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Rêver comme en plein jour : les nocturnaux graphiques de julie doucet

Johanna Schipper

[novembre 2022]

Un jeu de piste

Entre anecdotes personnelles et aventures fictionnelles, courriers des lecteurices et collages de magazines, Julie Doucet nous invite à faire un détour par ses rêves doux-amers. L’autrice ne s’est pas toujours définie comme autobiographe, un terme venu du champ littéraire auquel elle ne s’est identifiée que tardivement. « Je dois dire que je ne me suis jamais considérée comme une auteur autobio. On m’a mise dans cette catégorie parce que je me dessine moi-même comme personnage principal. » déclarait Julie Doucet à Thierry Groensteen en 1996 [1]. Elle est avant tout une « zinestress », une faiseuse de (fan)zines. C’est entre les craquelures d’une écriture punk et trash que vont éclore ses nocturnaux graphiques. Car la pratique du journal — et son corolaire : le nocturnal — a été jusqu’au milieu des années 1990 la colonne vertébrale de son œuvre. Les auteurices de la mouvance alternative ne sont pas si nombreux·euses à s’intéresser, comme l’a fait Julie Doucet, à la retranscription dessinée de leurs rêves. Si l’autobiographie et plus généralement la bande dessinée dite « du réel » ont connu un succès croissant dans le domaine franco-belge à partir des années 1990, le nocturnal graphique n’a pas rencontré le même engouement chez les auteurices de bande dessinée. Par conséquent, faire du nocturnal graphique est une démarche personnelle qui peut revêtir différentes significations selon les auteurices.

Le premier nocturnal de Julie Doucet, intitulé « Une nuit », a été publié en 1989, alors que les derniers parus à ce jour s’intitulent « Rêves 1996/1997 » et sont les bonus de l’édition anniversaire de My Most Secret Desire de 2006. Exception faite du Journal, publié en 2004 à L’Association et qui contient des notes de rêves, j’ai dénombré jusqu’en 2006 vingt-quatre nocturnaux graphiques, soit des récits d’un seul tenant exposant un rêve ou plusieurs rêves, authentiquement rêvé(s) par l’autrice. Ces bandes dessinées issues de rêves sont parfois accompagnées d’une mise en contexte ou d’un commentaire. Trois périodes se distinguent dans la riche onirographie de Julie Doucet :

1. Une première qui s’étend de 1989 à 1992 est marquée par la thématique récurrente d’agressions sexuelles et sexistes ; les histoires sont courtes et incisives ;

2. Une deuxième période débute en 1992 et se termine en 1996 ; elle est constituée de récits plus élaborés mais moins nombreux et les thèmes semblent également plus variés, malgré une mémoire traumatique encore vive ;

3. Un troisième temps s’ouvre sur la série des rêves de 1996 et 1997 publiée début 2000 et intègre les notes de rêves du Journal.

Selon les différentes éditions — parutions originales dans les zines, les douze numéros de Dirty Plotte, les compilations publiées en France et les traductions diverses — ces nocturnaux graphiques pourront être appréhendés comme des récits étonnants, des fables acerbes ou des mises en abîme de situations remémorées. Les différents niveaux de lecture sont complémentaires car ils participent au projet global de l’autrice : jouer avec la mémoire onirique, y puiser des motifs pour des courtes fictions et redessiner certains rêves pour en clarifier les intentions. C’est le cas de « Ma tête est une boîte » (1989) qui devient « Pauvre de moi » en 1993, ou « Le cauchemar » (1990) publié sous le titre « Cran d’arrêt » en 1992.

Sur le chemin des rêves

Si l’analyse des rêves a été, pour Sigmund Freud, le moyen d’élaborer à l’aube du XXe siècle sa théorie de l’inconscient, la formule « le rêve est la voie royale vers l’inconscient » est devenue au fil du temps une sorte d’autoroute de lieux communs que je n’emprunterai pas ici. Cette voie express pourrait notamment conduire à considérer les rêves où Julie Doucet se représente dotée d’un pénis comme l’expression la plus immédiate d’un désir phallique. Pour ma part, je vais plutôt emprunter le chemin d’un éclairage des récits oniriques par le reste de l’œuvre. Bien que Julie Doucet semble surtout motivée par le partage des rêves frappants ou bizarres, une intentionnalité se révèle au fur et à mesure des publications. Sous couvert de fantaisie onirique, les rêves nous parlent d’agressions, d’une mère contrôlante et de jouissance sexuelle explicite.

S’autoriser à interpréter les rêves de Doucet à partir de ce que Freud appelait le contenu manifeste (autrement dit tout ce qui apparaît clairement dans le rêve) se fonde sur des études pluridisciplinaires récentes qui réhabilitent une lecture plus littérale de leurs contenus. Depuis une quinzaine d’années, le rêve comme objet narratologique et anthropologique reprend sa place dans les sciences humaines, notamment sous l’impulsion des travaux de Bernard Lahire, Jacqueline Carroy, Gisèle Besson et Jean-Claude Schmitt. Les récits de rêves se situent au carrefour d’un ensemble de signifiants historiques et sociologiques qui interagissent de manière dynamique avec les préoccupations intimes du sujet. Dans La part rêvée, Lahire révèle l’ancrage des rêves dans des réalités sociales tangibles qui parlent de la culture du viol et des luttes de classes [2]. Cette intuition avait déjà été formulée par Charlotte Beradt qui publiait dans Rêver sous le IIIe Reich une collecte de cauchemars rêvés durant la dictature nazie [3]. Admettre que la dialogique du rêve excède la relation de soi à soi pour investir l’espace social et politique ne remet pas en cause la clinique psychanalytique en tant que telle. Lahire prend même appui sur certaines observations de Freud dans l’élaboration de son objet théorique. En revanche, estimer que les contenus manifestes expriment leurs messages sans ambiguïté entre en contradiction avec les préceptes de la psychanalyse appliquée.

Depuis les années 1980, certaines recherches en neurosciences cognitives vont dans le même sens. Alors que l’enjeu des rêves semble transparent à leurs contenus pour le neuropsychiatre J. Allan Hobson [4], une clinique du trauma émerge grâce à la découverte de Francine Shapiro sur les mouvements oculaires rapides. Cette découverte sera suivie de la mise en pratique de l’EMDR [5] et d’études approfondies sur les rêves traumatiques. Ces derniers se reconnaissent notamment à leurs occurrences multiples, leur caractère bref et leurs messages univoques. Le fait que Julie Doucet déclare que ses rêves étaient riches et formés comme de parfaites petites histoires fournit une indication précieuse. Elle ajoute que la source onirique va se tarir en intensité et en quantité après 1996-1997 et semble y trouver une forme d’apaisement :


Pendant une longue période, mes rêves m’apparaissaient dans la structure parfaite d’un récit. Je pense que je me sens mieux maintenant, je ne fais plus ce genre de rêves bizarres [6].

Mis à part quelques rêves « typiques » — comme celui où Julie Doucet perd ses dents et celui où elle retourne à l’école — les nocturnaux graphiques parlent de l’état d’esprit et de la vie quotidienne de l’autrice. Mon propos sera de mettre en regard les choix artistiques et leur portée politique avec ce que le reste de l’œuvre nous apprend de violences réellement subies. Les rêves de Julie Doucet, tels qu’ils sont racontés jusqu’en 1996, invitent ainsi à une double lecture, esthétique et symbolique d’une part, interprétative de l’autre. L’artiste procède dans Dirty Plotte à d’intéressants regroupements thématiques, ce qui a pour effet d’accentuer leur portée. La mise en lumière des contenus traumatiques vient, en revanche, de recoupements et de reconstitutions élaborées a posteriori à partir des éléments autobiographiques révélés dans l’œuvre.

L’envers du décor

Dès ses premiers zines, le rêve est présent chez Julie Doucet mais sans être annoncé comme tel. « Une nuit » et « Ma tête est une boîte » sont déjà deux bandes dessinées issues de rêves. C’est à partir de « Oh, lala j’ai fait un drôle de rêve ! » (Rectangle, 1990) que l’autrice indique avoir illustré l’un de ses rêves. Les nocturnaux nous sont néanmoins présentés comme des petites fables amorales ou tragicomiques auxquelles l’autrice ne cherche pas à donner un statut particulier. C’est dans cet esprit qu’elle publiera régulièrement des extraits de ses nocturnaux jusqu’à fin 1991. Alors que nous aurions tendance à opposer rêve et réalité, l’articulation des aventures nocturnes et diurnes dans Dirty Plotte se fait plutôt sur un envers et un endroit, comme dans « La pipe » où les personnages enlèvent leurs peaux pour se muer en de nouvelles figures.

« La pipe », Dirty Plotte zine n°3, 1988. (Maxi Plotte, p. 48) © L’Association

Cependant, l’endroit n’est pas forcément le jour et l’envers, la nuit. Il arrive que tout aille de travers dans la journée, alors que dans la nuit ont lieu de puissants empouvoirements, comme s’envoyer en l’air sans vergogne avec une fusée et des biscuits. Dans une recension de Ciboire de Criss !, ouvrage paru en France à L’Association en 1996 qui compile à lui seul les principaux nocturnaux graphiques — quatorze au total — Évariste Blanchet met l’accent sur le caractère onirico-fantastique de l’écriture graphique de l’autrice :


« Marche ou rêve », telle pourrait être la devise de l’auteur. Le rêve permet d’échapper au quotidien le plus plat, mais c’est encore dans la rue que l’événement peut surgir, ce qui explique que l’on ne cesse d’arpenter le bitume de la ville. Rien de moins statique que cette œuvre où les personnages sont continuellement en marche vers une péripétie potentielle [7].

Les personnages déambulent d’une case à l’autre le long d’un plancher horizontal suivant la tradition des « comic strip », accentuant l’effet d’inclusion des nocturnaux dans le reste de l’œuvre. L’espace de chaque récit s’ouvre et se referme comme un tableau thématique. On pense au théâtre burlesque rythmé par les péripéties grotesques ou fantaisistes imaginées par l’artiste. « Regret », un rêve emblématique où Julie Doucet se réveille dans le corps d’un homme (1991), servira de matière première à une série de fictions intitulées « Si j’étais un homme » et dessinées l’année suivante. L’autrice y trouve l’occasion de se moquer des hommes qui ont une relation fétichiste à leur pénis [8]. L’ensemble de ces histoires sera regroupé de manière thématique dans le numéro six de Dirty Plotte (1993). On y trouve également « Le double », un rêve dans lequel l’autrice se fait l’amour à elle-même. L’effet de décalque et de collage, par lequel Julie Doucet utilise les thèmes de ses rêves pour les réintégrer à d’autres histoires, y joue à plein régime.

« Regret », Dirty Plotte n°6, Drawn & Quarterly, 1993. (Maxi Plotte, p. 205) © L’Association
« Si j’étais un homme », Dirty Plotte n°6, Drawn & Quarterly, 1993. (Maxi Plotte, p. 208) © L’Association

Les lecteurices passent ainsi sans réelle transition de la retranscription du rêve à la fiction, puis de la fiction à la brève quotidienne et ainsi de suite. La scène de réveil ou d’endormissement qui, depuis Winsor McCay, apparaît comme l’ultime figure de style attachée à la représentation des rêves en bande dessinée, sont utilisées par Doucet comme des glissements supplémentaires entre ses différents mondes. À peine notera-t-on quelques volutes pour entourer une série de cases dans « Alors, pourquoi j’ai eu ce rêve stupide ? » (1990), « Le double » (1993) ou « Fièvre » (1995). À la lecture, ces bandes dessinées issues de rêves paraissent surtout farfelues, outrancières : que peuvent-elles bien raconter ? Racontant par deux fois des rêves où elle possède le corps d’une homme [9], Julie Doucet semble prendre sa revanche sur une série de cauchemars dans lesquels elle est le jouet d’un homme qui l’attaque dans la rue ou lui donne sa verge à manger. « L’offrande » a été rêvé au moment de son séjour new yorkais et il ne fait pas grand doute que le personnage masculin n’est autre que son boyfriend américain Mike. Ce dernier n’a, visiblement, que sa verge à lui offrir : les lecteurices apprendront ultérieurement que, dans leur couple, c’est Julie qui gagne l’argent du ménage [10].

« Rêvé : le 17 février 1990 », Dirty Plotte n°1, Drawn & Quarterly,1990. (Maxi Plotte, p. 127) © L’Association
« L’offrande », Dirty Plotte n°4, Drawn & Quarterly, 1991. (Maxi Plotte, p. 211) © L’Association

Par la porte dérobée du rêve

La sortie du troisième numéro de Dirty Plotte coïncide avec l’installation de Julie Doucet à New-York en avril 1991. Impossible alors de soupçonner que l’idylle avec Mike va tourner au désastre. L’autrice évoque assez peu ce qui se passe dans sa vie au même moment. Elle recycle dans le comics une grande partie du matériel déjà ancien, publié précédemment dans ses zines. Dans les deux numéros suivants, de septembre 1991 et de mai 1992, Julie Doucet évoque sur un ton léger sa vie dans le Big Apple : tout y est joyeux, intense. Pourtant, en mai 1992, elle a déjà rompu et quitté New-York après une année douloureuse. Il n’y a qu’un récit de rêve, « Portée disparue », qui témoignera en creux de ce qu’elle a vécu et qu’elle ne s’avoue peut-être pas encore. En effet, les victimes de violences se sentent souvent coupables de ce qui leur arrive [11]. C’est alors qu’opère le rêve, compagnon de l’élaboration traumatique faisant advenir le sens au creux du sommeil.

C’est seulement à partir de 1993 et « Une première fois », histoire autobiographique publiée dans le septième numéro de Dirty Plotte, que Julie Doucet va commencer à exposer plus frontalement les violences qu’elle a subies. Ce récit marque un tournant : l’autrice s’attache désormais à illustrer rétrospectivement son journal intime. Avec « My New-York diary », les lecteurices vont découvrir la face sombre de la relation avec Mike. La lecture des douze numéros de Dirty Plotte permet ainsi de revenir sur ces faits à la manière d’une boucle. On y voit également comment l’autrice évolue par rapport à ses propres rêves. « Do you trust me ? » paraît en même temps que le premier épisode de « My New-York diary » dans le numéro dix de Dirty Plotte. Dans cette bande dessinée issue d’un rêve, Julie est manipulée — au propre comme au figuré — par le beau Nick Cave. Elle conclut l’histoire par cette observation : « ce rêve-ci, définitivement, contient un puissant message, il fallait que j’en tienne compte ». Mais quel était ce message ? En publiant conjointement les deux récits, l’autrice amène habilement ses lecteurices à faire le lien entre le message du rêve et son idylle à New-York. Julie ajoute : « les événements ont donné raison au rêve : je ne m’étais pas tout à fait assez méfiée. » Se méfier de Mike, aurait-on envie préciser.

« Do you trust me ? », Dirty Plotte n°10, Drawn & Quarterly, 1993. (Maxi Plotte, p. 374) © L’Association

« Portée disparue » est le premier de trois rêves qui se démarquent par leur longueur et leur forme et qui ont été rêvés et dessinés en 1992 et 1995, soit après sa rupture. « Fièvre » fait onze pages [12] et il est le plus long de tous les nocturnaux. Quant à « Là là chu tanney là !... », l’histoire compile plusieurs rêves sur le thème de l’accouchement. À n’en pas douter, le souvenir dévastateur du boyfriend toxique plane sur ces rêves qui trouvent une expression gracieuse aux abus dont l’autrice a fait l’objet. Au moment de sa publication, « Portée disparue » se lit comme tant d’autres cauchemars, avec son illogisme intrinsèque : quelqu’un ou quelque chose disparaît — mais en est-on bien sûr ? — des couloirs ne mènent nulle part et une question posée reste sans réponse. Pourtant, rêvé quelques mois après la séparation, il met en évidence l’égocentrisme de cet amoureux qui provoque l’esclandre dans le métro lorsque Julie lui annonce qu’elle veut vivre seule. Dans « Portée disparue », Julie perd la trace de sa meilleure amie Brigitte dont on apprendra dans « My New-York diary » qu’elle est la seule personne à qui Julie peut véritablement faire confiance. Le rêve montre que tout le monde s’en fiche. Les hommes font preuve d’égoïsme et quant à savoir si le projet (de mariage) est motivé par l’amour, Julie ne le saura jamais.

« Portée disparue », Dirty Plotte n°5, Drawn & Quarterly, 1992. (Maxi Plotte, p. 224) © L’Association
« My New-York diary » #3, Purity Plotte n°12, Drawn & Quarterly, 1998. © Drawn & Quarterly

À la différence de « Portée disparue », les bandes dessinées « Fièvre » et « Là là chu tanney là !... » n’ont pas été publiées dans Dirty Plotte. Je propose de les aborder sous l’angle d’un commentaire distancié de deux situations particulièrement oppressantes décrites dans « My New-York diary » où Mike minimise la gravité des crises d’épilepsie de Julie et refuse de croire à sa fausse couche. Dans « Fièvre », la rêveuse apparaît sous les traits d’un homme malade. Comme on l’a vu, Julie Doucet a dessiné deux rêves dans lesquels elle a le corps d’un homme. Mais cette fois-ci, la rêveuse a également un autre visage : tout concourt à penser qu’il s’agit-là d’une figure hybride, née de la fusion entre Julie et son ex. Or « Monsieur Doucet » est gravement malade et cherche à obtenir l’aide de son médecin. Cette dernière prend tout cela très à la légère et l’invite plutôt à faire un « trip » dans une barque volante, puis le convie à prendre l’air à son domicile conjugal dans une totale indifférence à sa souffrance. C’est alors que Monsieur Doucet rend sa maladie visible aux yeux de tous·tes, en faisant jaillir de son corps une nuée d’insectes. Bien que gêné d’exposer ainsi sa maladie, plus personne ne pourra nier l’évidence : ce couple fusionnel va mal et la tête de « Monsieur Doucet » est prête à exploser.

« Fièvre », My Most Secret Desire, Drawn & Quarterly, 1995. (Maxi Plotte, p. 339) © L’Association
« My New-York diary » #2, Dirty Plotte n°11, Drawn & Quarterly, 1997. © Drawn & Quarterly

Dans « Là là chu tanney là ! », Julie donne naissance à des nourrissons étranges qui prennent une forme mi féline, mi humaine. Selon la symbolique populaire des rêves dont les magazines féminins sont friands, l’enfantement est le signe d’une renaissance intérieure, d’un accès à une nouvelle créativité ou à un nouveau départ. L’autrice s’amuse avec ce motif maternel en faisant dire « maman ! » à ses avortons. Mais la situation dépeinte dans ces rêves tient moins au fait d’accoucher qu’à la présentation de ces bébés à d’autres personnages. Il s’agit d’abord d’un premier amoureux qui ressemble à Mike — et qui trouve le bébé « tellement cute ! » — puis d’un livreur de pizza, d’une infirmière et d’un autre amoureux à lunettes. Comparées au déni de Mike, ces scènes confirment toutes que la (fausse) couche a bien eu lieu et qu’elle mérite l’attention de l’entourage.

La politesse du songe

Comme pour nous tous·tes, les scènes de rêve chez Julie Doucet rappellent dans la nuit l’expérience du jour : mâcher du chewing-gum, être malade, travailler, faire l’amour, rencontrer des ami·es ou des inconnu·es. À la première lecture, les nocturnaux graphiques se présentent dans l’œuvre comme des intermèdes drolatiques, décalés ou tragiques, disséminés dans les zines puis dans les comics. Fables sombres, amorales et autonomes, leurs contenus sont néanmoins explicites et fournissent nombre de motifs qui permettent de repenser et remodeler le réel, dans un jeu libérateur et salvateur. Dans les premiers zines, puis jusqu’au septième numéro de Dirty Plotte, les rêves sont remixés, redessinés et leurs motifs réutilisés dans des fictions. Ils disent en creux ce qui ne peut encore se révéler. C’est lorsque le travail de Julie Doucet deviendra plus clairement autobiographique que les rêves n’auront plus besoin d’évoquer, avec la politesse du désespoir, la violence dont elle est la victime.

[1] Thierry Groensteen, « Réponses à huit questions sur l’autobiographie », 9e Art (n°1), Angoulême, Cnbdi, 1996, pp. 70-83.

[2] Bernard Lahire, La part rêvée vol. 2, Paris, La Découverte, 2021.

[3] Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe Reich, Paris, Payot & Rivages, 2002 (1981)

[4] J. Allan Hobson, Le cerveau rêvant, Paris, Gallimard, coll. nrf, 1992 (1988)

[5] L’EMDR (pour Eye Movement Desensitization and Reprocessing) dont l’efficacité a été reconnue par l’Organisation mondiale de la santé en 2013 dans le traitement des troubles liés au stress post traumatique. Le balayage oculaire de gauche à droite est identique à celui qui se produit chez les êtres humains au moment du sommeil paradoxal, une phase du sommeil particulièrement riche en rêves.

[6] « For a long period of time, my dreams come in a perfect story structure. I guess I feel better now ; I don’t have such strange dreams anymore. » Julie Doucet dans Andreas Juno, « Interview with Comix and Graphix Artists », RE/Search, 1997.

[7] Évariste Blanchet, « Marche ou rêve », 9e Art (n°2), Angoulême, Cnbdi, 1997, p. 152.

[8] Julie Doucet entretient un échange épistolaire fourni avec ses lecteurices et leur demande de lui envoyer des dessins, des photos et le nom de leur pénis.

[9] Il s’agit de « Regret » et « Le double », car dans « Fièvre » le personnage du rêve est davantage une figure hybride entre Julie Doucet et son petit ami.

[10] Julie Doucet, Purity Plotte (n°10), Drawn & Quarterly, déc. 1996, p. 29.

[11] « La victime (…) se sent coupable et honteuse, elle se croit folle et incapable, et ressent de la haine pour elle-même (celle de l’agresseur qui la colonise), ce qui rend toute prise de conscience de ses droits et toute révolte impossibles. La mémoire traumatique transforme en enfer les seuls moments où elle pourrait récupérer, et organiser sa défense et sa fuite. » Muriel Salmona dans Ernestine Ronai (dir.), Édouard Durand (dir.),Violences conjugales : le droit d’être protégée, Paris, Dunod, 2017.

[12] Les nocturnaux graphiques de Julie Doucet font quatre pages en moyenne.