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Titeuf, de l’interdit au classique

Maël Rannou

À l’occasion de l’exposition que lui consacre la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image pour ses 30 ans, nous republions ce texte paru dans la revue Bédéphile qui traitait alors de la notabilisation de Titeuf auprès des institutions culturelles. Lors de ses premières parutions, Titeuf semble plutôt cibler le public de jeunes adultes. La réception du lectorat en fera une série majeure pour les adolescents et adolescentes des années 1990-2000, avec un décalage dans le temps. D’abord dénoncée comme une série vulgaire, Titeuf s’est imposée au fil du temps comme une série phare, jusqu’à être recommandée par les instances les plus officielles et désormais exposée dans les musées. De l’album en noir et blanc à la Cité des sciences, le héros de Zep a petit à petit franchi les étapes du licencieux vers le classique, sans cesser d’aborder frontalement des sujets brûlants, alors relativement rares dans la BD jeunesse franco-belge.

Quand les premières pages de Titeuf paraissent dans le numéro 5 du fanzine mensuel Sauve qui peut en mars 1992, Zep n’est pas totalement inconnu. Il a publié des petits albums en Suisse, placé des pages dans divers magazines (dont Spirou), mais peine à en vendre de nouvelles — il est encore un jeune auteur en tout début de carrière. Sauve qui peut semble pourtant percevoir l’importance du nouveau personnage et va introduire la publication par un petit texte du journaliste Antoine Duplan (Antoine Duplan continuera de suivre Titeuf, jusque dans le numéro 3 de la revue Bédéphile). Remontant à la Comtesse de Ségur, où les enfants pas sages étaient châtiés, celui-ci inscrit Titeuf dans la continuité historique d’élèves turbulents et de leurs auteurs, de Corinne et Jeannot (Tabary) au Petit Spirou (Tome et Janry) en passant par Le Petit Nicolas (Sempé et Goscinny). Par là même il l’inscrit aussi dans différentes traditions de la bande dessinée franco-belge, chacune des références venant d’un magazine historique différent (Pilote, Pif Gadget et Spirou). Après eux, nourris d’eux :

« Un nouvel élève est arrivé à l’école. Il a rejoint tout naturellement le rang des cancres, contre le radiateur. La banane de son goûter, il la porte sur la tête, parce qu’il est moderne. Il a les yeux ronds de ceux qui s’étonnent encore des petits riens de la vie. Il s’intéresse aux filles et préfère de toute évidence le jeu à l’étude. Il est vivant. Maintenant que les petits anges préfèrent souffler dans un préservatif que dans les divines trompettes, Zep retombe en enfance. Ça va faire du bruit ! »

Antoine Duplan, Sauve qui peut n°5, mars 1992.

À travers cette introduction, Duplan brasse différents sujets importants de Titeuf. On a vu son ancrage dans une culture du « sale gosse » de bande dessinée (et plus largement de littérature jeunesse), que l’on pourrait compléter à l’infini avec le jeune Son Goku et autres Pim Pam Poum. Son texte esquisse aussi une analyse graphique, évoquant la mèche iconique, mais aussi la simplicité des regards neufs d’enfants. Le texte pointe aussi ces thèmes modernes, en prise avec les émotions des garçons (surtout) face aux découvertes de la puberté. Enfin, le titre de ce petit papier, « Zep retombe en enfance » comme le « Souvenir de môme » qui chapeaute la page et l’illustration liée, insiste sur un aspect mémoriel, laissant penser à une autobiographie non assumée. En quelques lignes, on trouve là de nombreux aspects d’analyse toujours valides pour observer le futur succès éditorial et artistique de la série. Tout juste manque-t-il la question du langage, élément constitutif de l’originalité du personnage.

Antoine Duplan et Zep, « Zep retombe en enfance », Sauve qui peut, 5, mars 1992, p. 12.

Premiers émois

C’est Jean-Claude Camano, éditeur chez Glénat, qui tombe sur le fanzine et amène Zep chez l’éditeur grenoblois. Le premier tome paraît en 1993, tiré à 8’000 exemplaires. Dieu, le sexe et les bretelles n’a pas une cible aussi claire que celle qui se précisera par la suite : l’album est en noir et blanc et, si les gags n’ont rien de trash, l’image finale (Titeuf demande dans un sex-shop « Vous avez des pin’s ? ») laisse entrevoir des scènes crues sur les écrans. Les trois composantes du titre, qui se permet un clin d’œil à la métaphysique, sont très parlantes. En mettant au même niveau deux sujets constitutifs des interrogations humaines et un pur détail vestimentaire sans importance, il en appelle aussi bien à des références d’adulte qu’à la hiérarchie aléatoire enfantine.

Titeuf. Dieu, le sexe et les bretelles, couverture, Glénat © 1993

À l’époque, il s’agit pour Camano d’élargir le catalogue de Glénat, qui reste alors marqué par un type de bande dessinée historique « à la papa » malgré l’arrivée de mangas à succès. Annoncer Titeuf, c’est aussi jouer de cette diversification vers une bande dessinée jeunesse moderne, sans encore le savoir vraiment. Il l’explique en 2001 :

« Henri Filippini a développé tout ce qu’on appelle la bande dessinée réaliste, la bande dessinée historique. Puis je suis arrivé. Aujourd’hui Glénat fonctionne avec plusieurs éditeurs, plusieurs directeurs de collection. […] Le catalogue aujourd’hui va se restructurer avec une identité très forte. De nouveaux secteurs d’activités sont en cours de développement avec, depuis quelques années, les bandes dessinées d’humour jeunesse (Tchô la collec). »

Nadia Boucheta, « Entretien avec Jean-Claude Camano », La Revue des livres pour enfants, 201, septembre 2001, p. 70-72.

Dès le deuxième tome, qui paraît la même année, la série passe en couleurs et semble choisir son public dans la préadolescence élargie. Car si Titeuf et ses camarades sont en primaire et s’adressent aux « grands » de leur niveau, ils sont incontestablement des stars au collège. Dans le même entretien, Camano indique bien les balbutiements initiaux et un public plus large, autorisant les différents niveaux de lecture : « Au début on me posait toujours la même question : “pourquoi publiez-vous Titeuf dans votre catalogue  ?” Est-ce que c’était de la bande dessinée pour les adultes ou est-ce que c’était de la bande dessinée pour la jeunesse ? Je pense que “jeunesse”, ça veut dire une ouverture sur le monde en rapport avec le social, avec la réalité. Aujourd’hui les tranches d’âges sont moins sectorisées qu’à une époque. Les lecteurs de Titeuf ont entre 8 et 12 ans mais on sait très bien qu’il y a un public plus adulte qui le lit, le dévore et se reconnaît dans le personnage créé par Zep. » Si cette définition de la jeunesse est un peu courte, elle révèle cependant une dimension essentielle dans Titeuf : parler au niveau des enfants, avec un langage proche d’eux, mais sans en faire un univers en vase clos coupé du monde.

Titeuf vous parle

C’est sans doute ce qui fait la force de Titeuf, qui n’est ni une bande dessinée pédagogique voulant édifier les enfants, ni une bande dessinée strictement humoristique. Les blagues légères sont bien sûr nombreuses, les joies et l’insouciance de l’enfance sont là, mais jamais idéalisées. On y trouve la brutalité des cours d’école, la discrimination fondée sur l’apparence physique (appareil dentaire, grandes oreilles…), les effets de bande hilare, les défis pour interagir avec les filles (espèce perçue comme extra-terrestre), qui peuvent dériver vers l’agression. La série non exempte de sexisme ordinaire avait été l’objet d’une satire humoristique par l’autrice Mirion Malle lors de l’exposition Héro(ïne)s au LyonBD Festival en mai 2014 et que l’on peut retrouver sur son blog. Mais outre qu’il s’agit d’un regard assez réaliste, le discours évolue lui aussi très vite : Titeuf se rend compte des problèmes évoqués précédemment ; loin d’être une potiche, Nadia le rend parfois piteux de ses actes. Comme tout pré-adolescent, il absorbe à vitesse accélérée ce qui l’entoure, avec d’inévitables maladresses. Pour autant, les gags ne sont pas moralistes, et c’est au fil des expériences, en grandissant virtuellement — comme beaucoup de héros, Titeuf ne grandit pas, bien qu’il vive des rentrées et des évolutions familiales — qu’il apprend le monde. Ce qui pouvait sembler simplement potache apparaît alors relever de mécanismes plus complexes.

« C’est pô du jeu », Titeuf, 2. L’Amour, c’est pô propre..., p. 5, Glénat © 1993

Cette richesse vient notamment d’un imaginaire qui ne se limite pas à la cour de récréation, rappelant que les enfants ne sont pas des sujets extérieurs au monde. Zep expliquait ainsi au micro d’Europe 1, le 30 août 2017 :

« Quand j’ai commencé Titeuf, début 1990, on était en pleine campagne de prévention contre le sida et j’avais démarré en me demandant : “qu’est-ce que ça fait, quand on a dix ans, et qu’on croise des affiches pour le port du préservatif dans la rue ?” »

Zep, Europe 1, 30 août 2017.

Titeuf, 4 : C’est pô juste !, p. 48, Glénat © 1995

On trouve bien d’autres exemples de ce questionnement sur le monde, comme les dissensions familiales, la vie en immeuble, le chômage, l’immigration et le racisme. Rien d’étonnant à ce que le 8 septembre 2015, il utilise son personnage fétiche pour parler de la crise des réfugié·es sur son blog hébergé par Le Monde (intégralement reproduit dans Bédéphile #2) : Titeuf y est projeté dans un pays en guerre, son immeuble explose sous les bombes, Manu est tué par un sniper. La dernière case est noire, le titre un triste jeu de mots qui évoque aussi les différents publics de la bande dessinée : « Mi petit, mi grand ».

« Mi petit, mi grand... », publié le 8 septembre 2015 sur le blog What a Wonderful World ! Zep © 2015

Au-delà de cet aspect, il y a aussi beaucoup à dire de la manière dont Titeuf parle. La première réception de son « C’est pô juste » ou de « Tchô » a souvent été négative, des parents inquiets y voyant un risque pour l’orthographe des enfants. Si les débats sur la langue sont infinis, cette pratique est assurément une des causes du succès du personnage. Dans un hors-série du Monde consacré aux 25 ans du personnage, on parle de « novlangue zeppienne », terme à mon sens risqué puisque la novlangue apparaît surtout comme une réduction du vocabulaire pour appauvrir le monde. Or le langage de Titeuf est parfois maladroit et erroné, mais créatif, riche, et les enfants n’en sont pas dupes. Il est rare qu’une bande dessinée jeunesse tentant de singer le langage ado ne soit pas aussitôt ringarde. De fait, lorsque les adultes commencent à utiliser leur vocabulaire, les enfants en ont sans doute déjà changé. Ces langages sont comme des sociolectes, et apparaissent pour affirmer l’appartenance à des âges et des clans. L’intelligence de Zep a été de créer un vocabulaire crédible dans son contexte, facile à s’approprier, mais qui n’est pas un calque d’expressions existantes. Je suis né en 1989 et j’ai grandi avec Titeuf, mais si nous avons utilisé ses expressions, c’est par imitation et non l’inverse. Forger ce vocabulaire propre a permis à Zep de le positionner hors du temps et par conséquent d’éviter qu’il tombe en désuétude. Il devient une sorte de « langage d’enfant » protocolaire et atemporel, irréel mais admis par tous, continuant de rencontrer du succès dans les cours d’école 25 ans après sa création.

Notabilisation de Titeuf

Malgré sa place centrale sur le marché et les qualités évoquées précédemment, la série n’est plus l’incroyable leader qu’elle a été. Les dizaines d’articles dans la presse sur le « succès toujours confirmé » à l’occasion des 25 ans, en 2017, semblaient faire fi de toute analyse objective face à la célébration. Et chacun de rappeler l’argumentaire chiffré (aimablement fourni par Glénat) : 21 millions d’exemplaires vendus, traduits dans 25 pays, un film qui fut premier au box-office.

Les ventes de la série ont pourtant connu une érosion constante depuis 2002, date à laquelle elles dépassaient les 3 millions d’exemplaires. Si 2004 bénéficiait de la sortie du tome 10 — plus de 830’000 exemplaires vendus pour un tome plus audacieux, où le gag a été abandonné pour un récit long —, les ventes de la série étaient tombées à 1,7 million d’exemplaires pour l’année. Huit ans plus tard, en 2012, la série dans son ensemble écoulait péniblement 380’000 exemplaires, pourtant emmenée par la sortie du tome 13 et ses 228’000 vendus. Certes, il s’agissait là de la deuxième meilleure vente de l’année et Titeuf demeure assurément une valeur sûre, avec une longévité hors du commun. Mais il entre désormais dans ces eaux presque normalisées du succès, loin derrière Astérix, seule série à culminer toujours à plus d’un million d’exemplaires vendus lors de la parution d’un nouvel épisode.

Face à ce constat, et tout en s’appuyant sur des nouveautés aux performances plus qu’honorables, on peut faire le curieux constat d’une notabilisation de Titeuf. Alors que dans les années 1990 il était de bon ton de lire ces aventures en cachette et que les bibliothèques débattaient de la place de Titeuf dans leurs fonds, c’est désormais dans les rayons les plus grand public qu’on retrouve les albums, devenus des classiques qui n’effraient plus personne. Un quart de siècle après sa création, Titeuf a investi les médias et des lieux de la culture officielle. Dès le début des années 2000, il apparaît comme le meilleur moyen de parler aux « jeunes », cette masse inconnue et en partie fantasmée à laquelle les prescripteurs et prescriptrices d’aujourd’hui — qui ont parfois grandi avec Titeuf — assimilent le personnage. Dans un article de 2002 de L’Express, les deux journalistes s’enquièrent de savoir comment Titeuf peut être utile aux pédagogues : elles interrogent Philippe Meirieu, célèbre sociologue de l’éducation, mais aussi un professeur des écoles qui leur confie : « Titeuf est proche de leurs préoccupations, dit-il. C’est un prétexte pour travailler l’orthographe ou les conjugaisons. » Seule une sexologue, confie en 2002 aux journalistes de L'Express, ses doutes sur la vision purement masculine qui se dégage du Zizi sexuel, sur ses erreurs anatomiques et son manque de prévention quant à la question du SIDA. La volte-face du discours, semblable à celle du regard jeté sur jeu vidéo dans la presse et les médiathèques, apparaît comme un facteur important dans le gain de respectabilité et la popularité sur le long terme du personnage.

Affiche de Zizi sexuel, L’Expo, Cité des sciences & de l’industrie, Paris, Zep © 2014.

D’autres passages symboliques majeurs sont à noter, au rang desquels le Zizi sexuel, L’Expo ! à la Cité des sciences & de l’industrie de Paris en 2007, qui a fortement contribué à la légitimation de Titeuf. Cette fois-ci elle fut institutionnelle, car elle était placée sous l’imposante tutelle du ministère français de la Culture et de celui de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Fait rare, l’exposition a eu un tel succès qu’elle revenait pour un deuxième accrochage à la Cité en 2014. La même année, Zep recevait le Grand prix de la ville d’Angoulême, et si cela a fait tiquer certains — il est encore jeune et sa notoriété tient à un seul personnage —, peu de Grands prix peuvent se targuer d’avoir autant marqué la bande dessinée de leur temps. Comme avec de nombreux objets de la culture pop (les mangas par exemple), après une période de méfiance, le lectorat prend le pouvoir et les curseurs se déplacent. Il faut à nouveau souligner la qualité de la gestion de l’image de son héros par Zep, gardant toujours un œil bienveillant, évitant les partenariats sulfureux et ayant assez tôt pensé à l’utiliser pour des médiations. À ce titre, le Guide du zizi sexuel, sorte de spin-off de la série Titeuf, incarne parfaitement ce positionnement dans le champ éditorial. Véritable bible d’éducation à la sexualité pour une génération d’ados, le livre a eu le grand mérite de poser sans tabou les questions du corps, des règles ou du consentement, offrant un complément frontalement pédagogique, sans être rébarbatif, à la série, adressé au jeune lectorat comme à leurs parents et professeur·es.

Le Monde, hors-série, janvier-février 2018.

Titeuf n’est donc plus le seul héros des cours de récréation, il est désormais ailleurs, dans le champ de la culture populaire et parlant bien au-delà de son socle d’origine. Institutionnalisé, il peut apparaître comme un titre lié aux parents plutôt qu’à la cible adolescente, ce qui semble finalement correspondre à la volonté originale de l’éditeur et de l’auteur. Cette diversification, Glénat l’avait aussi largement prévue en lançant dès 1998 le magazine Tchô !, tentant de créer plus ou moins artificiellement toute une « famille » portée par le héros à mèche jaune. Le magazine verra se développer plusieurs séries à succès. Parmi elles, Lou ! de Julien Neel obtient le plus beau succès avec une série d’apparence plus moderne, plus évolutive aussi : l’héroïne grandit, le style graphique comme les codes génériques de la série se transforment très largement. Comme Titeuf, Lou ! table sur une capacité à parler à plusieurs publics, et notamment à séduire toute la famille, assumant plus nettement de grandir avec les lecteurs. Une affirmation qui n’aurait rien eu d’évident des décennies plus tôt, ni même à la création de la série. Assurément, elle doit beaucoup à Titeuf qui ne se destinait pas spécialement aux enfants et a su imposer sa capacité de séduire tous les publics, jusqu’à faire partie du paysage.

Ce texte est initialement paru dans le Bédéphile #6 en novembre 2021, merci à Gaëlle Kovaliv et Léonore Porchet pour l’autorisation de reproduction. Une version longue remaniée, intégrant le parcours de la revue Tchô, est ensuite parue dans Reyns-Chikuma Chris (dir.), 50 ans d’histoire des éditions Glénat. Des marges bédéphiliques au centre économique en passant par une quête du capital symbolique, Presses Universitaires de Liège, 2021.

Références:

  • Bédéphile # 3, 2017, p. 149-57.
  • Bédéphile #2, 2016, p. 215-18.
  • Collectif, Titeuf, 25 ans et toutes ses dents, hors-série du Monde, janvier 2018.
  • Marie de Cazenove, Marie Huret, « La titeufmania », L’Express, 17 octobre 2022, archive en ligne : https://www.lexpress.fr/informations/la-titeufmania_649584.html