torn together
Paru dans Raw en 1985 | 37,9 x 38,8 cm | encre de Chine et gouache sur papier | Inv. 2006.29.5.1
[janvier 2009]
Cette planche de Joost Swarte est parue à New York en 1985, dans le numéro 7 de Raw, le légendaire magazine d’Art Spiegelman et Françoise Mouly. Elle faisait partie d’une livraison spéciale intitulée « The Torn Again Graphix Mag », dont la couverture de chaque exemplaire présentait la particularité d’avoir été déchirée à la main par les éditeurs, dans le coin supérieur droit. Pour faire bonne mesure, ces derniers avaient cependant pris soin de scotcher au sommaire de chaque numéro le fragment déchiré d’un autre exemplaire de la même livraison. Comme la planche de Swarte prenait place sur la seconde page du numéro, imprimée au verso de la couverture, elle est donc la seule à avoir subi cet outrage, mais dans le coin opposé.
À l’évidence, cette planche obéit à une contrainte thématique imposée de l’extérieur (« Torn Again ») quelle interprète à la manière et selon l’humour particulier de son auteur (« Torn Together »). La création sous contrainte – explicite ou implicite, intérieure ou extérieure, limitée ou généralisée, etc. – ouvre d’énormes possibilités, parce que justement elle « force » l’imagination à outrepasser ses limites habituelles. On y reconnaît bien le style de l’auteur mais en lui découvrant aussi quelque chose d’inédit. Voyons comment cette contrainte a pu jouer ici.
La bande dessinée offre une redoutable machine à métamorphoses. Nombreux sont les auteurs – et les théoriciens – qui ont compris cette caractéristique essentielle de son dispositif formel. Dans la planche qui nous intéresse, Swarte en propose une fascinante démonstration à travers l’engendrement d’un gag pour le moins déconcertant. On sent bien ici que ce sont précisément ces propriétés génératrices de la bande dessinée qui permettent à son récit, depuis un déchirement initial (concret), de provoquer par enchaînements et degrés successifs une inflation de déchirures (fictives). D’autant que son titre – calque évident de « Born Together » – évoque une consubstantialité de l’être de papier et de l’être fantasmé ; les personnages subissant l’épreuve de leur matérialité, ils peuvent se déchirer comme du papier. On peut du reste se demander si le malaise afférent à cette histoire n’est pas le tribut à payer pour avoir imprudemment mis en branle l’effet mutationnel de la bande dessinée ? Il n’est pas rare que les séquences à transformations renferment de tels retentissements dysphoriques – pour ne pas dire tératologiques. Pensons, par exemple, à Little Nemo in Slumberland ou aux Cauchemars de l’amateur de fondue au chester de Winsor McCay, un illustre inventeur du genre.
Cette piquante facétie de Swarte montre bien comment la création est affaire de répercussion(s) ; du papier déchiré de la première case – elle-même en pièces – à la poignée de main refusée de la dernière, cela fait beaucoup de mains mal intentionnées. Une même « folie » a, semble-t-il, contaminé l’auteur de cette planche (et ses éditeurs) comme ses personnages...
Jacques Samson
Cet article est paru dans le numéro 15 de 9ème Art en janvier 2009.