Un patrimoine narratif ? Réédition et univers fictionnel chez Marvel depuis les années 1960
[octobre 2024]
Depuis 1939, l’éditeur américain Marvel a publié des dizaines de milliers de bandes dessinées. De cette production immense, que retenir ? Comment définir le patrimoine de Marvel ? L’éditeur lui-même donne des éléments de réponse à travers ses pratiques de réédition. L’exploitation de son fonds, depuis la première moitié des années 1960 jusqu’à nos jours, repose sur un ensemble de logiques variées. Mais, outre des logiques commerciales évidentes, la sélection de ce qui doit être réédité montre combien l’univers fictionnel de l’éditeur est un critère essentiel de cette patrimonialisation en actes. L’accent mis sur les origines des personnages et sur les moments clés de la « continuité » dessine un patrimoine considéré avant tout comme narratif.
Actif depuis 1939, l’éditeur américain Marvel a publié des dizaines de milliers de bandes dessinées. De cette production immense, que retenir ? Quels points saillants mettre en avant, quels traits constitutifs en dégager ? C’est l’enjeu de toute démarche patrimoniale que d’opérer, depuis le présent, une telle sélection. Comme le souligne Jean Davallon (Le don du patrimoine, 2006), tout patrimoine s’invente dans ce regard rétrospectif et dans les dispositifs qui le prolongent pour ramener les traces du passé et les remettre en circulation. Marvel, par son activité éditoriale même, contribue directement à un tel processus : en rééditant ses bandes dessinées, la maison d’édition donne sa propre interprétation de sa production passée et de ce qui mérite d’être re-présenté. La pratique de réédition chez Marvel depuis les années 1960 permet donc de comprendre comment l’éditeur conçoit son patrimoine. Les logiques qui orientent cette patrimonialisation en actes sont nombreuses mais la dimension narrative y occupe une place essentielle, reflétant la centralité que la notion « d’univers » occupe dans la production artistique de l’éditeur comme dans sa stratégie commerciale.
La réédition, entre exploitation d’un fonds et logiques organisationnelles
« Le passé comme marché » : cette formule de Sylvain Lesage souligne la logique structurante et première de la réédition ; le fonds existant, déjà financé, peut trouver une seconde vie, auprès d’un public nouveau ou nostalgique. Mais au regard de l’amplitude de la période considérée ici – six décennies – aucune politique unique n’a guidé les rééditions Marvel. Les changements organisationnels nombreux qu’a connus l’entreprise au fil des années (bien décrits par le journaliste Sean Howe dans son livre Marvel Comics, l’histoire secrète) ont régulièrement changé ses priorités et ses modes de fonctionnement. Et comme les travaux de Jean-Paul Gabilliet le rappellent, le contexte éditorial général dans lequel s’inscrivent ces rééditions s’est également largement transformé, passant d’un marché de masse lié aux kiosques à un secteur organisé autour de boutiques spécialisées et d’un public de plus en plus de niche. Les supports produits à destination de ce marché ont évolué eux aussi, les livres (qu’on les qualifie de trade paperbacks ou de graphic novels) et les formats numériques venant s’ajouter aux périodiques nés dans les années 1930.
De plus, la publication de rééditions relève aussi de considérations éditoriales très éloignées du contenu remis en circulation. Pour un éditeur comme Marvel, dans les années 1960-1980, publier des comic books de rééditions était une façon peu coûteuse de multiplier les titres, c’est-à-dire d’assurer les rentrées d’argent liées aux ventes bien sûr, mais aussi de multiplier les pages disponibles pour les annonceurs ayant des contrats avec Marvel (ce qu’explique dans une interview l’editor Danny Fingeroth, un temps responsable des reprints de l’éditeur, dans le numéro 86 de février 2016 de la revue Back Issue). C’était aussi un moyen d’occuper les présentoirs pour étouffer la concurrence. Cela a également pu permettre de régler des problèmes juridiques, tel que réaffirmer les droits de la compagnie sur tel ou tel personnage en en rééditant les aventures (ce qu’évoquent un autre editor, Roger Stern, dans la même revue, et Sean Howe, dans son livre). Les rééditions ont aussi servi de ballons d’essai pour explorer à moindre risque les possibilités commerciales des formats liés au comic book comme au livre à partir des années 1970.
Par ailleurs, ces rééditions se font sous contraintes. Elles dépendent notamment de l’accessibilité des pages, sous forme de planches originales ou d’épreuves – ce qui suppose un système fiable de conservation mais aussi d’archivage qui n’a visiblement pas existé avant le milieu des années 1970 selon Irene Vartanoff qui a été editor de reprints à ce moment-là (citée dans Back Issue 86). Des contraintes juridiques jouent également, pouvant par exemple bloquer la reprise d’épisodes publiés sous licence, quand bien même des héros Marvel y apparaitraient. Pendant près de 45 ans, Marvel n’a ainsi pas pu rééditer la série Rom, déclinaison à succès d’un jouet, ni les épisodes des séries de ses propres personnages dans lesquelles Rom intervenait qu’il s’agisse de Power Man, de The Thing ou de Hulk.
C’est donc un ensemble de logiques ni homogènes ni univoques qui ont présidé et président encore aux rééditions menées par Marvel. Cependant deux caractéristiques fondamentales des comics Marvel les informent. D’une part, la majeure partie de la production de l’éditeur est bien constituée, et ce jusqu’à nos jours, de comic books, c’est-à-dire de publications périodiques, le plus souvent mensuelles, et donc avec une espérance de vie commerciale nécessairement limitée. D’autre part, la majorité de ces titres, particulièrement depuis les années 1960, reposent sur des récits sériels, aux personnages récurrents et aux histoires à suivre et interconnectées dans une logique de monde partagé. Il y a donc un double enjeu de la réédition pour Marvel : classiquement, exploiter plus longtemps un fonds trop rapidement périssable mais aussi, de manière plus spécifique ici, maintenir accessible le récit poursuivi chaque mois par les nouvelles publications en rappelant les grandes étapes passées de son univers.
Marvel Tales, un titre de réédition à la grande longévité (photo Violette Méon-Bénard © Marvel)
Trois régimes de réédition
Schématiquement, trois régimes peuvent être distingués pour rendre compte de la diversité des publications de Marvel consacrées aux rééditions. Le premier de ceux-ci est la réédition à l’identique, c’est-à-dire la reprise sous forme sérielle, au format comic book, de séries déjà publiées ainsi. Après quelques tentatives au travers d’hors-séries annuels dès 1962, c’est la pratique que l’éditeur entame à partir de 1964 en consacrant plusieurs titres à la reprise (à peu près) systématique et chronologique de ses principales séries. Chaque héros à succès trouvera progressivement un périodique accueillant ses rééditions parallèlement à son titre principal. La plupart du temps, leur nom est générique et décline la marque Marvel, tout en y associant des qualificatifs très valorisants : Spider-Man est repris dans Marvel Tales (un temps sous-titré Marvel’s Mightiest Masterpieces), les Fantastic Four sont réédités dans Marvel Collector’s Item Classics (rebaptisé par la suite Marvel Greatest Comics), Captain America dans Marvel Double Feature puis Marvel Super Action, etc. Cette politique s’intensifiera à partir de la fin des années 1960 lorsque Marvel bénéficiera d’un contrat de diffusion lui permettant d’augmenter le nombre de ses parutions mensuelles. Certains titres sont de courtes durées, quelques-uns perdureront jusqu’aux années 1990 – c’est le cas de Marvel Tales, premier de ces titres de reprint, publié de 1964 à 1994. Après cette date, les séries de ce type de ne seront plus que très résiduelles.
Le deuxième régime de réédition est anthologique, reposant sur la compilation d’histoires faisant l’objet d’une sélection – plus ou moins ordonnée selon les cas. Ici aussi le format comic book a largement été mobilisé par Marvel, tout particulièrement dans les années 1970 pour la réédition de ses histoires courtes des genres autres que super-héroïques, comme la romance (dans My Love ou Our love story, les rééditions remplacent totalement le matériel inédit à partir de 1973 jusqu’à leur fin 1976), le western (par exemple, Mighty Marvel Western, entre 1968 et 1976) et l’horreur et le fantastique avec plusieurs titres à partir de 1970 jusqu’au milieu de la décennie (comme Where Monsters Dwell ou Where Creatures Roam qui accueillent les fameux monstres aux noms sonores que publiait Marvel avant de revenir aux super-héros en 1961). Mais ce régime anthologique est aussi celui qui a dominé la phase d’exploration des nouveaux formats éditoriaux. Le format poche (paperbacks) a fait l’objet de brèves tentatives de best of de diverses séries dès les années 1960 (six volumes avec l’éditeur Lancer en 1966-1967) et jusque dans les années 1980 (une vingtaine de volumes en partenariat avec Pocket Books, Ace Books ou en propre, et une dizaine d’adaptations de film, entre 1977 et 1982). Les variations autour du comic book en pagination (les numéros doubles dits Giant-Size entre 1974 et 1976) et en taille (les Treasury Editions au format tabloïd initiés en 1974) ont été largement alimentés de rééditions de cet ordre. Surtout, l’anthologie a caractérisé les premiers ouvrages (hardcovers et trade paperbacks) que Marvel a publiés, avec l’éditeur Fireside entre 1974 et 1979 (onze volumes, suivi jusqu’en 1983 de quatre volumes avec Ideals Publishing et un volume directement chez Marvel). Dans ces livres, la réédition repose sur une sélection thématisée, commentée par un appareil péritextuel et jouant à plein le jeu de la patrimonialisation par un format alors rare et prestigieux et en perpétuant la requalification des épisodes en classiques. Cette modalité anthologique a perduré chez Marvel mais de manière seulement secondaire par rapport au troisième régime identifiable.
Ce dernier régime relève d’un principe classique, mais longtemps rare aux États-Unis, de prépublication/republication. Petit à petit à partir des années 1980, Marvel, comme son principal concurrent DC, a organisé la réédition en volume de ses séries de comic books. D’abord limité aux grands succès, ce fonctionnement en collected editions (l’équivalent des intégrales franco-belges) s’est progressivement systématisé et est devenu aujourd’hui quasiment la norme pour les titres publiés par les grands éditeurs. Les séries existent donc à la fois sous leur forme périodique classique et sous leur forme brochée ou cartonnée. La sérialité (et sa continuité) est maintenue, simplement déplacée d’un format à l’autre. Mise en œuvre pour la production présente, cette réédition sérielle a aussi été reprise rétrospectivement pour la plupart des séries phares passées de l’éditeur.
La matérialité de ces différentes formes de réédition varie fortement, plus ou moins prestigieuse, plus ou moins luxueuse. Les reprints sous forme de comic books des années 1960-1970 oscillaient entre numéro double et format standard ; de nos jours il s’agit soit de produits d’entrée de gamme, à bas prix (la gamme True Believers, publiée entre 2015 et 2020, était à un dollar soit environ quatre fois moins qu’un comics ordinaire de cette période), soit de one-shots à peu près équivalents aux nouveautés (par exemple, les fac-similés que Marvel a publiés depuis 2019). Dans les livres, la variété matérielle est un peu plus forte. Les albums sont souvent déclinés en éditions cartonnées (hardcovers, fréquemment avec jaquette) et brochées (trade paperbacks). Marvel a organisé ses intégrales en collections haut de gamme (les Marvel Masterworks, hardcovers publiés à partir de 1987), intermédiaires (Epic collection, formats souples et en couleurs, depuis 2013) ou d’entrée de gamme (Marvel Essentials, épais volumes souples en noir et blanc, publiés entre 1996 et 2013). Des partenariats récents ont ajouté des formes inédites, entre volumes et fac-similés luxueux (Folio Society à partir de 2019 ou Taschen en 2022-2023) et intégration dans un catalogue littéraire (Penguin Classics, 2022-2023). Les mêmes contenus se retrouvent d’un format à l’autre, les mêmes séries connaissent plusieurs vies.
La diversité des formats et des régimes de réédition (photo Violette Méon-Bénard © Marvel)
Origines et moments clés : l’univers Marvel comme principe de sélection
Le régime de republication systématique des séries voile les choix éditoriaux qui président à la réédition. En revanche, la réédition qui suppose une sélection, car destinée à une anthologie ou à un titre ponctuel, rend visible les principes qui déterminent la remise en circulation des publications passées. C’est là que peut être saisie la patrimonialisation au sens fort, c’est-à-dire, plus que la seule re-commercialisation, la relecture sélective et requalifiante des éléments du passé. Dans ce processus, à côté des considérations commerciales évidentes – décliner le succès d’une série, profiter des synergies médiatiques avec la télévision (dans les années 1970, par exemple autour du personnage de Hulk) ou le cinéma (particulièrement depuis la renaissance de Marvel dans le domaine à partir de 2008), l’éditeur donne toute son importance à son « univers » et à sa « continuité ».
Cette logique apparaît dès les toutes premières rééditions publiées par Marvel. Dans les deux premiers numéros (alors annuels) de Marvel Tales, l’éditeur retient exclusivement des épisodes qui présentent les « origines » de ses héros principaux, Spider-Man, Hulk, Ant-Man/Giant-Man, le sergent Fury, Iron Man, Thor (pour le premier annual en 1964), les X-Men, Doctor Strange, les Avengers (pour le second en 1965). Par « origines », il faut comprendre ici les récits qui expliquent comment et dans quelles circonstances ces personnages ont acquis leurs pouvoirs, se sont découvert une vocation de héros, ont enfilé leurs costumes. C’est le plus souvent le propos des premiers épisodes de leurs séries mais pas toujours ; dans de tels cas l’épisode retenu pour la réédition est bien celui du récit initiatique et explicatif plutôt que celui des débuts éditoriaux (c’est le cas ici pour Doctor Strange, par exemple). La sélection de ces deux Marvel Tales sera reconduite de manière très similaire lorsque Marvel amènera ses rééditions vers les librairies avec sa série de volumes copubliés par Fireside à partir de 1974. Origins of Marvel Comics (1974), Son of Origins of Marvel Comics (1975), Bring on the Bad Guys : Origins of Marvel Comics Villains (1976), The Super-Hero Women -Featuring the Fabulous Females of Marvel Comics (1977) : les quatre premiers volumes sont presque exclusivement consacrés à la présentation de ces « origines ». Ces anthologies ont connu plusieurs rééditions et reformatages (les dernières en 2023), montrant la pérennité de cet axe thématique. Structurées par personnages, les anthologies coéditées avec Penguin Classics en 2022 et 2023 poursuivent bien cette même démarche : la « collection présente les origines, les récits fondateurs et les personnages de l’univers Marvel » (selon la présentation en ligne de l’éditeur).
La sélection présente ainsi les clés d’un univers fictionnel : qui, quoi, comment… La réédition est d’ailleurs complétée par toute une palette d’outils éditoriaux parallèles visant les mêmes objectifs : encyclopédies (publiées par Marvel à partir de 1983 et aujourd’hui aussi prolongées sous forme de base de données en ligne), guides de lectures (y compris sur les plateformes numériques), remakes… Il s’agit de rééditer ce qu’il faut savoir pour entrer dans l’univers intertextuel de Marvel et se saisir des trames, nombreuses et mêlées, qui l’animent et le prolongent chaque mois. Les numéros des années 1960 sont ainsi sans cesse réédités car ils ont façonné l’hyperdiégèse Marvel et continuent à en déterminer les bases narratives. En retour, leur reprise régulière renforce leur centralité et consolide les bases de l’univers.
Mais à ces points cardinaux du storyworld (au sens de Marie-Laure Ryan) viennent s’ajouter d’autres épisodes à rééditer, afin d’éclairer la « continuité » du monde fictionnel, c’est-à-dire son histoire, son passé narratif mais aussi son actualité – à la fois narrative et éditoriale (voir notamment les travaux d’Andrew J. Friedenthal ou William Proctor). Cette continuité, sans cesse mouvante car portée par une production sérielle continue, appelle l’activation de certains pans plus spécifiques, parfois moins connus, de l’histoire du monde fictionnel, selon les « archives » que creusent les créateurs, selon les épisodes passés qu’ils mobilisent pour produire leurs nouvelles histoires et le métarécit Marvel. Le patrimoine qu’appelle l’univers n’est pas figé, il se redéfinit sans cesse, autour de ses chevilles fondatrices et à partir des nouvelles péripéties que connaissent les personnages. Les rééditions accompagnent cette actualisation de l’univers en ajustant leur sélection. Ce qui explique les opérations plus ponctuelles et ciblées de réédition (cela a été le rôle de la gamme True Believers entre 2015 et 2020 et de la nouvelle version de Marvel Tales depuis 2019), par exemple à l’occasion d’un event – ces grands récits courant sur de nombreuses séries en parallèle, régulièrement publiés par les éditeurs comme Marvel – ou au moment du lancement d’une nouvelle série pour un héros déjà établi. Sont alors remis en avant des épisodes moins familiers ou moins classiques, éventuellement autour de personnages secondaires.
En 2020, en partenariat avec l’éditeur DK, Marvel a publié un guide intitulé Marvel Greatest Comics, proposant une sélection de comics présentés comme essentiels. L’introduction de l’ouvrage explicite la prime au récit et à la continuité que les rééditions donnent à voir de manière pratique :
Les critères ne sont pas univoques mais la dimension narrative apparaît bien comme la plus importante (« des événements cruciaux qui ont changé l’histoire de Marvel », c’est-à-dire en fait l’histoire racontée par Marvel). La sélection l’illustre très directement : plus de la moitié des cent comics sont des bandes dessinées consacrées à des origines, des premières apparitions, des décès, des events. Seule une minorité de ces comics consiste en épisodes autonomes, sans influence de long terme sur la continuité.
À travers les rééditions sélectives que Marvel opère, c’est donc un patrimoine narratif qui est défini. C’est-à-dire un patrimoine dont les éléments sont retenus avant tout au regard de leur pertinence narrative, selon leur récit rapporté à l’univers partagé qui en constitue le cadre indépassable. C’est parce que chaque comic Marvel, selon la logique sérielle décrite par Matthieu Letourneux, doit être lu et apprécié au regard d’un ensemble plus vaste (et prioritairement au regard de l’univers fictionnel de l’éditeur) que le patrimoine doit lui-même reposer sur sa relation à cet ensemble. La contribution à l’univers définit la valeur patrimoniale – ainsi que ses variations. Même si les bornes essentielles de cet univers restent très largement immuables selon le principe de « l’illusion du changement » prônée par Stan Lee dès les années 1960, ses manifestations concrètes au sein des périodiques varient et son patrimoine en est nécessairement évolutif. La hiérarchie des valeurs patrimoniales est donc sans cesse travaillée par les initiatives narratives du moment – et par leur succès commercial. Une obscure histoire de monstre de 1960, oubliée ou presque pendant des décennies, peut devenir 60 ans plus tard un des cent comics clés de Marvel, une fois son personnage d’arbre pensant réintroduit dans une série contemporaine à succès (l’extraterrestre Groot au sein des Gardiens de la Galaxie apparu dans une histoire de quelques pages dans Tales to Astonish 13 en 1960).
La première anthologie Origins of Marvel Comics (1974) (photo Violette Méon-Bénard © Marvel)
Une patrimonialisation restrictive
Ce qui caractérise une telle conception du patrimoine, c’est enfin aussi ce qu’elle laisse de côté. Ici, la patrimonialisation n’est pas historienne. À l’exception des premières anthologies Fireside des années 1970 qui proposaient des textes sur la création des personnages, les éléments de contextualisation historique sont peu nombreux dans le péritexte de la grande majorité de ces rééditions. En dehors de quelques mentions légales, on y trouve peu de précisions permettant de situer les épisodes. Les considérations sur la façon dont les œuvres rééditées pourraient éclairer une histoire éditoriale ou l’évolution d’un genre sont secondaires sinon absentes. L’approche historique cède le pas à la chronologie simple des épisodes (et donc du récit), pour les éditions intégrales, ou aux grandes bornes narratives des personnages et de leurs aventures pour les rééditions sélectives.
Il ne s’agit pas non plus d’une patrimonialisation esthétique, attentive aux formes et à leur valorisation. L’entrée par le récit entraîne une mise à plat des variations stylistiques et de registres. Des comics produits à des époques différentes, selon des codes graphiques et narratifs très différents se retrouvent mêlés au sein d’une même continuité unificatrice et rassemblés par une même patrimonialisation. Par exemple, à l’occasion d’un event lié à l’univers de Spider-Man (King in Black en 2021), la gamme True Believers a réédité dix comics différents reprenant des apparitions clés de certains personnages intervenant dans ce récit. Les dates initiales de publication de ces comics s’étalent de 1966 à 1997, allant des débuts colorés des super-héros Marvel modernes (ici, Black Knight ou Black Panther) aux personnages plus sombres et violents des années 1990 (en l’occurrence Venom). En cohérence avec cette mise à plat, l’attention portée à la fidélité de la reproduction de l’œuvre originelle est secondaire dans la plupart des rééditions, quand bien même la matérialité du volume est luxueuse (Marvel Masterworks par exemple). Des films usés peuvent donner lieu à une perte du trait, voire à un retraçage anonyme. Une colorisation saturée, ne tenant pas compte des changements du papier ou des techniques d’impression depuis les premières éditions, est la règle (le coloriste José Villarrubia en a d’ailleurs produit une analyse très critique sur les réseaux sociaux).
Enfin, cette patrimonialisation n’est pas non plus centrée sur les auteurs. Il existe bien chez Marvel des collections structurées par auteurs[1]. Les séries contemporaines, lorsqu’elles sont reprises en volumes (trade paperbacks) voient souvent leur numérotation recommencer avec les changements d’équipes créatives mais c’est avant tout une façon de marquer l’homogénéité d’un run, d’un arc narratif. Une collection Visionnaries, initiée à la fin des années 1990, a rassemblé sous forme anthologique des comics liés à des créateurs (Stan Lee, Jack Kirby, Steve Ditko, John Buscema, Chris Claremont…) mais ces volumes constituent une exception et restent largement tributaires d’une organisation par personnages et par séries. Dans le paratexte des rééditions, le primat est donné aux personnages et à l’univers – ou la marque, ce qui revient ici au même – plutôt qu’aux auteurs, à l’exception notable de Stan Lee, figure d’auteur mythifié (dont le rôle créatif est aujourd’hui largement discuté) et porte-étendard de la marque. Les couvertures des premières anthologies Fireside des années 1970 ne mentionnaient que son seul nom.
Narrative et restrictive, la patrimonialisation ainsi pratiquée par Marvel relève de l’intérêt bien compris de l’éditeur. La réduction au récit permet toute une série d’opérations utiles : mise en cohérence d’une production éclatée dans ses formes, focalisation sur les éléments les plus transposables dans d’autres médias et mise en avant de l’institution et de sa marque. Comme toute patrimonialisation, ces rééditions sont le produit d’un regard sélectif sur le passé depuis le présent, mais un présent essentiellement narratif et, inséparablement, industriel. C’est alors l’univers fictionnel plutôt que ses expressions singulières qui est au cœur de la démarche patrimoniale.
Note
[1] Nous considérons dans cet article les rééditions faites par Marvel de ses propres comics. En parallèle à ces reprints, l’éditeur a également produit, plus ponctuellement, des artbooks reprenant des illustrations tirées de ces comics (couvertures, pages intérieures, dessins préparatoires…). A l’inverse de l’essentiel des rééditions que nous décrivons, ces collections reposent le plus souvent, mais non exclusivement, sur des volumes monographiques consacrés à des dessinateurs. La taille de ces collections (notamment The Marvel Art of…, trois volumes en 2000-2004 et onze volumes en 2009-2021, Marvel Monograph, quatorze volumes en 2019-2021, Marvel Porfolio, cinq volumes en 2020-2021, auxquels peuvent s’ajouter les Marvel Art of… publiés par l’éditeur Clover Press à partir d’octobre 2024 - six annoncés au moment où nous écrivons) est cependant modeste au regard des centaines de titres de rééditions publiés depuis les années 1960. Ainsi, même en élargissant le corpus aux artbooks, l’entrée par les auteurs reste très minoritaire par rapport à l’ensemble des rééditions Marvel.
Bibliographie
- Back Issue!, n°86, février 2016, “Marvel Bronze Age Giants and Reprints!”
- Crucifix, Benoît, Drawing from the Archives: Comics Memory in the Contemporary Graphic Novel, Cambridge University Press, 2023.
- Davallon, Jean, Le Don du patrimoine, Lavoisier, 2006.
- Friedenthal, Andrew J., “Monitoring the Past: DC Comics’ Crisis on Infinite Earths and the Narrativization of Comic Book History”, ImageText, vol. 6, n°2, 2012.
- —, Retcon Game: Retroactive Continuity and the Hyperlinking of America, University Press of Mississippi, 2017.
- Gabilliet, Jean-Paul, Des comics et des hommes : histoire culturelle des comic books aux États-Unis, Éditions du Temps, 2004.
- Goudmand, Anaïs, « Monde narratif », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/monde-narratif.
- Howe, Sean, Marvel Comics : l’histoire secrète, Panini, 2015.
- Lesage, Sylvain, « Patrimoine : l’ombre du neuvième art », Neuvième Art, 2022. Accès : https://www.citebd.org/neuvieme-art/patrimoine-lombre-du-neuvieme-art
- Letourneux, Matthieu, « Introduction – la littérature au prisme des sérialités », Belphégor, 14 | 2016, 2016. Accès : http://journals.openedition.org/belphegor/794
- —, Fictions à la chaîne : littératures sérielles et culture médiatique, Éditions du Seuil, 2017.
- Proctor, William, “Schrödinger’s Cape: The Quantum Seriality of the Marvel Multiverse”, in Make Ours Marvel: Media Convergence and a Comics Universe, dirigé par Matt Yockey, University of Texas Press, 2017, p. 319-345.