silence
planche 114 | Créé dans [A Suivre] en février 1979 | Album Casterman 1980 | 36,6 x 51 cm | encre de Chine sur papier | Inv.80.1.24
[janvier 2006]
Le choix du noir et blanc est souvent considéré, à tort, comme relevant de la seule sphère plastique, c’est-à-dire peu concerné par ce que l’œuvre a globalement à exprimer. C’est ce genre de présupposé que sous-tendent, par exemple, des décisions éditoriales aussi douteuses que la mise en couleur des aventures de Corto Maltese, de Pratt (chez Casterman), ou du Garage hermétique, de Moebius (aux Humanoïdes associés), en dépit de leur conception et de leur parution originelles en noir et blanc. On voit mal en effet comment de tels parti-pris picturaux n’affecteraient pas solidairement les récits.
Il est heureux que Silence, de Comès, n’ait pas subi pareil outrage car, c’est un truisme de l’affirmer, cette œuvre ne « fonctionnerait » pas de la même manière en couleur. Une simple comparaison de la jaquette délicatement coloriée de la réédition de 1991 avec la couverture noir et blanc qu’elle recouvre, laisse d’ailleurs voir un notable déplacement d’intérêt, des yeux de Silence à ceux de la vipère, attribuable au dégagement plus marqué de la figure de cette dernière sur le fond, par le concentré de couleurs qu’elle isole. Les valeurs chromatiques hiérarchisent plus franchement le dessin que le noir et blanc, avec la conséquence qu’un recentrage de la composition autour de la tête du serpent amoindrit d’autant le lien fusionnel de l’innocent avec l’animal, élément thématique fondamental dans cette œuvre. Le relief qu’apporte l’aplat de couleur renforce inéluctablement certains parcours de lecture au détriment d’autres. Elle perd ainsi de son incertitude, pourtant essentielle au régime fantastique qui est le sien.
La planche qu’on voit ici est donc parue en cet état. Elle donne immédiatement à voir un jeu d’opposition entre de massives coulées de noir et des plages d’un blanc tout aussi prépondérant et finement délinéé, qui s’y entremêlent. Ce noir et ce blanc ne sont évidemment pas que référentiels et l’ensemble dégage une impression tranchée, dont le couteau figurant dans la case initiale paraît suggérer une manière d’emblème. L’ambiance nocturne s’allie ici à un univers sans modelé. C’est que le monde de Silence, acéré comme cette lame, s’accommode mal des demi-teintes. Non pas que le récit épouse le seul point de vue du gentil idiot, mais il obéit à une logique d’abord conflictuelle. Environnement de choix pour les créatures ténébreuses qui s’y agitent, le fond manichéen de cette histoire se projette sur le plan pictural à la façon, oserait-on dire, d’un film « orthochromatique » ; qu’il s’agisse du traitement graphique des personnages, des décors ou des paysages, de la composition des vignettes et même d’un certain dégagement des plans, rien n’y échappe. Ces contrastes accentués font partout sentir la part opérante du raconté dans le montré. Remarquable stylisation de Comès, aux formes ciselées et rudimentaires, parfois quasi goyesques (cf. la tête d’Abel Mauvy en case 9), qui exhausse le tellurisme d’un monde rural saisi en plein cauchemar.
Jacques Samson
Cet article est paru dans le numéro 12 de 9ème Art en janvier 2006.