Vers un matrimoine de la bande dessinée
Recension de Marys Renné Hertiman et Camille de Singly (dir.), Construire un matrimoine de la BD – Créations, mobilisations et transmissions des femmes dans le neuvième art, en Europe et en Amérique, Dijon, Les Presses du Réel, 2024, 351 p.
Avec les contributions de Liane Azevedo de Souza, Hélène Camarade, Alfredo Guzmán Tinajero, Marys Renné Hertiman, Claudia Jareño Gil, Jessica Kohn, Pierre Nocérino, Maël Rannou, Trina Robbins, Thais Batista Rosa Moreira, Anne-Claire Sanz-Gavillon, Maria Clara da Silva Ramos Carneiro, Camille de Singly, Hélène Tison.
Nicole Claveloux pour l'ouvrage Construire un matrimoine de la bande dessinée. Créations, mobilisations et transmissions des femmes dans le neuvième art en Europe et en Amérique, 2024
« Reconsidérer de manière radicale l’apport des femmes dans la bande dessinée » : c’est l’objectif affiché par cet ouvrage collectif, issu du projet collectif porté par les Bréchoises. Formé au printemps 2020, ce collectif a animé un séminaire, une exposition et un colloque, « Faire corps », dont ce volume rassemble les actes tout en les prolongeant par des entretiens et des contributions inédites. Longtemps porté par une équipe de cinq personnes, le projet est ici prolongé en livre par un duo composé de Marys Renné Hertiman et Camille de Singly, qui agrègent des contributions extérieures.
Au-delà du sous-titre à rallonge, c’est bien le titre qui indique le programme : enrichir notre vision de l’histoire de la bande dessinée et, pourrait-on rajouter, notre vision de ce qu’elle est aujourd’hui. La bande dessinée, on le sait, s’est construite autour d’une histoire « écrite au masculin singulier », pour reprendre la formule mobilisée par Geneviève Sellier pour qualifier l’histoire du cinéma de la « Nouvelle Vague ». Domaine éminemment collectif, la bande dessinée a été singularisée ; domaine mixte, elle a été longtemps perçue sous le prisme du masculin. Contre une histoire écrite depuis la perspective des « Maîtres » de la bande dessinée, paradigme longtemps dominant, les coordinatrices de l’ouvrage proposent de « rétablir de l’ordinaire » : ambitieux, mais salutaire programme ! Il propose ainsi de mettre en lumière la place des femmes dans l’histoire de la BD.
Le livre vient donc – c’est sa première qualité – offrir une synthèse de quantité de travaux passés et en cours, qui permettent d’enrichir et de complexifier notre compréhension de l’histoire de la bande dessinée. Un entretien avec Jessica Kohn permet ainsi de mettre en avant les points saillants de son travail fondamental qui a permis d’exhumer quantité d’autrices oubliées ; elle insiste sur les mécanismes de cet oubli. Ainsi, l’histoire telle qu’elle a été construite par les bédéphiles s’est concentrée sur les formes perçues comme les plus nobles. Les publications catholiques enfantines, aux contenus édifiants, ne collaient pas avec cette perspective, mais les femmes y étaient particulièrement nombreuses.
De même, la question des coloristes occupe à plusieurs reprises les contributeurices de cet ouvrage. Le chapitre de Camille de Singly, centré sur la question, offre ainsi un prolongement au maintenant épais dossier proposé par Neuvième Art, tout en esquissant des prolongements – via la question des aplatistes, notamment. Les coloristes, on l’avait montré, constituent un excellent exemple de la construction genrée du métier d’auteur de bande dessinée – historiquement, l’activité était exercée par les femmes de dessinateurs – et des problèmes que cela pose en termes d’attribution de l’auctorialité : crédits donnés en couverture ou pages de titre, conditions de rémunération…
De même, le chapitre de Pierre Nocérino vient synthétiser sa thèse de doctorat sous l’angle des autrices, expliquant « conjointement la difficulté des auteurs et des autrices de BD à former un groupe social capable de défendre collectivement ses intérêts et la constitution a priori réussie du groupe social des autrices de BD ». Il livre ainsi le résultat de ses enquêtes de terrain permettant de comprendre les règles structurant le milieu professionnel des auteurs et autrices de bande dessinée. Une fois les règles générales brossées, il montre les problèmes spécifiques auxquels les autrices se heurtent : soupçon de manque de professionnalisme, dérives comportementales et sexistes, et une difficulté à transformer les expériences individuelles en problème professionnel. Il décortique ainsi les ressorts d’une « politisation individualiste » qui tend à rejeter la responsabilité des problèmes collectifs sur les individus.
L’ouvrage comprend également plusieurs chapitres de synthèse historique : un article de Trina Robbins survolant un siècle d’autrices de BD aux États-Unis – un parcours au pas de charge, mais qui n’en reste pas moins une synthèse très utile. Maël Rannou, à sa suite, parcourt l’histoire de la bande dessinée québécoise et exhume lui aussi une histoire de longue durée de la bande dessinée créée par des femmes – dépassant ainsi le cliché d’une exceptionnalité de Julie Doucet. Le balayage offert par ce chapitre met en avant les contributions d’autrices comme Yvette Lapointe (1912-1994), Odette Fumet-Vincent (1911-1995) ou Nicole Lapointe (née en 1936), et rappelle l’importance de figures plus connues comme Caroline Merola ou Gigi Perron. C’est ainsi que des figures telles qu’Obom (née en 1959), Sylvie Rancourt (née en 1959) et Julie Doucet (née en 1965) sont réinscrites dans une histoire longue ; la génération d’après circule entre le fanzinat, le Web et l’édition traditionnelle (Boum, Geneviève Castrée…).
À travers deux chapitres, Marys Renné Hertiman synthétise son travail de doctorat en cours sur les créatrices de bande dessinée. Dans « Tracer les constellations des créatrices de la BD française », elle propose la notion de constellation « comme un outil de traçage diachronique et synchronique » mettant en évidence le travail de créatrices diverses, telles que Gyp, célèbre chroniqueuse mondaine réactionnaire de la fin du XIXe siècle, Louise Catherine Ibels, illustratrice et dessinatrice de presse au début du XXe, ou encore la scénariste Marie Pape-Carpantier (1815-1878), qui fournit des scénarios à des images d’Épinal. Ce ne sont là que quelques noms d’un chapitre qui en propose beaucoup, animé par une volonté d’exhumer de l’oubli « l’apport des femmes bédéastes », et contribuer à « une histoire de la BD moins partiale et partielle ». Dans un autre chapitre, Marys Renné Hertiman s’appuie sur des entretiens avec Christelle Pécout, Jeanne Puchol et Johanna Schipper pour reconstituer une histoire des collectifs de femmes dans la bande dessinée.
Dans son chapitre sur Ah ! Nana et Wimmen’s Comix, Camille de Singly reprend une histoire bien connue, notamment grâce aux travaux de Blanche Delaborde et de Virginie Talet. Ces travaux sont prolongés par des entretiens, notamment avec Janic Guillerez, directrice de publication et rédactrice en chef de la revue tout au long de ses neuf numéros, de 1976 à 1978. Le chapitre rappelle l’évolution de la revue, et son virage vers une approche plus racoleuse. En parallèle, il rappelle les grands traits de la création de Wimmen’s Comix ; on peut regretter que ces deux histoires soient mises en parallèle, et que les circulations transatlantiques entre les deux publications ne soient pas approfondies.
Mais c’est le propre d’une synthèse telle que celle-ci d’être provisoire, précisément parce qu’elle appelle de nouveaux développements. En rassemblant chercheuses et chercheurs venus d’horizons divers, l’ouvrage synthétise des questions complexes et offre une utile clé d’entrée à une recherche qui appelle quantité de prolongements. La manière dont il esquisse les questions à explorer par la recherche n’est pas la moindre de ses qualités. Nécessairement restreint dans sa géographie (tout en esquissant des points de comparaisons transnationales), cet essai fait le point sur des recherches en cours et invite à ouvrir des chantiers dans une perspective élargie et collective.