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une histoire de la bande dessinée muette (1)

Thierry Groensteen

[Octobre 2015]

De Caran d’Ache à Thomas Ott, on trouve, tout au long de l’histoire du 9e art, des œuvres muettes, où le récit, purement visuel, se trouve « réduit au silence ». Il n’est plus à démontrer que la bande dessinée peut se passer de texte et n’est donc pas, constitutivement, un mode d’expression mixte (ou polysémiotique). Mais l’importance et la diversité du corpus des histoires « sans paroles » demeurent trop souvent ignorées. En voici un survol indicatif (divisé en deux parties, compte tenu de sa longueur).

Le cinéma muet a précédé le cinéma parlant, et a pour ainsi dire disparu lorsque les progrès de la technologie l’ont rendu archaïque. Mary Pickford avait pourtant déclaré au magazine Photoplay, en mai 1927 : « Il aurait été plus logique que le film muet naisse du parlant plutôt que l’inverse. La valeur du silence en art est qu’il stimule l’imagination, et la qualité imaginative est le plus puissant attrait de l’art. »
La bande dessinée, elle, a d’abord été parlante. Nombre des artistes majeurs qui ont contribué à son émergence au XIXe siècle, de Töpffer à Christophe en passant par Wilhelm Busch, se sont même signalés par leurs qualités d’écrivain et le soin qu’ils apportaient à la rédaction de leurs textes (toujours placés sous l’image).

Des Fliegende Blätter au Chat Noir

C’est en Allemagne que les histoires sans paroles (« Bilder ohne Worte ») font leurs premières apparitions, au sein des Fliegende Blätter. Ce fameux hebdomadaire satirique paraît depuis le 7 novembre 1844 à Münich, sous l’égide de Kaspar Braun. Quoique très parcimonieusement, il publie, entre autres choses, des histoires en images, des « Bildergeschichten » qui ne dépassent généralement pas une ou deux pages. À l’intérieur de ces limites, le récit relève forcément de l’anecdotique. Cette sorte de bande dessinée n’est, au fond, qu’une variante, un peu étoffée, de la caricature traditionnelle. Et, tout comme le dessin d’humour, elle est le plus souvent légendée, mais quelquefois non. Lorsque le dessinateur a l’idée d’une séquence dont l’intérêt est d’ordre essentiellement visuel, il sait fort bien se passer de légendes qui seraient superflues.
Les premières histoires sans légendes apparaissent au sommaire des Fliegende Blätter (dont chaque numéro compte 8 pages) dans les années 1860. Wilhelm Busch, qui n’y donne que deux ou trois histoires par an en moyenne, a sans doute été le pionnier dans cet exercice, dès le début de la décennie [1]. Une quinzaine d’années plus tard, cependant, tous les principaux artistes de l’équipe réunie par Kaspar Braun ‒ soit notamment Emil Reinicke, Adolf Hengeler et Lothar Meggendorfer ‒ s’y adonnent de temps à autre. Mais celui qui s’en fait une manière de spécialité est Adolf Oberländer (1845-1923).

Planche d’Adolf Oberländer, 1909.

Oberländer collabore dès 1863 aux Fliegende Blätter ‒ alors imprimées à environ 12.000 exemplaires ‒ et devient très prolifique à partir de la fin des années 1870. À cette date, son talent parvenu à maturité est capable de se manifester dans des registres graphiques très diversifiés, de la stylisation comique aux modelés les plus réalistes. Fidèle au titre pendant près de 60 ans, il en verra le tirage approcher des 100.000 exemplaires au tournant du siècle. On le retrouve aussi, à partir de 1869, au sommaire des Münchner Bilderbogen. Là encore il rejoint Busch, son aîné de treize ans, auquel la critique et le public n’auront de cesse de le comparer.

Oberländer devra une part de sa considérable popularité à ses dessins d’animaux. Une proportion importante de ses « Bildergeschichten » sont « ohne Worte », telles, en 1878, « Der Ungestüme Glaübiger » (No.1697) ou encore « Der Herr Professor und sein neuer Hund » (No.1731). Quelquefois, comme dans l’exemple reproduit ici (Mudi, der Berrater ‒ « Mudi, le conseiller » ‒, une séquence plus tardive, dessinée en 1909), un bref texte d’introduction fournit la clé de toute la séquence. En l’occurrence, la phrase nous apprend que les faits et gestes du singe constituent le rapport qu’il présente à sa maîtresse, en réponse à une question sur les activités de la cuisinière ce matin-là.
Ce procédé est relativement fréquent dans les Fliegende Blätter : lorsqu’il n’y a pas d’autre inscription verbale que le titre, celui-ci compte fréquemment jusqu’à trois lignes, constituant par lui-même une sorte de légende mise en facteur commun pour l’ensemble. De sorte que la séquence dessinée ne s’épargne le recours au texte que pour avoir été contextualisée d’abord. J’en citerai deux autres exemples : au No.999 (1864), une histoire signée M. Haider, contée en six dessins, représentant un peintre mis en fuite par le cerf qu’il était venu dessiner ; et cette histoire en douze dessins, répartis sur deux pages, que Wilhelm Busch a dessinée en 1865 (comme en atteste sa signature) mais qui paraît seulement au début de 1867, dans le No.1121. (Connue en France sous le titre « Une tentative qui fait long feu », elle montre un homme qui, rentrant chez lui passablement saoûl, accumule les maladresses : il se brûle, renverse table et bassine, se pique les fesses avec une fourchette, etc.)

De nombreux témoignages l’attestent : lorsque le genre de l’histoire sans paroles se développera en France, il sera aussitôt identifié comme étant d’origine allemande. Son importateur n’est autre que Caran d’Ache (Emmanuel Poiré, 1858-1909). La page avec laquelle il inaugure sa carrière d’auteur de bandes dessinées de presse (intitulée « Un Festin de Balthasar », elle paraît le 21 juin 1881 dans l’hebdomadaire théâtral Tout Paris) est muette. Collaborateur assidu, dès l’année suivante, du célèbre journal satirique fondé par Rodolphe Salis Le Chat Noir, Caran d’Ache gagne très rapidement un nom en faisant fructifier ses deux spécialités (qui coïncident quelquefois) : le dessin militaire, d’une part, et l’histoire sans paroles, d’autre part.
Dès 1889, John Grand-Carteret souligne dans son essai sur Les Mœurs et la caricature en France (p. 510) que c’est Caran d’Ache « qui a inauguré au Figaro ces amusantes vignettes, ces comiques petits récits, dessinés d’un trait net, avec leurs successions d’incidents ; c’est lui qui, le premier, a présenté au public parisien l’imagerie sans texte donnant le drame, l’épisode comique, le fait divers, en tableaux parlants, cherchant à dégager de ce genre popularisé par les maîtres des Fliegende Blätter une conception plus française [2]. De même, dans un article sur Caran d’Ache qui paraît en 1893, on peut lire que « [ses] historiettes qui se déroulent en traits graphiques d’une saveur tout à fait particulière n’ont pas peu contribué à populariser chez nous le genre Fliegende Blätter » [3].

Histoires de vaches, de chats et de pierrots

À titre indicatif, un rapide décompte effectué sur quelques-uns des albums publiés par Caran d’Ache nous renseigne assez bien sur l’importance de l’histoire sans paroles dans son œuvre. L’album C’est à prendre ou à laisser, par exemple (1898), compte 29 séquences dessinées, dont la longueur varie entre une et quatre pages : 9 d’entre elles sont muettes. Dans le premier des Albums Caran d’Ache édités par Plon (1889), la proportion d’histoires muettes est de 24 sur 30 ; elle est de 7 sur 15 dans le deuxième volume de cette série (1880), et de 9 sur 15 dans le troisième (1892).
C’est dans l’album Bric à Brac (Plon, 1893) que l’on trouve les huit dessins de la séquence muette entre toutes la plus célèbre : Une vache qui regarde passer le train. Les sept premières images sont presque rigoureusement identiques : l’attention se concentre sur le déplacement latéral du regard de la vache, tandis qu’à l’arrière-plan un laboureur prolonge son sillon de quelques mètres, matérialisant par là, avec une précision suffisante, le passage du temps. Dans le dernier dessin, la vache se détourne (du train, mais aussi du lecteur) pour brouter, nous signifiant ainsi notre congé.


Cette histoire, qu’on a souvent comparée à une séquence de film d’animation, est exemplaire de l’intérêt que porte Caran d’Ache aux incidents les plus ténus. Comme l’a fort justement noté David Kunzle, « la bande dessinée, jusque-là vouée à l’hyperactivité ou à une action constante et déterminée, s’intéresse soudain à l’ennui et aux mouvements insignifiants [4] ». Mais Une vache qui regarde passer le train illustre aussi le fait, noté par Jan Baetens et Pascal Lefèvre, qu’un récit visuel est rarement pur, au sens où il se passe difficilement d’un « apport du pôle verbal », en particulier dans ses marges : « le titre d’une "histoire sans paroles", par exemple, doit nécessairement être indiqué à l’aide de ... mots » [5]. En l’occurrence, le titre fournit la seule référence au train, constamment maintenu hors-champ ; il livre ainsi la clé de la séquence, et lui confère toute sa saveur.

Contrairement à ce que laissait entendre John Grand-Carteret dans le passage cité plus haut, ce n’est pas dans ses « Lundis du Figaro » que Caran d’Ache a multiplié les histoires sans paroles, mais bien davantage dans Le Chat Noir. Ses contributions au Figaro procédaient en effet du commentaire sur l’actualité ; elles étaient fréquemment inspirées par un article ou une dépêche, dont le dessinateur citait un extrait en tête de sa planche. Les légendes y avaient souvent autant d’importance que les dessins.
Dans Le Chat Noir, en revanche, n’obéissant qu’à sa propre fantaisie, Caran d’Ache laissait davantage parler son imagination visuelle. Ses histoires en paroles seront très vite imitées par les autres dessinateurs du journal. Elles se multiplieront au point de devenir une caractéristique notoire de l’« école du Chat Noir », une véritable marque de fabrique.
De 1882 à 1885, Adolphe Willette (1858-1929) y promènera son personnage de Pierrot habillé tantôt de blanc, tantôt de noir. Avec cette figure alors des plus populaires (le cirque, le music-hall, la caricature, mais aussi la poésie et la peinture l’ont adoptée), un rapport explicite et direct s’établit entre la bande dessinée muette et l’art de la pantomime. Les postures, les gestes, les expressions du Pierrot de Willette sont empruntées au grand mime Debureau, dont les prestations au Théâtre des Funambules étaient dans toutes les mémoires.
Willette a expliqué son goût pour les histoires sans paroles par le fait qu’à l’âge de huit ans il ne savait pas encore lire. Ses parents lui avaient offert des images d’Épinal en espérant que le désir d’en comprendre le sens amènerait l’enfant à déchiffrer les légendes. Or, le jeune Willette comprit fort bien les histoires sans l’aide du texte.

Willette, Le roman de la rose, paru dans Le Chat Noir No.69, le 5 mai 1883.

Cependant, les épisodes de Pierrot qu’il donne au Chat Noir sont jugés incompréhensibles par une partie du public. Beaucoup moins explicite qu’un Caran d’Ache ou un Steinlen, Willette pratique une bande dessinée qu’on peut qualifier de symboliste, où le mystère, le non-dit, l’ellipse et l’ambiguïté jouent un rôle prépondérant. L’artiste parlera à ce propos d’« écriture pierrotglyphique » et se plaira à souligner qu’il montre les agissements de son Pierrot « sans les légendes habituelles ». Comme pour s’en excuser, l’éditeur rejettera la responsabilité de cette incongruité sur l’artiste : « Il refuse [d’ajouter des textes], ô terribles souscripteurs, parce que ceux-ci feraient insulte à l’apparence de la page de dessins. C’est une question d’art. » [6]
Par la suite, certains Pierrot comporteront pourtant des légendes. Il arrivera aussi, lorsque la planche sera donnée muette, comme le veut l’artiste, qu’au verso de la page soit imprimé un résumé écrit d’une trentaine de lignes ‒ pour ceux qui n’auraient pas compris, sans doute (cf. par exemple l’épisode « Pierrot a gagné le gros lot » du 21 mars 1884).

T.-A. Steinlen, Le plus vexé des trois, 1885 (extrait).

Les chats de Steinlen sont peut-être aujourd’hui plus célèbres. Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923) rejoint le Chat Noir deux ans après Willette. Il sera l’auteur de la fameuse affiche annonçant les tournées du cabaret du même nom, sur laquelle trône un chat gigantesque et hiératique. Ses pages de bande dessinée, régulières jusqu’en 1890 (mais dont les chats disparaissent après 1887), se caractérisent par leur dimension chorégraphique : la silhouette noire du félin y adopte les positions les plus variées et quelquefois les plus insolites, témoignant d’une science parfaite de l’anatomie de cet animal. Le récit est généralement minimal ; c’est plutôt une situation que décompose Steinlen. En 1897, ces pages seront rassemblées en volume sous le titre Des Chats : Images sans paroles.

Les histoires « à la muette »

En cette fin du XIXe siècle, les dessinateurs humoristiques collaborent chacun à une foule de journaux. Caran d’Ache exporte ses histoires sans paroles vers d’autres publications, telles que Le Journal amusant, Le Canard sauvage, La Caricature, La Vie moderne, Le Rire [7] et occasionnellement Le Figaro. Willette participe, dès sa création en novembre 1884, au Courrier français que dirige Jules Roques. C’est d’ailleurs à propos de la contribution de Willette à ce journal qu’un conférencier évoquera en 1926 « toutes ces séries sans paroles, ces suites de gestes clairs, ces histoires racontées à la muette par un crayon bavard... [8] » De plus, les pages initialement parues dans Le Chat Noir sont fréquemment réimprimées dans d’autres journaux. Ainsi Willette republie-t-il les siennes dans le Pierrot qu’il fonde en 1888. Même l’Imagerie Pellerin en reprend certaines dans sa série dite supérieure, « aux armes d’Épinal ».
Les histoires « racontées à la muette » sont à la mode ; elles représentent une proportion importante de la bande dessinée qui se publie, dans ces années 1880-90, dans la presse humoristique. Tous les dessinateurs y sacrifient : Émile Cohl, Louis Doës, Benjamin Rabier, de la Nézière, Moloch, O’Galop et tant d’autres. Donald Crafton a très justement souligné que cette floraison (dont l’abondant corpus réclamerait à lui seul une étude détaillée, et ‒ pourquoi pas ‒ une anthologie [9]) est contemporaine des expériences d’Etienne Jules Marey : « Les dessinateurs, particulièrement Caran d’Ache et ses imitateurs, manifestaient un intérêt prononcé pour les processus de reproduction photomécanique, à la fois comme sujet offert à la satire et comme une aide sérieuse en matière d’observation » [10].

L’influence des Fliegende Blätter et du Chat Noir s’exerce dans tous les pays du monde occidental ‒ y compris, comme nous le verrons plus loin, aux États-Unis. Les limites de cet article ne permettent pas d’évoquer la situation dans chacun des pays d’Europe. Je ne parlerai que de l’Espagne, à la fois parce que l’histoire des historietas est injustement méconnue en France, et parce que sa contribution au genre particulier qui m’intéresse ici est plus qu’honorable.
La bande dessinée est introduite en Espagne par le dessinateur Apeles Mestres vers 1880. Le genre de l’histoire en une page sans paroles y fait son apparition au cours de la décennie suivante. Pedro de Rojas en publie dans La Gran Via puis, après 1900, dans Blanco y Negro, où il a pour rivaux dans cet exercice des dessinateurs tels que Atiza et Gascon [11].

Mihura, Une bonne friction (s.d.).

Ce n’est cependant que dans les années 1920 que s’épanouiront les artistes dont l’apport à l’histoire de la BD muette paraît le plus significatif : je veux parler de Miguel Mihura et de K-Hito (de son vrai nom Ricardo Garcia). Ces dessinateurs ont rompu avec la tradition des dessins légendés : ils utilisent la bulle et tous les procédés de la bande dessinée moderne. Ils publient dans la presse enfantine mais aussi dans les revues illustrées pour adultes. Tous deux pratiquent aussi un style graphique des plus schématiques. Futur auteur de théâtre et scénariste de films, Mihura fonde lui-même deux revues humoristiques : La Ametralladora ( La Mitrailleuse ») et La Codorniz (« La Caille »). Ses histoires sans paroles sont d’une simplicité désarmante et, en même temps, manifestent souvent un esprit surréaliste. La logique y est malmenée : tantôt le comportement des personnages est paradoxal ou absurde, tantôt le dessin joue d’erreurs de proportions ou de perspectives aberrantes.

La tradition de la bande dessinée muette se perpétuera en Espagne, grâce notamment à Josep Coll. Né en 1923, Coll sera après la guerre l’un des collaborateurs les plus modernes et inventifs de l’hebdomadaire TBO. Dans la mince anthologie de ses travaux que Coll éditera lui-même en 1984 (De Coll a Coll), les séquences muettes sont au nombre de douze. Réunissant quelquefois plus de vingt dessins sur la même page, elles développent de véritables saynètes, des sketches au découpage précis comme un ressort d’horlogerie.

Né un an avant Coll, le populaire Alfonso Figueras anime de très nombreux personnages, tels que Gummo (1949), Loony (1951) ou encore Aspirino y Colodion (1967). C’est seulement vers la fin de sa carrière qu’il se tournera vers la BD sans texte, créant la même année (1976) deux strips quotidiens muets : Don Placido dans La Vanguardia et El Bon Jan dans Avui, ainsi que les histoires en une planche de la série Nuevas Narraciones Extraordinarias (parodies des grands thèmes traditionnels du Fantastique) dans Rufus.

La lettre de Caran d’Ache au Figaro

Après cette petite digression géographique et historique, revenons à Paris, à la fin du siècle dernier. Caran d’Ache, conscient de ce que sa réputation doit aux histoires muettes, conçoit dans ce domaine un projet beaucoup plus ambitieux que tout ce qui a paru jusqu’alors. Longtemps ce projet n’a été connu que par la lettre, débordante d’enthousiasme naïf, dans laquelle il proposait au directeur du Figaro d’en être l’éditeur. En voici le texte intégraI, dans une présentation qui respecte autant que possible celle du manuscrit [12].

« Vendredi 20 juillet 1894
Cher Monsieur et ami,
J’ai une affaire à vous proposer, qui pourrait à mon avis, intéresser beaucoup le Figaro et voici dont s’agit (
sic) :
Tout le monde a lu et lit des romans, surtout lorsque lesdits romans sont signés des noms connus et aimés du public et vous n’ignorez pas que lorsqu’un roman réussit il devient une affaire fructueuse, et pour l’auteur et pour l’éditeur... Mais il est notoire que tous les romans parus depuis J.C. sont bâtis d’une façon uniforme quant à l’aspect extérieur et en plus tous ils sont écrits. Eh bien, moi, j’ai l’idée d’y apporter une innovation que je crois de nature à intéresser vivement le public !
Et c’est ?
Mais tout simplement de créer un genre nouveau : le roman dessiné.
Exemple : un monsieur ; ou plutôt une gracieuse dame (qu’ils soient anglais, américains, austrohongrois, birmanes, scandinaves ou moldovalaques ; qu’ils s’intitulent modestement bavarois, égroÿtiens, caffres ou archangelois, qu’ils aient vu le jour sous les tentes de l’Arabie heureuse ou sous les neiges des steppes sibériennes ou qu’ils s’enorgueillissent d’être français), cette dame et ce monsieur pourront lire ce roman sans posséder le génie de notre langue !
En un mot ‒ cela n’a jamais été fait !
Quant à la forme, à la figure du livre, je vois un volume qui aura l’aspect extérieur d’un roman de Zola, de Daudet, de Montépin ou de Paul Bourget avec le prix marqué de 3frs 50c ...
Mais à l’intérieur !
À l’intérieur ‒ pas une ligne de texte ! Tout sera exprimé par les dessins
en 360 pages environ.
Les romans en comportent généralement 320, 340, 350, 360.
Sur la couverture je vois le titre bien lisible et, en belle place, un F pour bien marquer la paternité. Car je serais très heureux que le Figaro adoptât le futur nouveau-né.
Je suis à votre disposition pour élaborer le plan de cette affaire, affaire qu’il faudrait lancer pour la fin novembre et par conséquent commencer dès maintenant (il y a environ deux mois de travail pour moi et je puis donner des dessins par série de 72, c’est-à-dire par placard ; il y aura donc 5 placards).
Si le prix de l’impression le permet l’on pourrait voir et étudier la question de la couleur.
Titre provisoire :
Maëstro. Personnages :
Brave homme de père sainte femme de mère fifille
maëstro (compositeur de génie, une de nos gloires)
son accordeur de pianos
Autres personnages : foule, bourgeois, élèves du maëstro, chiens, etc...
 »

J’ai eu la chance de faire en 1998 l’acquisition, pour le musée de la Bande dessinée, d’une partie importante du manuscrit de ce qui aurait dû être le premier « roman visuel » sans paroles. Caran d’Ache avait fait plus que d’en commencer l’exécution, et l’on ignore pour quelle raison l’ouvrage projeté ne fut pas achevé. Sur Maestro, sa publication par le musée en 1999 et les autres fragments retrouvés depuis, je ne peux que renvoyer à mon article « Maestro : chronique d’une découverte », en ligne sur le site de la revue NeuvièmeArt2.0 [13].

Le reflux

Les « histoires sans paroles » se raréfient dans les premières années de notre siècle, quand la bande dessinée devient une lecture réservée aux enfants. Le refus du texte apparaîtrait alors comme une provocation au regard du souci pédagogique qui doit inspirer la presse enfantine : il faut donner aux têtes blondes le goût de la vraie lecture, celle des mots, des phrases et des « beaux textes ».

Fernand Fau, L’Enfant propre.

Pourtant, ce souci même donnera précisément à un instituteur nommé Jean Perrot l’idée d’un livre muet, dont l’illustration sera confiée à Fernand Fau, l’un des pionniers de l’histoire en images. Le titre de cet ouvrage édité par Fernand Nathan (sans date) en décrit suffisamment le contenu : 30 Histoires en images sans paroles à raconter par les Petits. Le principe de ce livre « d’initiation et d’élocution » ? Inviter l’enfant à traduire lui-même en mots les scènes de la vie quotidienne représentées par le dessinateur, et l’amener, en réponse aux questions que lui posera l’adulte, à les commenter et à formuler lui-même les préceptes, les règles de conduite que ces scènes peuvent suggérer.
S’agissant, par exemple, de la première vignette de la planche No.7, intitulée L’Enfant propre, que nous reproduisons ici, l’auteur suggère les commentaires suivants : « Le petit garçon s’essuie avec une serviette. Il vient de se laver. Une grande cuvette se trouve sur la table. Dans une grande cuvette, on peut mettre beaucoup d’eau. Pour se bien laver, beaucoup d’eau est nécessaire. La table est propre. On ne doit pas jeter d’eau par terre. Le petit garçon est tout décoiffé. Etc., etc. » Où l’on constate qu’au regard de la valeur éducative, le mutisme, pour un récit en images, peut être une qualité, et inciter à une lecture plus active. Dans une société qui valorise l’écrit, cette conception fut pourtant ‒ et demeure minoritaire.

Pendant ce temps en Amérique

Non content d’être réputé comme peintre, illustrateur et dessinateur sportif, Arthur Burdett Frost (1851-1928) doit être considéré comme l’un des véritables pères de la bande dessinée américaine. Son sens de l’anatomie et du mouvement, sa capacité à styliser la gestualité influenceront de nombreux cartoonists, au nombre desquels Winsor McCay, qui le tenait pour un maître. Des recueils de ses caricatures paraissent dès 1884 (Stuff and Nonsense) et 1892 (The Bull Calf and Other Tales). Nous sommes quelques années avant la naissance du Yellow Kid, et ces deux livres, qui contiennent des récits séquentiels, suffiraient à attester que la bande dessinée américaine est déjà une réalité [14].

A.B. Frost, extrait de The Fatal Mistake, a Tale of a Cat.

Dans les recueils cités figure l’histoire la plus célèbre de Frost, qui se trouve être muette ‒ sans doute l’une des premières BD sans paroles publiées Outre-Atlantique. The Fatal Mistake, a Tale of a Cat est l’histoire d’un chat qui avale de la mort-aux-rats, et qui, cherchant à gagner une pièce d’eau où éteindre l’incendie qui lui ravage le gosier, sème la panique sur son passage. Cette anecdote burlesque vaut avant tout par son dynamisme graphique et l’exagération comique des expressions, qui sont d’un caricaturiste accompli.

Frost collabore aux grandes revues de l’époque, notamment à Harper’s, Life, Collier’s, Scribner’s et Puck. C’est principalement dans ce dernier hebdomadaire, fondé en 1877, et dans Judge (1881) que les dessinateurs américains de sa génération s’essayent peu à peu au récit dessiné séquentiel, qui, sur le modèle de la presse illustrée européenne, reste le plus souvent limité à une page. Par opposition au dessin humoristique traditionnel (le single panel cartoon, ou « dessin unique »), ces séquences sont habituellement désignées comme series.
Les comics ne naissent donc nullement par génération spontanée ; en ce domaine, l’exemple vient d’Europe. Puck traduit massivement Wilhelm Busch, et l’école française du Chat Noir est bien connue aux États-Unis. Outre Frost, les deux artistes majeurs de cette période sont Eugène Zimmermann (dit Zim) et Frederick Burr Opper, le futur auteur de Happy Hooligan. Comme la plupart de leurs confrères, ils s’essayent occasionnellement (surtout à partir de 1890) à dessiner des séquences muettes, celles-ci restant néanmoins très minoritaires en comparaison des bandes dessinées à légendes [15].

Les cycles gravés

Je ne rappelle ici que pour mémoire les cycles de gravures sur bois créés par l’artiste belge de renommée internationale Frans Masereel (1889-1972). L’appartenance de ces œuvres à l’histoire de la bande dessinée soulève en effet des problèmes de définition, que ce n’est pas ici le lieu d’aborder. Parmi la vingtaine de cycles gravés par Masereel, il en publie huit sous forme de volumes, les plus connus étant sans doute Mon Livre d’heures (1919), L’Idée (1920) et La Ville (1925). Il en est un qui, significativement, porte ce titre qui aurait convenu à tous : Histoire sans paroles.
Dans son ouvrage Graphic Storytelling [16], Will Eisner considère que les récits muets de Masereel sont des précédents historiques à la narration graphique moderne. Eisner cite aussi deux autres graveurs, l’Allemand Otto Nückel et l’Américain Lynd Ward, ce dernier pour Vertigo (1937), un « roman graphique » muet de plus de 300 pages.


On ne trouve pas toujours véritablement de narration dans ces œuvres, au sens d’un récit à peu près linéaire, comme a coutume d’en proposer la bande dessinée. Libres explorations d’un thème contemporain (généralement à forte résonance sociale), plusieurs de ces livres juxtaposent de simples variations sur le thème. D’une grande puissance plastique, ils n’en représentent pas moins d’importants jalons dans l’histoire éditoriale du livre illustré sans texte. Certains cycles, tels que L’Idée et Histoire sans paroles de Masereel, sont d’ailleurs authentiquement narratifs. Ainsi Histoire sans paroles nous montre un homme employer toutes sortes de tactiques différentes pour séduire une femme, et la répudier sitôt qu’elle se sera donnée à lui. Plus allégorique, L’Idée est personnalisée par une femme jaillissant nue du cerveau d’un homme. Celui-ci la rend publique et l’idée sera dès lors tour à tour pourchassée, dénaturée, imprimée, brûlée, enrôlée, etc. Elle revient finalement chez l’homme qui l’a conçue, lequel l’a trahie entre-temps pour s’enticher d’une nouvelle idée.
Si on les compare aux brèves historiettes sans paroles de la presse satirique, où une action simple est généralement décomposée en « moments » immédiatement consécutifs dont l’enchaînement ne pose aucune difficulté de compréhension, des livres comme ceux de Masereel, qui érigent l’ellipse en principe, sollicitent beaucoup plus la participation active du lecteur. En ce sens, ils ouvrent une nouvelle ère du récit purement graphique [17].

La chanteuse et le trappeur

Le trappeur de Milt Gross
s’initie à l’élégance citadine.

Il revient au dessinateur Milt Gross (1895-1953) d’avoir concrétisé le projet de « roman dessiné » dont avait rêvé Caran d’Ache. C’est à New York que Gross publie en 1930, chez Doubleday, Doran & Company, l’album He Done Her Wrong. Le livre porte un sous-titre emphatique et malicieux : « The Great American Novel, and not a word in it ‒ no music, too ». Le récit débute dans l’Ouest sauvage. Une chanteuse de bar fait la connaissance d’un trappeur à la force herculéenne (il tue les ours et les élans à mains nues). Séparés, la belle et l’hercule continuent cependant de songer l’un à l’autre. Mais notre trappeur se découvre bientôt un rival en la personne d’un petit homme noir, qui fut un temps son associé. Celui-ci enlève la chanteuse, lui fait deux enfants, dilapide la fortune qu’il avait amassée, et veut alors se remarier avec une femme laide mais très riche. Le héros interrompt la cérémonie, et poursuit le petit homme jusqu’à une fête où il perd sa trace, son « gibier » s’étant dissimulé parmi les invités noirs, le visage passé au charbon. Après bien des péripéties, le héros se découvre le fils d’un riche industriel et peut épouser sa belle chanteuse, tandis que son méchant rival devient l’employé d’un harem, en Arabie.
Le sous-titre ne ment pas : il s’agit bien d’un roman graphique, dont le cours fertile en rebondissements s’étend sur 258 planches. La mise en page, très souple, épouse les variations de rythme imprimées au récit. Les planches comptent en effet entre un et six dessins, de taille variable, encadrés ou non. Comme l’écrit Stephen Becker dans le texte qui introduit la réédition de He Done Her Wrong [18], cet ouvrage sans précédent peut être décrit comme « un film silencieux, prodigue en homicides, grandes passions, poursuites, méchant, héros et héroïne : toute la tradition du mélodrame américain ». Milt Gross avait travaillé avec Charlie Chaplin à la fin des années 1920 ; pourtant son « grand roman américain » sans paroles, conté sur un mode quelque peu hystérique et échevelé, évoquerait plutôt une parodie d’un film de Lubitsch ou de Capra ‒ avec des poursuites à la Mack Sennett. Parmi les séquences mémorables, je citerai celle où la riche héritière au mariage empêché engage des hommes de main pour retrouver son chétif fiancé, aux seules fins de le flanquer à la porte. Ou encore les difficultés que connaît notre héros, le rude trappeur, pour s’adapter à la vie citadine, lorsque ses aventures le conduisent à New Jersey.

Sterrett et Soglow

Le livre de Milt Gross reste sans postérité immédiate. La bande dessinée américaine, qui n’inventera le concept de « graphic novel » qu’un demi-siècle plus tard, continue, pour l’heure, d’être un phénomène de presse. Parmi les comic strips que publient les quotidiens, il en est fort peu qui entrent dans le champ de notre étude. Je ne parlerai que des créations de Cliff Sterrett et d’Otto Soglow.
À l’instar d’autres cartoonists (tels Alex Raymond, Elzie C. Segar ou... Otto Soglow), Cliff Sterrett (1883-1964) a coutume d’accompagner sa série principale, Polly and Her Pals, d’une bande de complément occupant le haut de la page du dimanche. Polly connaîtra plusieurs « top » différents. Celui qui nous intéresse ici, parce que muet de bout en bout, est Dot and Dash, qui paraît pendant deux ans (1926-28 [19]) et totalise donc une centaine d’épisodes. Les protagonistes en sont un chien brun à l’œil droit bordé de noir, et un chat noir à l’œil droit bordé de blanc. À la couleur du pelage près, chien et chat se ressemblent comme des jumeaux, le mimétisme étant systématisé jusque dans leurs poses et attitudes. Le mécanisme de la duplication est d’ailleurs plus sophistiqué qu’il n’y paraît, car Polly, l’héroïne désignée de la série principale, a déjà un chat, Kitty. Or ce chat s’amuse lui-même fréquemment à singer les attitudes du père de Polly, Paw Perkins (Paw et Kitty étant d’ailleurs les personnages les plus mémorables de Sterrett).

Mais revenons à Dot and Dash. Ils ont des maîtres, eux aussi, jamais représentés, mais dans la maison desquels ils se réfugient à l’occasion. Le plus souvent, les deux compères se promènent à la campagne ou sur la plage. Ils ne nous proposent pas de gags à proprement parler. Nous les voyons simplement faire ensemble l’apprentissage de la nature, découvrir ce qu’il en est de l’ombre, de la neige, de la pesanteur, du chant des oiseaux, de l’autorité parentale, des particularités d’autres espèces animales, de la loi du plus fort. En six ou sept vignettes, chaque épisode de Dot and Dash est une petite leçon de choses, qui ne délivre aucune morale, où ce qui retient l’attention est l’innocence des protagonistes et l’époustouflante maestria graphique de Sterrett, alors au sommet de son art. C’est à cet égard que le titre prend tout son sens : Dot signifie « point », et Dash « trait » ou « tache ».

Parallèlement, Polly and Her Pals, qui est une série parlante, se transforme aussi à intervalles très réguliers en un « pantomimic strip », et je me permettrai d’affirmer que ces planches muettes comptent parmi les plus belles. Le style anguleux si particulier de Sterrett fait merveille dans la stylisation de la gestuelle. Par ailleurs, le silence qui règne sur ces planches les nimbe d’une aura quelque peu mystérieuse. Enfin, le rythme du découpage y est particulier ; s’affranchissant du tempo de la conversation, il se fait volontiers plus syncopé, et s’autorise des ellipses d’une surprenante efficacité.

Entre Dot and Dash et l’épisode muet de Polly and Her Pals parus ensemble le 19 avril 1928, on remarquera la similitude des deux anecdotes.

Ni The Little King, d’Otto Soglow (1900- 1975), ni son « top » Sentinel Louie, ne sont des bandes dessinées intégralement muettes. La parole s’y caractérise cependant par une notable raréfaction : absente dans la majorité des épisodes, elle se limite dans les autres à une ou deux phrase(s), qui paraissent résonner d’autant plus fort sous les voûtes de l’immense palais du « Petit Roi ». Dans sa préface au recueil publié en France chez Horay (1983), Pierre Couperie rappelle que Soglow n’était guère plus grand que son personnage ‒ moins d’un mètre cinquante ‒ et souligne opportunément que son roi se comporte le plus souvent comme un Américain très moyen, quand ce n’est pas comme un enfant. Le préfacier ne fait, curieusement, aucune allusion au quasi mutisme de la série. Pourtant le recours parcimonieux au dialogue distingue cette série des bandes dessinées exclusivement muettes. Puisque le silence n’est pas une convention absolue, un code admis comme tel par le lecteur, on ne peut se défendre de l’impression que ces personnages qui laissent de temps en temps échapper une parole (souvent superflue pour la compréhension de l’épisode) choisissent, le reste du temps, de garder le silence et de ne s’exprimer que par gestes. Ce comportement paradoxal participe-t-il de l’étiquette qui prévaut à la cour de ce roi étrange ? Il accentue en tout cas la pompe et la solennité de la vie de palais, rendant ainsi plus surprenantes encore les gamineries auxquelles le roi s’abandonne fréquemment.

Otto Soglow, The Little King, planche du 18 août 1935.

The Little King est publié à partir de 1931. Trois ans après débute un autre strip promis au succès, Henry, de Carl Anderson (1865-1948). Le petit garçon au crâne lisse (comme avant lui celui du Yellow Kid) s’est rôdé pendant deux ans sous forme de cartoons avant de devenir un strip quotidien, bientôt complété par une page du dimanche. Ici encore, le silence n’est pas absolument de rigueur, certains personnages secondaires, notamment, s’exprimant au moyen de bulles ‒ de moins en moins au fil du temps. Le mutisme du facétieux Henry (dont les initiatives, qu’elles procèdent d’un désir de rendre service ou d’un comportement irrespectueux, tournent souvent à la catastrophe) accentue la loufoquerie de ses « exploits ». Les quelques autres strips muets (tel, plus tard, The Strange World of Mr. Mum, d’Irving Phillips) n’atteindront jamais la popularité du Little King et de Henry.

L’homme qui inventa l’Homme qui...

Né en Australie, le britannique Henry Mayo Bateman (1887-1970) est assurément l’un des plus grands caricaturistes du siècle. Il dessine pour Punch à partir de 1916. Dès sa troisième participation, il y crée la série qui le rendra célèbre, connue sous le titre générique The Man who... (« L’Homme qui... »). Cet épisode inaugural, intitulé The Boy who breathed on the glass at the British Museum (dont l’original fut plus tard offert au dit musée), est une séquence muette rassemblant une trentaine de dessins sur une seule page. Dès ce coup d’essai, Bateman porte le genre à sa perfection. La gestion du temps, l’expressivité des attitudes, l’incroyable variété des plans, la lisibilité parfaite des enchaînements font de cette tragi-comédie un chef-d’œuvre de la narration graphique [20].

C’est en prenant modèle sur Caran d’Ache, dont il était un admirateur inconditionnel, que Bateman introduit l’histoire sans paroles dans la BD anglaise. A-t-il, dans ses jeunes années, vu l’exposition « Caran d’Ache’s caricatures » présentée au printemps 1899 à la Fine Art Society londonienne ? En tout cas, il ne laissera à personne d’autre le soin de préfacer, en 1933, le recueil Caran d’Ache the Supreme publié à Londres chez Methuen & Co. Dans son introduction, Bateman écrit notamment : « Caran d’Ache était le plus grand maître dans l’art de raconter une histoire en images, sans mots ou avec l’aide de très peu de mots et, autant que je sache, il a produit infiniment plus de travail de ce genre qu’aucun autre artiste. Il combinait la narration parfaite d’une histoire vraiment drôle avec un graphisme superbe, le tout assorti d’un sens de l’observation étonnant et d’une profonde connaissance de l’humanité ».

Bateman, à mon sens, surclasse encore son maître. La série des Man who lui vaudra, dès les années 1930, une popularité immense et justifiée. Bateman la décline sur les modes les plus variés : dessins uniques en noir et blanc, grands dessins aquarellés, séquences légendées et séquences muettes. Ces dernières représentent cependant un corpus à lui seul considérable ‒ Bateman signant de nombreuses autres histoires sans paroles ne s’inscrivant pas dans la série des Man who. L’une des plus célèbres (qui inspira naguère une publicité télévisée vantant la ponctualité de la SNCF) est The One Note Man, ou, contée en 58 dessins, la journée d’un musicien d’orchestre, de son réveil jusqu’à son coucher, dont la seule action notable consiste à jouer une note unique au cours du concert auquel il participe.
Bateman ne brille pas seulement par la vérité de ses dessins, peuplés de types humains inoubliables ; ses idées sont toujours originales et ses chutes percutantes.

Nous ne quitterons pas l’Angleterre sans dire un mot d’un autre merveilleux dessinateur, William Heath Robinson (1872- 1944). Illustrateur de livres (notamment de Cervantes, Poe, Rabelais, Shakespeare et Andersen ; l’égal, dans cette discipline, d’un Rackham ou d’un Dulac), auteur de dessins publicitaires, caricaturiste de presse, Heath Robinson fut tout cela avec un même bonheur, et sa popularité ne fut pas loin d’égaler celle de Rowlandson ou même de Hogarth. La bande dessinée ne l’a jamais considéré comme un des siens, peut-être en raison de son style raffiné et de sa réputation d’artiste sérieux. Pourtant, Heath Robinson a occasionnellement (dans les années 1920 et 30 surtout) développé ses idées de gag en séquences humoristiques d’une page, et si ces pages ‒ pour la plupart parues dans The Humorist ou dans London Opinion ‒ ne représentent qu’une partie quantitativement très secondaire dans son œuvre, chacune d’elle est un véritable bijou. La mise en forme de l’anecdote, la composition de la page, la beauté du dessin forcent l’admiration. Je citerai seulement telle planche de 1939, The Antique, montrant un homme qui inflige les pires traitements à sa table de cuisine neuve, pour la faire ressembler à une antiquité et la vendre à des gogos [21].

W. Heath Robinson : Le Poisson et la mine flottante,
paru dans London Opinion le 31 juillet 1915.

[Lire la suite dans « Histoire de la bande dessinée muette (2) »]

Thierry Groensteen

Ces articles initialement parus dans Neuvième Art Nos.2 et 3 en 1997-98 ont été revus avant d’être repris ici et quelques oublis ont été réparés.

[1] Voir notamment, dans le volume Wilhelm Busch : histoires dessinées publié chez Horay en 1980, les planches intitulées « La Mouche » (1861), « Une rage de dents » et « La Puce » (1862), « La Tétine » (1863), etc.

[2] Dans une note qui figure au bas de la même page, Grand-Carteret parle de « simples histoires en images, sans texte aucun ». Bien que je ne puisse l’affirmer, j’incline à penser qu’à l’origine, cette expression d’histoire en images, dont c’est probablement là l’une des toutes premières occurrences, désignait spécifiquement les bandes dessinées sans texte. Elle aurait en ce cas subi depuis un détournement de sens. On sait que, par la suite, l’usage est devenu d’opposer l’histoire en images à la bande dessinée : la première comporte des légendes sous les dessins, la seconde utilise le procédé « moderne » de la bulle.

[3] Cf. Le Livre et l’image, tome II, juil.-déc. 1893.

[4] David Kunzle, History of the Comic Strip, vol. 2 : The Nineteenth Century, University of Catifornia Press, Berkeley, 1990, p. 181. Je suis fort redevable, pour le passage qui suit consacré à Willette et Steinlen, aux informations données par David Kunzle aux pages 192 à 212 du même ouvrage.

[5] Jan Baetens et Pascal Lefèvre, Pour une lecture moderne de la bande dessinée, CBBD, Bruxelles, 1993, p. 15.

[6] C’est, au fond, par une réticence esthétique du même ordre que les dessinateurs français dans leur ensemble, lors même qu’ils avaient recours au texte, furent si longtemps réticents à l’idée d’introduire dans leurs dessins ce corps étranger que leur paraissait une bulle.

[7] Cf. Thierry Groensteen, « Caricature et bande dessinée dans les pages du Rire », Le Collectionneur de bandes dessinées, numéro hors série : Les Origines de la bande dessinée, coédité avec le CNBDI, Paris-Angoulême, juin 1996, p. 49-55.

[8] « Adolphe Willette et son œuvre », conférence de Roger Braun prononcée le 16 mars 1926 au dîner de la société Le Vieux Papier. Texte conservé au Musée de Montmartre.

[9] Le musée de la Bande dessinée a publié en avril 1998 un album réunissant les meilleures Histoires sans paroles du Chat Noir.

[10] Donald Crafton, Emile Cohl, Caricature and Film, Princeton University Press, 1990, p. 236 (traduit par mes soins).

[11] Sur les débuts de la bande dessinée espagnole, cf. Antonio Martin, Historia del comic espanol : 1875-1939, éd. Gustavo Gili, Barcelone, 1978.

[12] Conservée au Cabinet des dessins du Louvre, la lettre de Caran d’Ache figurait sous le No.437 dans l’exposition « De Corot aux impressionnistes, donations Moreau Nélaton » présentée en 1991 au Grand Palais

[14] Cf. L’Anthologie A.B. Frost conçue et présentée par Thierry Smolderen, éd. de l’An 2, Angoulême, “Krazy Klassics”, 2003.

[15] Ainsi, sur les vingt planches reproduites dans le catalogue de l’exposition présentée en septembre 1996 à la Bédéthèque de Lisbonne, A Banda desenhada norte-amricana antes do Yellow Kid, trois ne comportent aucune inscription verbale, à l’exception de leurs titres respectifs : les deux premières sont issues de Puck (1890 et 1891), la troisième de Judge (1892).

[16] Poorhouse Press, Tamarac, 1995.

[17] Pour plus de détails, je me permets de renvoyer à mon article « Masereel et le roman en gravures », Hors Cadre(s), No.3, oct. 2008, pp. 30-33.

[18] Dover Publications, 1971.

[19] Cette bande de complément apparaît le 21 juin 1926 sous le titre Damon and Pythias ; rebaptisée Dot and Dash dès le 5 septembre, elle se poursuit jusqu’au 24 juin 1928, cédant ensuite la place à un autre top, parlant celui-là : Sweethearts and wives.

[20] Voir l’anthologie H.M. Bateman, Mimodrames, Actes Sud-L’An 2, 2012

[21] Sur cet artiste, cf. le catalogue W. Heath Robinson, the inventive comic genius of our age, Chris Beetles, Londres, 1987, et James Hamilton, William Heath Robinson, Pavilion Books, Londres, 1992.