Supermatou. Le Père Noël
planche 5 | H. 42,7 x l. 32 cm | feutre noir sur papier | paru dans le Pif Gadget n° 365, du 23 février 1976 | Repris dans L’intégrale Supermatou tome 1 (Revival, 2023) page 99 | 77.2.177
Supermatou est une des séries iconiques de Pif Gadget, publiée de 1975 à 1993 dans le journal et ce même si son auteur, Jean-Claude Poirier, est mort prématurément, à 37 ans, en 1980. Les éditions Vaillant ont ensuite régulièrement réimprimé les pages publiées avant son décès, faisant acquérir à ce super-héros français — qui n’est pas un héros parodique même s’il singe de manière moqueuse quelques codes — une forte aura sur plusieurs générations de lecteurs. Ce statut s’est par ailleurs accentué par le mystère entourant ce créateur prolixe, disparu si tôt, dont l’absence de réédition en album contraignait les fans à conserver une image de leur enfance où à quêter les Pif Gadget sur des brocantes. Ce dynamisme se ressent d’ailleurs par l’existence d’un marché pirate identifié, désormais rendu inutile par la sortie d’une première intégrale officielle l’an dernier.
Jean-Claude Poirier se distingue par un style cartoon très reconnaissable, qui s’est cristallisé en quelques années après une évolution rapide. Dans sa première série, Le Trésor des 13 maisons, publié en 1962 dans Bibi Fricotin et inspiré d’une série TV avec Achille Zavatta, son trait est tout d’abord particulièrement raide, démontrant l’influence qu’a pu avoir un Bernard Buffet. Par ailleurs Poirier entretenait un goût et une pratique de la peinture. On retrouve cette raideur, mais avec un peu plus de liberté, dans Maximax, série créée avec Lob pour Paul et Mic en 1964, qui met en scène — déjà — un enfant super-héros. Au fil des ans son style se libère et lorsqu’il publie pour la première fois dans Pif Gadget en 1970, Horace cheval de l’Ouest montre une évolution forte vers la rondeur, qui ne fera que s’affirmer. C’est avec cette série qu’il trouve la manière qu’on lui connaît le plus, cartoonesque, qui traverse tout Supermatou et rythme le magazine jusqu’à sa fin. Ce faisant, il exerce une influence – avouée – sur des auteurs aussi divers que Tebo, où l’on retrouve la rondeur grotesque, Olivier Supiot, qui lui a rendu un hommage dans Bodoï (Bodoï hors-série spécial Pif Gadget, avril 2004), mais aussi des auteurs moins attendus comme Balak, coauteur de Lastman, Fabcaro, qui a exposé cette planche lors de son exposition au Musée de la bande dessinée en 2022-2023, ou Ronald Granpey, dont l’œuvre discrète est saluée dans la sphère alternative.
Auteur prolifique malgré sa courte vie, Poirier laisse des centaines de pages de bande dessinée. Les collections de la CIBDI en renferment un certain nombre, issus de de la période raide, avec Maximax, et de la période ultérieure avec Horace cheval de l’Ouest ainsi que quelques dessins. Cette planche, publiée en février 1976, est extraite d’un épisode correspondant encore aux débuts de la série – elle paraît alors depuis moins d’un an. Pendant cette période, elle occupe de plus en plus de place dans le journal et sur plusieurs couvertures. Cette planche paraît au milieu d’un récit inattendu au vu du calendrier puisqu’elle met en scène… le père Noël ! Les épisodes de Noël sont des classiques des magazines, mais sont rarement publiés après les fêtes. De fait, cette histoire présente une étrange affaire où deux lutins affirmant appliquer un nouveau protocole d’étalonnement de cadeaux sèment la panique à Raminagroville en distribuant des jouets vivants. La grande demi-case présente ainsi des enfants qui conduisent des véhicules dangereux ou qui tirent de vrais coups de feu, mais aussi un indien caricatural qui bondit sur son socle de figurine géante, un pirate, un étrange cheval.
Sur cette page très dynamique, au découpage relativement atypique, puisque deux grandes cases occupent la majorité de l’espace, le décor de la seconde chevauchant la première, on retrouve plusieurs aspects typiques du travail de l’auteur. Dans un article sur les spécificités stylistiques de Poirier (Gorgonzola n°19, 2013 : 57-60), je mettais en avant les « rondeurs et tremblements », le lettrage, les décors vivants et la couleur. Pour cette planche originale, d’abord en noir et blanc, la couleur a été réalisée ensuite par l’épouse du dessinateur Violaine Poirier (et restaurée par Bilitis, sa fille, pour l’intégrale). Les aplats vifs et parfois délirants ont été beaucoup dans l’imaginaire de la série et sont souvent évoqués par les lecteurs [entretiens avec l'auteur]. Voir l’original est intéressant mais rappelle combien la couleur est centrale dans la lecture d’une planche.
Malgré cette réserve, il est notable que les trois autres points qui font son style soient bien présents. Cela en fait donc une pièce tout à fait intéressante. La rondeur s’incarne d’abord dans les « gros nez », dont Poirier est maître, elle se retrouve aussi dans la plupart des formes mouvantes, et cela semble même affecter le bâtiment de la mairie, son balcon et sa gouttière, dont le poids est accentué par la masse de visages affolés qui l’occupe et déborde, ce que leur excroissance nasale souligne abondamment.
Par ailleurs, si la voiture ou l’avion n’ont pas d’yeux, comme cela est parfois le cas dans Supermatou, la planche met en scène un ensemble de traits de vitesse et de mouvements (bondissants) qui rappelle bien la vie des objets, trait récurrent chez Poirier. Ce jeu est particulièrement notable avec la mairie, élément central de la page, qui se penche tout entière vers Supermatou comme pour lui parler en faisant corps avec les braves contribuables amassés et effrayés. Elle tremble même avec eux jusqu’à remplacer le trait droit de la case par ces frissons. Véritable entité, la mairie déborde sur la case du dessus et subit le choc du rebond de l’indien, dans un jeu de franchissement du cadre et du quatrième mur, que Poirier affectionnait, propre à l’esprit du cartoon comme on peut le voir chez Tex Avery, par exemple.
Cette planche offre également à voir un aspect intriguant qui fait la signature de Poirier : son lettrage. Fascinant dans Horace cheval de l’Ouest, où il accompagnait la rondeur expansive du trait par un lettrage cursif tout aussi circulaire, il est ici déjà assagi. Selon plusieurs acteurs du journal ce sont les services éditoriaux qui ont demandé à l’auteur de détacher ses lettres pour gagner en lisibilité [entretiens avec l'auteur]. Malgré cette perte réelle pour la cohérence du style, il conserve toujours les grosses lettres molles, dont il souligne l’épaisseur matérielle en leur adjoignant parfois des ombres pour les exclamations et onomatopées. On les retrouve en grand nombre sur cette page et sur le fronton de la mairie.
Si Poirier reste encore largement méconnu, il est de longue date dans les collections, avec une planche qui rend honneur à l’originalité de son travail. Elle permet de rappeler combien le choix d’œuvre dans un musée doit aussi faire sens, surtout quand il contient autant d’auteurs différents, et ne pas se contenter d’accumuler. Si l’idéal serait bien sûr de posséder un récit complet pour appréhender pleinement l’épisode, cette planche de Supermatou est appréciable en ce qu’elle permet d’apercevoir les originalités qui font le style de son dessinateur, avant plus ample exploration.
Références bibliographiques
Rodolphe Massé, « Little Minou in Superland », Supermatou l’intégrale volume 1, Paris, Revival, 2023, p. 5-11.
Richard Medioni, « Horace, Cheval de l’ouest » et « Supertou », Mon camarade, Vaillant, Pif Gadget : l'histoire complète, 1901-1994 : les journaux pour enfants de la mouvance communiste et leurs BD exceptionnelles, Pargny-la-Dhuys, Vaillant Collector, 2012, pp. 452-455 et 514-515.
Maël Rannou, « De quoi Poirier est-il la forme ? Esquisses d’une étude stylistique », Gorgonzola n° 19, octobre 2013, p. 57-60.