tintin : le sceptre d’ottokar
Hergé, Le Sceptre d’Ottokar | 1938 | planches 71 et 72 | H 42 x L 55 cm | encre de Chine, gouache blanche et crayon bleu sur papier | inv. 84.23.1
[Novembre 2015]
Le sceptre du roi Ottokar IV a été volé. Les héros, parmi lesquels les Dupondt, se rendent sur les lieux du crime de lèse-majesté, c’est-à-dire le château de Kropow. On subodore (planche de gauche) que le sceptre a été projeté hors de la forteresse, depuis la fenêtre de la salle du trésor où les enquêteurs se sont retrouvés. La seconde planche (à droite) est consacrée à la vérification de l’hypothèse émise par les policiers.
Démonstration. La fenêtre de la salle est défendue par une grille de fer forgé. Qu’à cela ne tienne. Armé d’un morceau de bois remplaçant le sceptre et « oubliant » la structure serrée de la grille, le flic y va de son lancer. Et le bois de rebondir naturellement sur les barreaux et d’aller frapper son comparse Dupond en pleine figure. Échange un peu vif entre les deux policiers et inversion des rôles. Mais, à cause identique, même effet ! Et Dupont de se faire « sonner » à tour par le sceptre de bois. Tintin ne peut que raisonner les deux sosies dépités et amochés.
Les cases 1,2, 3, 4 et 5 de la deuxième planche constituent donc le support d’un gag superbe. Au vrai, Dupont et Dupond ajoutent ici une nouvelle unité au catalogue déjà bien rempli de leurs âneries. On dirait même qu’il y a du programme dans ces âneries, tant ces dernières ont tendance à se calquer sur la physique des choses : le faux sceptre en bois, projeté deux fois sur le fer des barreaux, ne peut que rebondir et rebondir. Hergé tient là un ressort (c’est le cas de le dire) dont l’origine se trouve, à n’en pas douter, dans les films de Laurel et Hardy, grands compétiteurs en matière de pitreries.
Cette seconde planche est le lieu d’une sorte de « ballet mécanique » où chacun des idiots en prend pour son grade. Après les échanges verbaux, sans doute un peu longs, de la première planche, le dessinateur, qui reprend le dessus sur le scénariste, ne se sent plus de joie, qui fait s’agiter les deux bouffons. Pour que ses deux personnages se découpent le mieux possible sur le blanc du papier, Hergé a ramené le décor à sa plus simple expression (ce qui ne sera plus possible à partir des 7 Boules de cristal). La case 4 est exemplaire, qui voit Dupont se préparer à balancer son objet. Détail piquant, le flic ne s’est pas débarrassé pour autant de son sceptre à lui, sa canne. C’est qu’encombrés de nature, nos deux « fêlés » [1] ne se séparent jamais de leurs attributs ! La vignette 5 ne nous montre plus que la grille, nous allions dire le « fronton », de part et d’autre duquel la « partie » se joue. Décidément, ces idiots ne tirent rien de leurs échecs : errare humanum est, perseverare diabolicum.
Le plus drôlement du monde, Hergé a interverti la place des étoiles noires (la douleur du choc) et du point d’interrogation (la surprise) entre les cases 2 et 5. Cette commutation, qui signifie la répétition et la symétrie, dit à la perfection le système d’enfermement mental des deux sosies, enfermement en regard duquel la grille atteint à l’emblématique.
L’auteur relie au mieux son gag au fil principal de sa fable. Plus précisément, ce gag (comme tous les autres) est une dérivation où les héros, en roue libre, oublient l’ardente nécessité de brûler les étapes. Bref, la conclusion peut attendre, pourvu que l’envie du lecteur de s’en laisser conter ne soit pas déçue… Aussi, pour l’auteur, dont le désir est de dépasser, quand il le peut, la « sagesse » des images, l’accent peut-il porter sur la capacité d’extravagance des sosies, aptes à n’en jamais « rater une ». Impayable chassé-croisé des deux policiers qui n’ont pas leur pareil pour faire piétiner l’histoire tout en croyant en accélérer le rythme !
Pourtant, Dupont et Dupond n’auront pas servi qu’à faire avancer le « schmilblik » (remplir un certain nombre de vignettes lors de chaque livraison). « Agis » par la marionnette qui les habite et leur fait confondre la gesticulation avec le geste, les deux bouffons ont, en effet, intrigué Tintin. Le jeune homme comprendra, deux planches plus loin, ce qui, outre son inanité, manquait à la démonstration malheureuse des Dupondt. Le gag, in fine, est à double détente.
Toutes les « plaisanteries graphiques » d’Hergé n’ont pas cette vertu narrative. Mais tous ses gags ajoutent avec bonheur à l’engendrement des images dans ce que celui-ci peut avoir d’automatique [2], c’est-à-dire, ici et là, de fou. Ce qui pourrait devenir une faiblesse est, à l’opposite, chez l’artiste, l’occasion de développer sa veine grotesque ; veine d’où jaillissent, chez ce baroque jugulé, bien des bonheurs d’expression.
Pierre Fresnault-Deruelle