sans titre ["manifestation"]
Quino (Joaquín Salvador Lavado, dit) | planche sans titre [« Manifestation »] | s.d. | encre de Chine et lavis gris sur papier | 40,4 x 29,8 cm | Inv. 79.1.94
[septembre 2013]
Pendant une carrière de plus de cinquante ans, Quino a publié ses planches dans de nombreux organes de presse aussi bien en Argentine qu’en Europe. C’est là ce qui fait la force de tout cartoonist : essaimer son œuvre pour toucher un maximum de publics, parfois dans plusieurs pays en même temps. Cette planche est parue dans le No.176 de l’hebdomadaire d’actualité argentin Panorama, le 14 septembre 1970. Elle est donc contemporaine de la publication des strips de Mafalda dans Siete Días Ilustrados, preuve de l’activité créative soutenue de l’auteur à cette époque. On retrouve le style graphique de cette série dans la posture des mains, le détail du dessin des oreilles et de la forme des nez. La technique au lavis et la représentation des vignettes à la façon d’une succession de nébuleuses sont cependant propres à ses dessins d’humour de cette époque.
Cette planche a également été publiée en Espagne le 20 juillet 1974 dans la revue satirique Hermano Lobo. L’atemporalité et l’universalité de l’œuvre quinienne font qu’elle a pu circuler d’un pays à un autre, à plusieurs années d’écart, et qu’elle peut, aujourd’hui encore, nous rappeler les bégaiements de l’Histoire.
La planche est donc contemporaine des révoltes qui ont secoué le monde occidental à partir de la fin des années 1960. Plus précisément, elle est parue pendant la dernière année de la dictature du Général Onganía (1966-1970), régime qui instaure un appareil d’État répressif et pendant lequel sévit la censure. La répression musclée des manifestations, pour ne pas dire le terrorisme d’État contre les mouvements de résistance armée, est une scène familière pour les lecteurs du moment. Quino, habitué à tromper le censeur, décide de représenter cette réalité en déguisant la satire politique en comique de mœurs. Ce faisant, il nous raconte plusieurs histoires.
La première est celle d’un mari qui, après une rude journée de labeur, rechigne à aider sa femme dans l’accomplissement d’une tâche ménagère pénible pour laquelle il est particulièrement bien entraîné. Ce canevas classique aurait pu servir à tourner en dérision le machisme du mari qui considère dégradant d’accomplir une tâche domestique (pensons à un serveur qui aurait refusé de débarrasser le couvert une fois à la maison). Mille fois les maris de cartoon ont retrouvé leur femme dans leur banlieue pavillonnaire sans savoir quelle mauvaise surprise les attendait derrière la porte. Mais lorsque le mari est un policier chargé de réprimer des manifestations à coups de matraque et qu’il refuse d’aider sa femme à battre un tapis, la scène de ménage devient satire politique.
La seconde histoire est donc celle d’un geste, de son déplacement d’un contexte à un autre, pour en révéler la mécanicité et le ridicule. Sous la plume de Quino, la politique répressive brutale devient une scène de slapstick, s’inscrivant ainsi dans la tradition burlesque qui a marqué les débuts de l’humoriste. Plusieurs caractéristiques de ce comique sont présentes : le personnage armé d’un objet contondant qui châtie à tour de bras ; le retardement de la chute du gag par l’étirement de l’action répétée ; la structure cyclique selon laquelle la chute rappelle le motif initial tout en le renversant et en lui apportant un éclairage nouveau. En reprenant le geste du policier pour battre un tapis, sa femme le vide de toute signification et le dégrade. Un geste mécanique que même une femme peut accomplir – les clichés misogynes ont la vie dure dans le comique de mœurs – est une réponse basique à des revendications politiques et sociales complexes, indigne d’une société éclairée.
Quelle efficacité politique, quelle force dénonciatrice peut contenir ce gag somme toute assez bon enfant ? De la dynamique répétitive du burlesque, Quino tire une dénonciation de la banalité du mal. Voici un agent de l’ordre dont l’activité répressive est représentée comme une routine. Les émeutes urbaines qui secouent les sociétés contemporaines seraient presque devenues sport national, au point que notre personnage est représenté dans les vestiaires avec ses collègues comme après un match. Comme souvent dans le dessin d’humour, il faut aussi chercher les mots derrière l’histoire muette. Les nuages de poussière présents aussi bien dans les scènes d’émeute que lorsque la femme bat son tapis, rappellent que le champ lexical du nettoyage et de l’épuration ont toujours servi la rhétorique répressive des gouvernements autoritaires. Les analogies familiales ou domestiques accompagnent les discours de propagande pour mieux s’insinuer dans les foyers et dans les esprits. La structure cyclique du gag permet de reconstruire en creux cette rhétorique et de la ridiculiser.
Qu’en est-il, enfin, de la réception de cette planche entre 1970 et 1974, de l’Argentine d’Onganía à l’Espagne de Franco ? Lors de sa publication dans Hermano Lobo, cette page d’humour était certainement en diapason avec l’esprit de liberté qui animait la société espagnole, un an avant la mort du « Generalísimo ». Néanmoins, force est de constater que, pendant ce temps, de l’autre côté de l’Océan, les armes de la dérision n’avaient pas empêché la montée de la violence d’État, dans une Argentine qui s’apprêtait à rentrer dans la plus sanglante des dictatures. Dépoussiérer un classique du burlesque pour le réinvestir d’une charge politique est donc, sans doute, un des moyens de s’assurer la pérennité de sa circulation. Geste dérisoire que l’humoriste répète sans cesse par sa pratique obstinée.
Claire Latxague