un peu de mémoire retrouvée
La bande dessinée est-elle un « art sans mémoire », comme le suggérait, en juin dernier, un colloque organisé par Benoît Berthou, auquel j’ai beaucoup regretté de ne pouvoir assister – et comme je l’avais moi-même écrit dans Un objet culturel non identifié (page 67) en 2006 ? Il semble bien que oui. Sans doute, des rééditions sont proposées par plusieurs maisons d’édition (particulièrement par Dupuis, qui plus que d’autres, a à cœur de valoriser son fonds, il est vrai exceptionnel), mais on peut se demander si elles ne sont pas achetées en priorité par des lecteurs qui, pour les avoir lues et aimées autrefois, avaient déjà une connaissance préalable des œuvres ainsi ramenées en lumière. Les rééditions semblent sceller des retrouvailles entre des œuvres et un public déjà acquis, davantage qu’elles ne font découvrir à un public jeune et nouveau l’histoire du média qu’ils prétendent aimer. Je suis frappé par l’incuriosité des nouvelles générations de lecteurs pour le passé de la bande dessinée, et par l’obsolescence de plus en plus rapide des créations, qui passent désormais en très peu d’années du statut de nouveauté à celui de vieillerie déjà patrimoniale n’intéressant que les spécialistes.
Enseignant l’histoire de la bande dessinée aux étudiants de l’École de l’image à Angoulême, je suis bien placé pour observer que les noms de certains géants de l’histoire du neuvième art ne disent plus rien à personne. Parmi ceux-ci, celui de Milton Caniff.
On ne saurait donc assez féliciter les éditions Bdartist(e) – un nom qu’elles me permettront de ne pas trouver très heureux – d’entreprendre de nous donner, dans une nouvelle traduction signée Michel Pagel, une version française de l’intégrale de Terry et les pirates publiée aux États-Unis par IDW Publishing.
Le destin éditorial de Caniff en France est un cas d’école. Comme le rappelle le BDM, Terry et les pirates a été publié dans plusieurs des illustrés de la période que les bédéphiles baptiseront « Âge d’Or » (Junior, L’As, L’Aventureux, plus tard Donald), puis dans des revues spécialisées relativement confidentielles comme Comics 130 ou Rétro BD. Mais il fallut attendre les années 1980 pour que les éditions Slatkine, en Suisse, fissent paraître une première édition en albums, en quatre volumes. La SOCERLID de Moliterni et Couperie en assurait la « conception graphique » (l’appareil critique, lui, était réduit à sa plus simple expression) ; elle avait tout de même mis une quinzaine d’années à incarner dans un projet éditorial l’admiration qu’elle professait pour Caniff, auquel elle avait consacré une exposition à Paris dès la fin 1966, assortie d’un dossier dans Phénix n° 1. Suivirent six volumes dans la collection « Copyright », chez Futuropolis, entre 1985 et 1989, le même éditeur ayant en outre traduit, dès 1984, la monographie de Rick Marschall et John Paul Adams intitulée La Bande dessinée selon Milton Caniff.
Il faut reconnaître que la qualité de reproduction des strips était très inégale, tant dans l’édition Slatkine que dans l’édition Futuropolis : trames souvent bouchées, trait quelquefois « mangé ». Slatkine ne mentionnait même pas l’identité du traducteur, et l’on cherchait en vain une information sur l’année de la parution originelle de l’épisode retenu pour le premier volume.
D’autre part, les deux éditions, où daily strips et sunday pages alternaient dans l’ordre de leur succession logique (feuilletonesque), avaient le défaut d’être entièrement en noir et blanc. L’esthétique du noir et blanc était, on le sait, valorisée par l’équipe de la SOCERLID, tant au travers de ses publications que d’expositions comme Bande dessinée et figuration narrative, en 1967. De ce qui leur était donné à voir, les lecteurs de ma génération avaient été conduits à penser que les newspaper strips étaient intégralement, et de toute éternité, en noir et blanc. Ce fut pour moi un choc quand je découvris, plus tard, que les sunday pages de Caniff, ce maître du clair-obscur, surnommé « le Rembrandt du comic strip », étaient en réalité conçus pour paraître en couleurs dans les suppléments dominicaux des journaux. (La première édition française de Terry en couleurs fut publiée chez Zenda en 1990 et 1991 ; ces deux volumes adaptaient une édition conçue par Rick Marschall pour Remco Books.)
Parallèlement au travail de Futuropolis, de somptueux volumes de Steve Canyon, l’autre création majeure de Caniff, parurent aussi dans la deuxième moitié des années 1980, à l’initiative des éditions Gilou, alliées pour la circonstance à Glénat. Et du côté de Bruxelles, une intense activité s’était déployée fin 1985, avec plusieurs événements concomittants : expositions d’originaux du maître à la Galerie Wittamer, dossier Caniff dans les Cahiers de la bande dessinée n° 66, publication par Thierry Smolderen de l’ouvrage Images de Chine chez Schlirf-Book (dans le cadre de la préparation du numéro des Cahiers, Thierry et moi avions eu le bonheur de rencontrer Caniff dans son atelier, à New York, moins de trois ans avant sa disparition).
Aucun autre dessinateur américain n’avait, je crois, bénéficié à cette date d’une telle attention ni d’une telle ferveur, et l’on pouvait penser que toutes ces initiatives conjuguées suffiraient à asseoir définitivement le statut de Caniff comme géant de la bande dessinée et à installer son œuvre au rang de classique. Hélas, une génération plus tard, il est manifeste que tout est à refaire. Les classiques, dans la bande dessinée, sont prompts à disparaître des catalogues et, partant, des mémoires, et ce processus d’effacement se produit d’autant plus facilement que les éditeurs concernés (Gilou, Schlirf-Book ou Zenda) quittent eux-mêmes prématurément la scène. C’est pourquoi l’édition qu’entreprend Bdartist(e), qui doit, à terme, comporter six volumes, est à saluer comme un événement – tout comme fit événement, en 2007, Meanwhile…, la monumentale biographie de Caniff par Robert C. Harvey publiée chez Fantagraphics.
Bdartist(e) est une galerie parisienne, sise rue Condorcet, dirigée par Jean-Baptiste Barbier et Antoine Mathon. Elle signe ici sa première réalisation éditoriale d’importance. Les sundays sont reproduits en couleurs, et la réalisation technique du livre est irréprochable. Il serait criminel de ne pas saisir cette magnifique occasion de (re)faire connaissance avec des personnages aussi inoubliables que Burma ou Dragon Lady.