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Saint-Ogan dans le fonds Guibert-Langlois

Thierry Groensteen

[Janvier 2015]

Emmanuel Guibert a donné à la Cité, en 2014, un « patrimoine de dessins » reçus, lorsqu’il était âgé d’une dizaine d’années, de Marcelle Langlois, une cousine de son grand-père. Ce « trésor » constitué de « trois grands et gros classeurs farcis de dizaines et dizaines d’originaux » avait appartenu à son défunt mari, Paul-Emile Langlois, lequel avait été l’éditeur de Cadet-Revue, un périodique pour enfants des années 1930, sponsorisé par Ovomaltine. Alain Saint-Ogan en était le rédacteur en chef. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’il soit le dessinateur le mieux représenté dans ce fonds.

Vingt-deux artistes sont représentés dans le premier recueil, qui compte dix-huit contributions de Saint-Ogan [1]. Cinquante-neuf dessinateurs différents ont été identifiés dans le deuxième recueil, où l’on ne trouve que quatre originaux de Saint-Ogan. Mais le troisième et dernier recueil est tout entier dédié au créateur de Zig et Puce et compte, à lui seul, quelque cent soixante-trois planches et dessins. En tout, ce sont donc cent quatre-vingt-cinq originaux de l’artiste qui sont venus enrichir le fonds déjà très riche en possession du musée de la bande dessinée [2].

Examinons d’un peu plus près les productions de Saint-Ogan contenues dans ces trois gros classeurs.
Dans le premier, nous trouvons notamment des pantomimes mettant en scène des animaux (« Capture manquée », « Ingénieuse vengeance de la grenouille »), qui semblent indiquer une certaine filiation entre Saint-Ogan et Rabier, un autre des dessinateurs qui inspirèrent Hergé. La veine animalière était manifestement encouragée dans Cadet-Revue. Ce premier classeur est du reste entièrement consacré aux bêtes, tous dessinateurs confondus.

De la main de notre homme, on distingue particulièrement une très belle maquette de couverture pour le No.153, daté du 1er mai 1939, qui représente les bêtes de la forêt faisant cercle autour de Saint François, ainsi qu’une grande illustration sur le thème de l’Arche de Noé, où brille tout particulièrement son sens de la composition.

Mais tout cela n’empêche pas Saint-Ogan de célébrer par ailleurs « Une journée de chasse » dans une double page réunissant plusieurs groupes de personnages, dont une dizaine de joyeux chasseurs faisant bombance après la battue !

Enfin, la pièce la plus significative de ce premier classeur est sans doute la planche originale de Monsieur Poche [3] intitulée « Un animal étrange ». L’animal en question, qu’on voit ici surgir d’une caisse en bois à l’intérieur de laquelle il voyageait... avec son maître, n’est autre que le kangourou auquel les lecteurs ont donné le nom de Salsifis.
On peut en lire dans ce dossier un commentaire détaillé.

Le deuxième classeur contient une autre planche de M. Poche (« Monsieur Poche n’aime pas les lectures frivoles » ; planche dessinée sur calque, quand la précédente l’était sur papier) ainsi qu’une double page d’un épisode mineur de Zig et Puce.

Deux dernières planches de M. Poche apparaissent encore dans le troisième classeur (« Monsieur Poche n’a pas de chance » et « Monsieur Poche patineur »), au milieu d’un ensemble riche et très hétérogène. J’y relève notamment les originaux (sur calque) de « Qui veut la fin », une histoire en trois pages quasi muette, dessinée pour La Vie heureuse et reprise dans L’Art d’Alain Saint-Ogan (pp. 97-99) en 2007, ainsi que de « La chemise neuve trop bien épinglée », l’une de ces « pantomimes graphiques » virtuoses que le même ouvrage avait tenu à faire découvrir [4].

Une double page de Jakitou (récit paru en 1935, dont l’action est située dans le pays imaginaire de Moldochie) est particulièrement intéressante, car il s’agit d’une scène nocturne traitée en dessin d’ombre. D’autres planches proviennent du Rayon mystérieux, des Aventures de Touitoui, de Zig et Puce et du feuilleton didactique (sur des textes de Jacques Mortane) consacré à La Conquête de l’air.

Deux photos (non datées) montrent Saint-Ogan dans l’exercice de ses responsabilités de rédacteur en chef. Sur l’une, il examine une épreuve d’imprimerie ; sur l’autre, il tient le stand de Cadet-Revue (décoré par moultes silhouettes de Serpentin, le sympathique chien de Mitou et Toti) à l’occasion d’on ne sait quelle manifestation.


Quantité d’illustrations originales pour les Aventures de Mitou, Toti et Serpentin (les héros emblématiques de Cadet-Revue) figurent également dans le classeur. Une ville futuriste, servant de décor à leur « nouvelles aventures » en avril 1935 (les jeunes héros voyagent dans le temps grâce à un anneau magique), rappelle le contexte de Zig et Puce au XXIe siècle, qui paraît en album cette même année.

Véritable mine, le cahier comprend enfin une série de dessins signés Michel Lefebvre. Qu’on me permette de citer ce que j’écrivais dans L’Art d’Alain Saint-Ogan (p. 49) : « Le seul autre dessinateur régulier [de Cadet-Revue] signe Michel Lefebvre. Il y a toute apparence que ce pseudonyme cache Alain Saint-Ogan lui-même, lequel se serait inventé un double pour éviter d’apparaître comme l’homme à tout faire de la publication. L’état civil le connaît sous le nom d’Alain Lefebvre Saint-Ogan. Et si le style du soi-disant Michel Lefebvre est plus simple, plus “naïf” que le style habituel de Saint-Ogan, certaines attitudes prêtées aux personnages et le lettrage trahissent le fait qu’il s’agit bien du même homme. » La présence des dessins signés Lefebvre au sein de cet ensemble Saint-Ogan en est une confirmation supplémentaire, tout comme le fait que l’on y retrouve ces rehauts de crayon bleu et ces corrections généreuses à la gouache blanche qui donnent tant de charme aux originaux du père de Zig et Puce. On peut s’interroger sur la capacité réelle de Saint-Ogan à s’inventer un double crédible, ou s’il n’aurait pas joué avec l’idée que les lecteurs les plus attentifs sauraient le reconnaître derrière le prête-nom.

Emmanuel Guibert avait, en tout cas, trouvé les mots justes pour qualifier son talent : « C’était évidemment un dessinateur naturel, plein d’aisance, avec un talent de metteur en page et de lettreur moins rigoureux qu’Hergé, plus nonchalant, mais formidable. (…) Saint-Ogan avait une solution graphique pour chaque motif, économe, expressive, poétique, appuyée sur l’observation. Tout était bien vu et très esthétique, de cette esthétique qu’atteignent les dessinateurs doués qui ne passent pas trop de temps sur chacun de leurs dessins et peuvent se payer le luxe de les composer correctement. »

T.G.

[1] Sur cette donation, on peut lire ici-même les explications de Guibert ; cf. son article « Le legs Marcelle et Paul-Émile Langlois » le legs marcelle et paul-émile langlois.

[2] Rappelons que les 82 cahiers collationnés par Saint-Ogan lui-même, qui retracent toute sa carrière, ont été intégralement numérisés et peuvent être consultés en ligne ici http://collections.citebd.org/saintogan/fonds.php

[3] Personnage apparu pour la première fois le 7 octobre 1934 dans Dimanche-Illustré.

[4] Cf. Thierry Groensteen et Harry Morgan, L’Art d’Alain Saint-Ogan, Arles : Actes Sud, coll. “Actes Sud – L’An 2”, 2007.