une part, la Tour de Londres, de l’autre). La Marque jaune est l’album qui donne le plus grand nombre de signes de reconnaissance et la plus grande variété de types de représentation : les scènes de rues présentent plusieurs vues partielles de façade d’immeuble ; on aperçoit quelques échappées de rues en perspective (notamment Fleet Street, avec Saint-Paul en point de fuite) et un profil urbain, qui ne laisse apparaître que la cime des bâtiments les plus élevés (Big Ben et quelques flèches néo-gothiques).

Cependant, la ville n’intervient jamais en premier plan et ne devient pas le sujet essentiel du récit. Un signe de cette place subordonnée est l’absence presque totale de représentations totalisantes, à l’exception de deux cartes, très schématiques, utilisées par les inspecteurs de Scotland Yard et qui ne permettent en aucun cas une identification de Londres.

C’est à partir des années 1970 que la ville redevient un sujet de préoccupation autonome pour les bandes dessinées. Dans le domaine des comics, on pourrait donner une date symbolique à cette préoccupation réflexive : l’épisode 121 d’Amazing Spiderman, en juin 1973, voit mourir Gwen, la fiancée de Peter Parker, précipitée par son ennemi juré, le bouffon vert, du haut du Pont George Washington. Alors qu’on entre dans la période de remises en question idéologiques et esthétiques où les super-héros seront de plus en plus en proie aux doutes portant sur leurs missions et aux tourments causés par leurs doubles identités, les chutes verticales du haut de buildings ou de bâtiments surélevés, vont devenir un trait caractéristique, symbole de la dégringolade qu’ils subissent.

On les retrouve dans les récits de Frank Miller (Daredevil, Dark Knight Returns, notamment), ou dans Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons, inauguré par la chute spectaculaire du Comédien, soulignée par un célèbre zoom arrière. Surtout, les comics ne vont cesser, à partir de cette date, de jouer sur les différentes formes de la représentation urbaine. Qu’il s’agisse de présenter une ville réelle (New York essentiellement pour les super-héros Marvel) ou des villes fictives (Metropolis, Gotham City pour Superman et Batman), les comics vont multiplier les scènes de rue, alterner les vues de buildings en plongées et en contre-plongées, présenter des vues aériennes depuis le point de vue d’un personnage survolant la ville, les associer à des profils urbains. Au bout du compte, ils finissent par rejoindre le portrait de ville traditionnel, dans tel épisode de Daredevil dessiné par Frank Miller, reprenant implicitement la célèbre couverture du premier volume de Fantomas (1911).

Les comics proposent ainsi une reprise spectaculaire des éléments traditionnels de la représentation urbaine, les faisant jouer les uns contre les autres pour les exposer à la fois synthétiquement et réflexivement.
Cependant, dans le domaine américain, c’est sans doute Will Eisner qui a fait le plus explicitement de la ville son sujet dans une série de romans graphiques, publiées dans les années 1980 et 1990 : ses albums n’ont même plus besoin du prétexte d’une intrigue et de personnages et présentent directement les éléments urbains pour eux-mêmes. C’est autour d’un immeuble que s’organise le récit de The Building (1987), de même que Dropsie Avenue (1995) suit l’histoire d’une rue. New York : the Big City (1986) propose de son côté de courtes scènes regroupées autour de neuf éléments caractéristiques de la grande ville (les grilles de métro, les perrons, la musique de rue, etc.). Paradoxalement, cette attention première accordée à la ville ne conduit pas à une caractérisation totalisante. Comme McManus en son temps, Will Eisner s’intéresse peu à la totalité urbaine qui n’apparaît qu’en arrière-plan, sous forme de profils urbains ; au contraire, il attache une grande importance aux scènes urbaines et aux interactions de ses habitants. C’est que la ville est donnée explicitement comme un grand théâtre : les perrons sont ainsi caractérisés comme « une estrade […], des sièges où s’asseoir à l’abri dans l’arène de la ville pour y contempler la parade de la vie » (New York Trilogie 1, p. 17) ; le métro aérien est présenté comme un « théâtre » depuis lequel un lecteur de journal peut un temps assister à l’étreinte d’un couple peu vêtu. La fenêtre notamment tient un rôle essentiel, à la fois comme cadre du regard et comme cadre du spectacle. La ville de Will Eisner s’identifie à un immense gaufrier multiforme où tout devient spectacle ; la rencontre entre le média et la représentation urbaine trouve ainsi une de ses formes les plus poussées.

Cette place de plus en plus importante de la ville dans les albums se retrouve aussi dans la bande dessinée franco-belge à partir des années 1970. L’œuvre de Jacques Tardi présente un exemple frappant de la façon dont la ville envahit progressivement le récit. Depuis les premiers volumes de la série Adèle Blanc-Sec, en 1976, jusqu’aux quatre tomes du Cri du peuple (2001-2004), le décor urbain prend une place toujours plus grande. On peut ainsi voir les différents volumes des Nestor Burma comme autant de promenades dans les différents arrondissements de Paris, ce que les éditeurs soulignent d’ailleurs explicitement sur les couvertures. Les albums alternent généralement des scènes en intérieur où le dialogue prend la plus grande place – au point que les bulles occupent, avec les visages, la plus grande partie de la case – et des scènes en extérieur où apparaissent essentiellement des récitatifs encadrés, très peu de dialogues, ce qui laisse toute la place aux vues urbaines. Si l’on se place du point de vue des différents types de la représentation, la situation n’est sans doute pas très différente de celle des albums de Jacobs : Tardi n’utilise que des scènes urbaines, des vues en élévation de bâtiments et des échappées perspectives ; aucune vue aérienne qui prenne de la distance et présente la ville dans son ensemble. Cependant, la proportion du récit donnant à voir des éléments urbains est telle que la place de la ville a changé : de simple décor situant le récit, elle est devenue un sujet à part entière.

On peut faire des remarques similaires sur l’album d’André Juillard Le Cahier bleu (1994). Les scènes urbaines, les vues en élévation occupent proportionnellement une place très importante dans le récit. Peut-être laissent-elles apercevoir une préoccupation plus sensible pour l’univers urbain qu’elles dévoilent : les échappées perspectives laissent apparaître, généralement comme par hasard, les plus grands monuments parisiens, le Sacré Cœur, tout à coup au bout d’une rue, le sommet de la Tour Effel, à gauche d’un immeuble, le Centre Pompidou, au bout d’une ruelle étroite. Il y a là une façon de constituer la présence de Paris par petites touches, plus discrètement que dans le décor systématique des Nestor Burma. Peut-être cette sensibilité dans l’exposition du décor urbain va-t-il de pair avec une utilisation plus réflexive des formes de la représentation urbaine. L’échange de regards sur lequel est construite la subtile narration de Juillard joue au cœur du spectacle urbain. La vue depuis la fenêtre de Louise, qui ouvre le récit, est assemblage de formes géométriques découpées par les cadres de la fenêtre et elle se prête admirablement à l’encadrement qui l’isole au centre de la première planche ; mais cette vue est retournée au centre du récit, quand Louise découvre le journal de Victor, et que le lecteur aperçoit la scène d’ouverture depuis le métro aérien. La ville est ainsi exposée comme le lieu du spectaculaire généralisé, où tout regard devient l’objet d’un regard en retour, où tout est ostentation à contempler. Les scènes de rues qui occupent une place si importante dans le récit deviennent alors une suite de vues de filature, Louise aperçue par Victor qui la suit, ou Victor poursuivit par la police qui veut comprendre son rôle dans la mort de son ami. La dernière échappée perspective, sur laquelle se clôt l’album, expose le regard de Louise sur le couple qui s’éloigne à l’autre bout de la rue. La ville n’a ainsi plus un simple rôle de décor, mais de spectacle généralisé. Elle présente au lecteur de bande dessinée un miroir de son propre regard, diffracté dans la multiplication des points de vue à l’intérieur du récit.

Cette transformation de la ville, devenant le sujet même du récit et le spectacle même du dessin, c’est probablement la série des Cités obscures de Peeters et Schuiten qui lui a donné sa forme la plus achevée. La constitution progressive, au fil des albums, d’un ensemble géographique fictif articulé (qui donne lieu à plusieurs cartes imaginaires et jusqu’à un Guide des cités (1996), se présentant comme un guide touristique normal, avec historiques et même informations pratiques) permet de faire jouer plusieurs types de représentations très caractérisés : si La Fièvre d’Urbicande (1985) associe des plans d’urbanisme projectifs, des vues perspectives, des vues aériennes, d’une part, et des scènes de rues, de l’autre, Les Murailles de Samaris (1983) oppose Xhystos, une ville qui se laisse approcher par une suite de vues aériennes jouant des différentes tailles de cadres et déplaçant les points de vue et les points de fuite, et une autre, Samaris, qui ne laisse jamais apercevoir qu’une suite de vues en élévation. La seule vue totale de la ville apparaît au moment où le personnage s’en extrait et qu’il aperçoit, depuis la falaise qui la surplombe, le mécanisme illusionniste qui la constitue en vérité. Dans une époque qui a conduit, en histoire, en géographie et en urbanisme, une critique radicale des processus de production et de représentation urbaines, Peeters et Schuiten poussent avec ces albums à bout les capacités critiques et spectaculaires de la bande dessinée comme art urbain contemporain.

Henri Garric

Bibliographie

Certeau, Michel de, L’Invention du quotidien, Gallimard, 1980, “ Folio essais”. / Garric, Henri, Portraits de villes. Marches et cartes : la représentation de la ville dans les discours contemporains, Champion, 2007. / Smolderen, Thierry, Naissances de la bande dessinée, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2009. / Taittinger, Thierry, Archi & BD, Beaux-Arts Éditions, 2010.

Corrélats

documentation – géographie – paysage – polar – quotidien – superhéros

[1] Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1980 ; “Folio essais”, p. 139-140.