« un film en planches dessinées » : le roman dessiné
[janvier 2001]
Parmi les multiples bandes dessinée proposées au lectorat féminin, une partie d’entre elles relèvent d’un sous-genre spécifique, désigné par ses éditeurs comme roman dessiné. Un sous-genre qui sera un des grands succès de la presse d’après-guerre, et fondera celui de la presse du cœur. Mais ce roman sentimental en images tend à se présenter comme substitut de film plus que comme bande dessinée…
En avril 1947, un quatuor comprenant notamment un « industriel » ayant obtenu dès 1946 une autorisation à paraître non concrétisée pour Le Film mondial, journal de cinéma, entreprend de nouvelles démarches auprès de la commission paritaire pour présenter une formule « légèrement modifiée » : il s’agit « d’adjoindre, provisoirement, des films en planches dessinées de façon à créer une formule neuve plus spécialement basée sur la fiction » ; le nouveau projet se propose de manifester ce changement de formule par une modification de titre : Film mondial présente Nous Deux. Bien entendu, ce quatuor [1] dissimule un réel industriel de presse, Cino Del Duca, éditeur d’illustrés pour enfants en France depuis 1935, mais toujours de nationalité italienne, et ayant poursuivi ses publications pendant la guerre...
Le 10 mai, l’autorisation est effectivement accordée, soit quatre jours avant la première parution d’un magazine qui, sous son titre promptement abrégé en Nous Deux, demeure le parangon de ce qu’on désignera bientôt comme « presse du cœur » [2].
Les détails pittoresques de cette naissance hasardeuse disent bien sûr les aléas d’une renaissance de la presse française après 1945. Ils offrent aussi la première définition d’un genre effectivement nouveau dans le champ de la presse française, le « film en planches dessinées », déjà désigné comme « roman dessiné » par ses éditeurs mêmes, en sous-titre du magazine. Bientôt un concurrent de Nous Deux présentera son premier roman dessiné comme « une réalisation sensationnelle et inédite dans laquelle vous trouverez : toute la séduction du roman, toute la vérité du théâtre, tout le mouvement du cinéma » [3].
Absolue nouveauté dans le champ de l’édition française, cet art total est né en réalité le 29 juin 1946 à Milan, Car ce soi-disant journal de cinéma à la formule provisoirement modifiée n’est que la réimpression à un format légèrement réduit des flans de Grand Hôtel, hebdomadaire créée par deux frères Del Duca demeurés au pays. Le titre même de cet hebdomadaire italien, emprunté à celui d’un film avec Greta Garbo, déclare une parenté entre le « romanzo a immagini » et le cinéma, comme la première couverture dessinée par Walter Molino. A cet illustrateur de presse et créateur de comics provisoirement interdit de presse, les frères Del Duca offrent un refuge. Sa première couverture présente un couple entrant dans un cinéma, le Grand Hôtel, projetant un film nouveau censément produit par Universo (le groupe de presse des frères Del Duca, évidemment), Anime incatenate ; ce « film » n’est rien d’autre que le roman dessiné de Molino qui ouvre le magazine, quand un autre de Bertoletti le ferme.
Dès sa naissance, le nouveau genre est donc présenté comme film à domicile, empreint du lustre du cinéma, et de celui de la fiction, avant même d’être affirmé comme œuvre dessinée. Or il s’agit bien d’une bande dessinée, fondée sur une succession de vignettes dans l’espace de la page et intégrant du texte dans l’image : un « commentaire » ou une « voix off » en majuscules surmonte généralement l’icône, et les paroles des personnages, en minuscules, sont attribuées à leur émetteur par un simple soulignement.
Ce sous-genre poursuivra une longue carrière en Italie, notamment dans Grand Hôtel jusqu’en 1969. Aux deux créateurs initiaux s’adjoindront bientôt N. Mairani, G. Pallotti, Aldo Torchio (qui assure seul les douze derniers romans dessinés de Grand Hôtel). En France, il s’impose tout d’abord en feuilletons dans la nouvelle presse du cœur [4] : dans d’autres titres des Éditions mondiales, dans des albums complets présentant des rééditions de feuilletons ou des titres originaux, dans l’À tout cœur des éditions Dargaud [5], dans des magazines aux destins plus ou moins chaotiques, produits notamment par des éditions lyonnaises, tels Rien que toi (dont le premier roman dessiné par Naro Barbato sera poursuivi pour plagiat par les Éditions Mondiales), ou dans les collections « Duo », « Frissons » et « Chérir ». On peut encore le rencontrer dans des revues plus hasardeuses, telle Sensations (où en 1958 les anonymes et assez dévêtues Aventures de Naïa sont manifestement dessinées par Aldo Torchio, par exemple).
Surtout, après avoir accordé une grande place au roman dessiné à la fin des années 50 (jusqu’à trois feuilletons distincts dans le même numéro), et avoir même fait créer spécialement plusieurs adaptations littéraires, Nous Deux donne progressivement la priorité au roman-photo, et clôt l’expérience avec La Grande Croisade en 1963. Le roman dessiné s’efface alors des pages de la presse féminine, pour ne plus persister qu’en colonne dans le quotidien Paris- Jour, jusqu’en 1969 (reprenant les derniers romans dessinés de Grand Hôtel - négligés par Nous Deux), Existe-t-il bien un roman dessiné français ? Certes, certains éditeurs, surtout les lyonnais, font appel à des créateurs français (tels « Serge », « Manuel » ou Pichard) ; mais le « roman dessiné français » doit surtout s’entendre comme « roman dessiné édité en France » (les Éditions Mondiales occupant très largement le marché). De plus, alors que les éditeurs italiens mettent en valeur leurs créateurs, les français choisissent le plus souvent l’anonymat, semblant privilégier la transparence du vecteur.
Un lecteur attentif peut distinguer des styles graphiques individuels : Molino se reconnaît ainsi à une netteté un peu sèche, mettant surtout en valeur les épaules masculines, les bouches et les poitrines féminines, une virtuosité certaine pour les sosies d’acteurs, voire les caricatures ; Bertoletti à une rondeur plus baroque qui souligne les chevelures, à la priorité donnée aux gros plans ; et Torchio à son usage plus saturé de l’ombre, la fermeté de trait des visages. A l’opposé, Naro Barbato, Manuel et Serge, notamment, sont d’abord reconnaissables à la pauvreté de leurs arrière-plans, et pour tout dire au côté bâclé de leurs dessins. D’une façon plus générale, on peut estimer que les créateurs français sont plus proches de la pure bande dessinée, en ce qu’ils usent fréquemment de fonds peu chargés, et que leurs personnages mêmes sont souvent proches de la stylisation.
Car on peut au premier regard distinguer un roman dessiné de toutes les autres modalités de la bande dessinée. Sa première spécificité tient à l’usage du lavis, qui joue sur les ombres et les lumières, permet de créer un effet de volume, et insère souvent les personnages dans des décors précis, et pas seulement sur un fond [6]. Bref, la représentation s’offre ici selon une convention vériste renforcée par la discrétion des « bulles », tirant non seulement vers la ressemblance, mais vers l’identité avec le réel [7].
Cette esthétique spécifique est d’abord celle d’un genre donné comme cinéma dessinée [8]. Le fait que plusieurs créateurs (Molino, Torchio, Pallotti surtout) choisissent de faire de leurs personnages des sosies d’acteurs de cinéma contemporains renforce cette dépendance (mêlant acteurs hollywoodiens et européens, et n’hésitant pas à plier une plastique originale aux canons épanouis propres au genre). Le développement du roman dessiné parcourt divers genres cinématographiques : après les films sentimentaux contemporains vient le péplum et plus largement le film historique ; se suivront ainsi dans Grand Hôtel (et dans Nous Deux puis Paris-Jour) de multiples évocations de l’Antiquité sur tous les continents, du moyen-âge historique ou légendaire, de la Guerre de Sécession, de la Russie tsariste ou de Napoléon... et même une adaptation de Quo Vadis ? (c’est en 1964 le dernier roman dessiné de Bertoletti).
Comme tout récit iconique, le roman dessiné substitue toutefois à la succession des photogrammes filmiques (porteuse d’illusion mimétique), la juxtaposition des vignettes dans la page ; et par là même, il induit nécessairement l’ellipse, et donc la connivence du lecteur qui doit convertir cette juxtaposition en continuum. Mais au contraire du roman-photo des origines, il ne choisit pas de mimer la régularité des photogrammes cinématographiques. Art contraire, il joue de la liberté du dessin pour découper la page en vignettes irrégulières. Cette page se construit sur une organisation floue, et dans le meilleur des cas sur une mise en page significative par son découpage même : ainsi les meilleurs dessinateurs jouent-ils de vignettes triangulaires ou trapézoïdales (associées à des plongées et contre-plongées parfois radicales), voire d’une vignette ronde, pour mettre en valeur un accident en montagne, un bombardement, une évasion..., ou une scène sentimentale, et construire de véritables séquences [9].
En ce sens, bien que manifestement inspiré du cinéma triomphant de l’après-guerre, et s’offrant comme un substitut, le roman dessiné sut dès ses premières créations inventer une esthétique et une mise en page expressives et singulières. Plus singulières à dire vrai que bien des bandes dessinées de la même période... Mais l’esthétique du roman dessiné est aussi celle d’une fiction sentimentale, confiant à l’icône une bonne part de son appel à l’émotion. Voire à un certain érotisme, d’abord présent dans la plastique idéalisée des personnages, et parfois (essentiellement chez Molino) dans la mise en scène, Pour autant, la représentation explicite des actes amoureux, même du baiser, demeure le plus souvent retenue et statistiquement rare.
Dessiné, le roman dessiné est aussi roman, en effet. Il est produit selon un partage des tâches entre scénariste, dessinateur et lettreur, construit en tension entre icône et texte. Le récit linguistique est premier dans sa conception, et on ne rencontre pratiquement pas de vignettes sans texte. Texte et image sont le plus souvent en redondance (et dans le cas des bandes lyonnaises, seul le texte est apte à assurer une cohérence, l’image ne venant qu’illustrer le commentaire) ; les scènes marquantes, où le dessin est en somme en excès, sont toujours rares. Mais, à l’opposé du roman-photo, le texte s’inscrit avec fluidité dans l’image, en ce sens qu’il relève d’un même outil, le crayon.
Le récit sentimental n’est pas ici exclusivement celui d’une femme, qui serait « l’objet de la quête » ou « l’héroïne », mais celui d’un couple, à la recherche du bonheur ; bonheur que les vignettes finales consacrent, par des scènes d’embarquement (pour Cythère) ou d’assomption - et, bien plus rarement, de baisers. Le plus souvent, un roman dessiné fait assister son lecteur à la constitution d’un couple, depuis la rencontre (toujours imprévue, évidemment, et rapprochant ceux qui n’auraient jamais dû se rencontrer - la fille d’un gouverneur et celui qui veut assassiner celui-là, un croisé et une combattante musulmane, un aviateur et la sœur de celui que cet aviateur pense avoir abattu...), jusqu’à la stabilisation du couple (le plus souvent sanctionnée par un mariage), à travers une série d’obstacles ; obstacles extérieurs (des rivaux bien sûr, des puissants de tous poils, mais aussi des membres de la famille et de faux amis) ; et obstacles intérieurs (la peur de l’amour, la méconnaissance de soi...). Certains récits tronqués nous font assister à la simple reconstitution d’un couple déjà constitué à l’ouverture.
D’autres à une redistribution : les couples constitués d’entrée sont « faux », bâtis sur une illusion ou un mensonge ; le véritable amour, seul apte à construire un couple stable, va alors venir détruire ces associations malencontreuses. On peut même très minoritairement rencontrer des cas d’épilogues consacrant la solitude de ceux qui n’ont pas su reconnaître ou choisir l’amour vrai. Mais par ces divers biais, les intrigues concourent toutes à réaffirmer la nécessité d’un amour fondé sur la vérité autant que sur l’élan, et sur le refus du pouvoir entre les êtres bref, sur l’Agapé, et non sur l’Eros [10]. C’est pourquoi ces récits sont autant ceux d’une quête de l’identité que du bonheur. Nombre d’entre eux se fondent en effet sur des jeux d’identité (dissimulée, ignorée, perdue...), et sur des structures initiatiques à l’issue desquelles les protagonistes accèdent à eux-mêmes. Au-delà, tous appellent à rompre avec les déterminations du passé, pour se construire une vie nouvelle et une identité personnelle par le biais du couple.
Mais en cela, ils ne se distinguent pas des autres genres de la presse du cœur. En fonction du contrat générique qu’il établit avec ses lecteurs, le roman dessiné prend une place complexe sur l’axe tendu entre mimesis et diegesis [11] où s’inscrivent ces genres concurrents : son iconisme même et son vérisme le placent du côté de la mimesis ; mais l’idéalisation et l’érotisation des corps (on pourrait qualifier son esthétique de « réalisme fantasmatique »), le cachet « artistique » que donne au dessin le face à face avec le roman-photo, la structure échevelée de ses intrigues, proches du « roman grec » [12] et le passage progressif à la fiction historique le tirent au contraire du côté de la diegesis. Il tient donc une voix singulière dans le concert des fictions sentimentales.
La vraie question est alors celle de sa disparition ; pourquoi ce genre qui remporta un succès si considérable à son apparition (en moins d’un an, la diffusion tant de Grand Hôtel que de Nous Deux dépasse les 500 000 exemplaires) s’efface-t-il à la fin des années soixante devant le roman-photo ? La première réponse est sans doute dans la concurrence entre les images : quand le roman dessiné apparaît, il se donne pour substitut du film. Mais il va bientôt se trouver face au roman-photo (dans Nous Deux, la première page de roman-photo est d’abord publiée en deuxième de couverture, en confrontation directe avec le roman dessiné). Les premières années, les difficultés de reproduction de l’image photographique, et les hésitations de ce genre naissant ne menacent guère le roman dessiné (jusqu’en 1958, Nous Deux compte ainsi davantage de romans dessinés que de romans-photos, et à des places plus stratégiques).
Mais l’amélioration de la technique comme du papier, l’approfondissement des potentialités du genre vont à terme faire du roman-photo le mode de récit iconique le plus porteur. Quand on feuillette les magazines comportant encore dans les années 60 quelques pages de roman dessiné, on est frappé de l’incongruité de cette présence, Sans doute le développement de la télévision, et son entrée clans les foyers populaires, lui furent-ils alors fatals... On peut également estimer que le « réalisme fantasmatique » qui fit le succès du genre devint à terme son handicap dans les années 60 la presse du cœur évolue vers davantage de réalisme psychologique, tendant à passer des intrigues mélodramatiques à des récits de formation. Or, aussi vériste que soit le roman dessiné, il l’est moins que le roman-photo. Nous restent donc aujourd’hui le vestiges d’un genre qui ne vécut guère que vingt ans, et dès lors paré des charmes de la nostalgie...
Article paru dans le numéro 6 de 9ème Art en janvier 2001.
[1] Ces renseignements proviennent des dossiers du ministère de l’Intérieur déposés aux Archives nationales.
[2] Le terme a été créé pour dénigrer un nouveau segment de la presse féminine, fondé sur la fiction sentimentale sous diverses modalités : feuilletons, « histoires vécues » (des nouvelles émanant soi-disant de la confession de lectrices - l’introducteur de ce genre en France est Confidences, crée dès 1938 à l’imitation de magazines nord-américains) et récits iconiques, d’abord en romans dessinés, et bientôt en romans-photos. Après un succès considérable jusqu’à la fin des années 60, ce segment tend à s’affaiblir, et n’est aujourd’hui plus guère représenté que par Nous Deux…
[3] À tout cœur, hebdomadaire dies éditions Dargaud, mai 1949.
[4] Même si un certain nombre d’albums présentent des romans dessinés complet, la forme feuilletonesque est première dans l’histoire du genre, et demeure essentielle. A tel point que l’évoquant dans « Le langage du photo-roman » (in « L’Art de masse n’existe pas », Revue d Esthétique n°3/4, 10/18, 1974, p.155¬181), Yves Kobry forge pour lui le ternie de « feuilleton illustré », et le présente comme le descendant des ciné-romans qui dans la presse quotidienne annonçaient la projection des films à épisodes
[5] Lancé au début de l’année 1946, ce magazine fera travailler, comme illustrateurs ou créateurs de romans dessinés, nombre de dessinateurs, dont Raoul Auger (ses créations n’usent pas de ballons pour attribuer le dialogue à leurs émetteurs, et sont donc aux limites du genre), Lucien Nortier et même Georges Pichard, pour ses épisodes de La Vie seule des grandes amoureuses notamment.
[6] Cette opposition entre décor et fond est reprise de Jan Baetens, Formes et politique de la bande dessinée, Peeters-Vrin, Louvain-Paris, 1998, p. 7.
[7] Cf. l’opposition dessinée par Töpffer entre gravure et trait dans « De la plaque Daguerre, à propos des Excursions daguerriennes », Mélanges, 1852. Cité dans François Schuiten et Benoît Peeters, L’Aventure des images, de la bande dessinée au multimédia, Autrement, Paris, coll « Mutations » n° 167, 1996, p.106.
[8] Il ne serait pas inintéressant à cet égard de le rapprocher du story-board. Cf. Benoît Peeters, Jacques Faton, Philippe de Pierpont, Storyboard, Le cinéma dessiné, Yellow Now, Crisnée, 1992.
[9] À la suite de Thierry Groensteen (Bande dessinée, récit et modernité, Futuropolis, Paris, 1987, pp.45-69), on distinguera la séquence « déterminée par un projet narratif » de la simple suite « d’images disparates ».
[10] Pour l’explicitation de ces notions essentielles, on renverra à Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, Plon, 1972, et André Comte-Sponville, Petit Traité des grandes vertus, PUF, 1995. Voir aussi Sylvette Giet, Nous Deux 1947-1997 : apprendre la langue du cœur, Peeters Vrin, Louvain-Paris, 1997.
[11] Cf. la Rhétorique d’Aristote, et Gérard Genette, Figures III, Seuil, 1972, ou Nouveau discours du récit, Seuil, Paris, 1983.
[12] Cf. notamment Mikhaïl Bakhtine, « Formes et chronotope dans le roman », Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Paris, 1978.