retour sur le projet MediaBD et bilan d’étape
Imaginé à partir de 2016, le projet MediaBD permet d’exhumer un vaste corpus de textes critiques sur la bande dessinée. Numérisés, indexés, ces textes permettent de comprendre l’émergence de la bédéphilie en France, ainsi que les pratiques sociales qu’elle a suscitées.
Grâce aux catalogues de la BNF ou de la Cité de la bande dessinée, grâce à des initiatives publiques comme la base de Bonn (Bonn Online Bibliography of Comics Research, voir aussi Comics Research) ou à des bases de données privées (Google scholar, Alexander Street : Underground and Independent Comics), une part importante de ce qui s’est écrit sur la bande dessinée est désormais référencée et identifiable, à défaut d’être toujours aisément disponible.
Il subsiste néanmoins un vaste corpus de textes enfouis, oubliés, découvrables seulement à la faveur de souvenirs de lecture, de butinage ou bien entendu de dépouillements systématiques. Ce corpus comprend des objets éditoriaux obscurs, rares ou anciens – fanzines, bulletins d’information, publication publicitaires – mais aussi les articles de revues grand public consacrées au média (BoDoï, Zoo, etc.), ou encore les abondants textes critiques publiées dans les magazines de bande dessinée eux-mêmes, depuis les différentes incarnations de Métal Hurlant jusqu’au Journal de Spirou. Il existe bien entendu des dépouillements partiels de ces publications, dans les catalogues comme le BDM ou les très riche base de données collaboratives que sont BDoubliees.com et son pendant américain The Grand Comic Book Database, mais le niveau de détail y est faible pour les articles critiques.
Cartographier la bédéphilie
Le projet MediaBD a été imaginé par Jean-Paul Gabilliet à partir de la fin 2016, pour cartographier ce corpus, à partir de l’émergence des revues critiques dans les années 60. Parcourir et indexer ces revues de façon systématique permettrait de comprendre l’émergence de la bédéphilie en France, ainsi que les pratiques qu’elle a engendrées. Le cœur du projet est constitué par une base de données en libre accès, hébergée par la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image (CIBDI), complétée et éclairée par une série de colloques et de communications. Je me propose de revenir dans ce texte sur la genèse, les difficultés et les succès de cette initiative.
MediaBD a pris forme dans une série d’échanges à l’université Bordeaux Montaigne fin 2016, inspirée par d’autres projets de cartographies de corpus populaires, comme Cinépop50 (magazines populaires de cinéma de l’après-guerre), dans une période où la création de la grande Région Nouvelle-Aquitaine ouvrait la perspective de collaborations inédites. En particulier, Bordeaux et Angoulême allaient pouvoir nouer de nouveaux partenariats, mettant en contact d’une part un pôle universitaire avec une forte activité autour de la bande dessinée et d’autre part le CIBDI, principale institution publique sur le sujet. D’autre partenaires, comme le laboratoire L3i de La Rochelle, en pointe sur les questions de reconnaissance d’images, ou encore l’École Européenne Supérieure de l’Image (ÉESI), se sont rapidement joints au préprojet, dont le modèle de financement reposait à 80% sur les contributions de la Nouvelle Région.
Avant même l’approbation du dossier, il nous a fallu identifier les revues susceptibles d’être indexées, en croisant des critères économiques et matériels (possibilité d’obtenir les volumes, disponibilité à la CIBDI) avec nos objectifs scientifiques. Nous savions en particulier que les fanzines avaient déjà leur catalogue, celui de la fanzinothèque de Poitiers, et ne constitueraient pas en eux-mêmes une priorité. Pour autant, raconter l’histoire de la bédéphilie nécessiterait l’inclusion d’au moins une part de ces revues : la distinction entre fanzine, prozine et magazine est fluctuante et plusieurs des titres qui nous intéressaient ont par ailleurs nettement changé de statut au fil de leur histoire (par exemple Schtroumpf - Les Cahiers de la bande dessinée [1969-1990], passant de quelques feuillets ronéotypés à un magazine grand public). La mise en commun de ces impératifs a débouché sur liste initiale de 36 revues, ensuite étendue à 45, soit plus d’un millier de numéros et environ 70 000 pages, couvrant plus d’un demi-siècle, du début de Giff-Wiff en 1962 jusqu’à la période contemporaine.
choix de développement
Ce décompte initial du nombre de pages importait, dans la mesure où la base proposée ne se contenterait pas d’un catalogue ou d’un inventaire des sommaires – si utiles et nécessaires que puissent être l’un et l’autre – mais également référencerait en plein texte les documents et leur ajouterait une indexation manuelle. La nécessité d’une telle approche est particulièrement nette pour des rubriques récurrentes, souvent dépourvues de titre spécifique permettant de déduire leur contenu. De façon plus générale, l’indexation en plein texte permet de lire un corpus avec un grain fin, en adoptant éventuellement des angles différents de ceux retenus par les auteurs initiaux. Un catalogue permet par exemple de retrouver assez facilement les entretiens avec des auteurs consacrés, au titre et au périmètre explicite. Par contraste, la recherche en plein texte rend visible leur accession à cette reconnaissance, lorsqu’ils ne sont que des noms mentionnés en passant, des points de comparaison ou des notules d’actualités.
Ce choix du plein texte avait également des conséquences sur les fonctionnalités de la base. Puisqu’il était nécessaire de numériser les revues pour les indexer, la base elle-même intégrerait ces exemplaires numérisés. Ceux-ci seraient accessibles sous condition : en accès direct sur les postes informatiques de la Cité de la bande dessinée — un peu sur le modèle de ce que propose la Cinémathèque — ou à distance pour des chercheurs associés au projet. Idéalement, ces ressources auraient vocation à être diffusées largement, dans la mesure où l’essentiel de notre corpus possède une valeur scientifique forte, mais un intérêt commercial quasi-nul, même dans la période d’engouement patrimonial actuelle. Cependant, nous ne pouvions pas prendre la responsabilité de placer ces volumes numérisés en libre accès sans identifier les ayants droit – une tâche en soi loin d’être évidente – et sans avoir obtenu leur accord. Dans l’étape actuelle du projet, nous travaillons toujours sur cette idée d’une ouverture graduelle, titre par titre.
Outre le plein texte, nous étions convaincus de l’utilité d’une indexation manuelle des contenus. Une telle indexation réduit considérablement le « bruit » dans la recherche (homonymies, termes courants), et permet des parcours thématiques du corpus. Pour prendre un exemple concret, les rapports complexes entre la bande dessinée et le monde de l’art ont fait l’objet de multiples travaux, en France comme aux États-Unis (Groensteen ; Beaty). Un corpus comme celui de MediaBD devrait éclairer cette question, mais ni le catalogue ni le plein texte ne permettent d’identifier facilement les articles concernés : il est aisé d’identifier les mentions de Roy Lichtenstein, mais fastidieux de rechercher tous les termes possiblement liés à la muséification et au monde de l’art. Une telle recherche serait d’ailleurs vraisemblablement condamnée à reproduire le déjà connu, le déjà étudié. Pour remédier à ce biais, le comité scientifique du projet a élaboré un thésaurus d’un peu plus de 200 concepts décrivant les sujets abordés, avec parfois une glose explicative. L’étiquette « beaux-arts » est ainsi appliquée « à toute mention explicite des beaux-arts, au niveau du média ou du contenu ». A cela s’ajoute une indexation manuelle plus classique mentionnant les œuvres et personnes citées.
Cette indexation impose cependant un labeur dont nous n’avions pas tout à fait mesuré l’ampleur, et ne sera sans doute jamais complètement achevée. Indexer un article impose en effet de le lire avec soin, d’en comprendre les sujets, de maîtriser le thésaurus et de faire des choix délicats pour ne pas trop indexer, ce qui anéantirait l’intérêt de l’opération en recréant du « bruit » dans la recherche. Nous avions envisagé sérieusement une indexation collaborative, à l’instar de ce que propose la Grand Comic Book Database, par exemple, mais une telle pratique demande des modérateurs, des coordinateurs, bref une force de travail permanente dont nous ne disposions pas. Les avancées remarquables effectuées par Matéo Pillu et Laura Caraballo pour le compte du projet n’ont donc pas suffi à venir à bout du corpus, loin s’en faut. Par ailleurs, la question de l’évolution de cette indexation se posera à moyen terme. Si nous l’avons établie avec soin – notamment sur la base des mots-clés les plus fréquents de la base de Bonn – nous savons qu’apparaîtront inéluctablement de nouveaux angles de recherche que nous n’avions pas anticipés en 2017-2018.
A l’issue de ce cadrage théorique, d’une phase de numérisation et de développement informatique, la base de données existe depuis 2019, à cette adresse : http://mediabd.citebd.org. Conformément à ce que nous espérions, elle produit des résultats inédits. Je travaille ainsi sur la carrière de Jean Giraud-Moebius, à propos duquel beaucoup de choses ont déjà été écrites, compilées et même indexées (dans le premier volume des Œuvres complètes publiées par les Humanoïdes Associés ou encore dans Moebius, ou, Les errances du trait). La recherche sur le plein texte joue cependant pleinement son rôle pour éclairer les marges de ce parcours bien connu. Elle révèle par exemple le constat amer de William Vance, expliquant en 1971 dans le fanzine belge Ran Tan Plan que le succès de Blueberry empêchait le développement d’autres séries de western (Vance lui-même a travaillé sur deux tomes du spin-off Marshall Blueberry, en 1991 et 1993). Elle suggère aussi – via une notule dans Les Cahiers de la bande dessinée – que Giraud avait envisagé de travailler la suite du Garage Hermétique avec l’auteur et illustrateur belge Jean-Luc Béghin, bien avant que l’ouvrage ne devienne L’Homme du Ciguri, laissant deviner toutes les hésitations autour de ce projet. Pour un sujet comme Jean Giraud, c’est donc la périphérie qui s’éclaire. Pour d’autres, la base permet d’illuminer une totalité inédite.
Pour autant, ce volet numérique reste perfectible. Sur le plan technique, d’abord, la base n’a pour l’instant pas fonctionné tout à fait comme nous l’espérions dans son interface publique. Les données sont là, mais le tri ne fonctionne pas parfaitement et certaines options de feuilletage, de parcours, se sont montrées durablement rétives. Une deuxième phase du projet, débutée en 2022 et courant jusqu’en 2025, avec de nouveaux financements, doit permettre de corriger tout cela. Sur le plan du contenu, ensuite, la base doit continuer à s’étendre. Les prozines et revues critiques de la première phase ont toutes été intégrées, et nous nous tournons maintenant vers les rubriques dédiées dans des revues de prépublication, dont on sait maintenant que l’impact et le lectorat furent considérables dans la constitution de la bédéphilie. La presse quotidienne et magazine hors bande dessinée constitue un autre continent « perdu » de la bédéphilie, que nous espérons explorer peu à peu, en sortant d’une logique de numérisation massive, pour aller vers un enrichissement plus ponctuel.
Une base de données, trois colloques
MediaBD, dans ses deux volets, n’est par ailleurs pas qu’une plateforme technique. Pour citer l’argumentaire développé en 2017 : « Le but du projet est d’analyser comment, à partir des années 60, les discours diabolisants sur ce moyen d’expression (qui étaient jusqu’alors très majoritaires) cédèrent la place à des textes reflétant la constitution d’abord confidentielle puis rapidement croissante d’une nouvelle sensibilité culturelle, la bédéphilie. »
Afin de mener cette recherche trois colloques ont été prévus, dont deux ont déjà eu lieu. En juin 2019, le colloque « La bédéphilie depuis les années 60 : sous-culture et culture partagée », ouvert par Pacal Ory, a rassemblé une vingtaine de communications examinant aussi bien la figure du « spécialiste » (Thierry Groensteen) que la façon dont les publicités permettent de réécrire l’histoire du comic book (Bart Beaty) ou encore la pratique du scrapbooking chez les lecteurs de bande dessinée de presse aux Etats-Unis (Benoit Crucifix). L’exhumation de diapositives de Flash Gordon par Sylvain Lesage, reproduisant une pratique oubliée mais tout à fait centrale des activités bédéphiles avant la généralisation des rééditions patrimoniales, a offert la démonstration probante du travail encore à accomplir pour écrire cette histoire en totalité.
La pandémie nous a obligés à dématérialiser le deuxième colloque, en 2021, consacré à « La bédéphilie en revues », dont l’ambition était d’examiner plus spécifiquement le rôle de ces supports dans la constitution d’une culture de la bande dessinée. Douze interventions et trois tables rondes se sont ainsi succédé, dont un passionnant échange à l’heure nord-américaine entre Maggie Thompson (The Comics Buyer’s Guide), Gary Groth (The Comics Journal), Paul Levitz (The Comics Reader) et Jon B. Cooke (The Jack Kirby Collector, Comic Book Artist), difficile à imaginer dans un format plus classique.
La revue Comicalités a ensuite publié une sélection de textes issus de ces deux colloques, qui représentent une extension conséquente des connaissances sur la bédéphilie, au-delà d’une période héroïque largement chroniquée et désormais bien connue. Nous avons notamment tenté d’interroger la pertinence du terme et des pratiques à l’époque contemporaine, particulièrement à l’aune du développement des attitudes de fans (Gabilliet and Labarre ; Aquatias).
Nous allons organiser un troisième colloque en 2024, destinée à terminer ce cycle en nous intéressant aux rapports que la bande dessinée et la bédéphilie entretiennent avec d’autres médias. Un projet comme MediaBD tend à essentialiser son objet, puisque c’est autour de lui que s’organise la recherche et le corpus. Cette focalisation nécessaire induit cependant une forme de myopie, dont il importe de prendre la mesure. Ainsi, nous n’avons pas traité les rubriques culturelles des magazines de jeux vidéo, alors que dans les années 1990, ceux-ci parlent souvent de bande dessinée et ont des tirages bien supérieurs aux revues du secteur (Dozo and Krywicki) . Or, avant même l’avènement du fandom transmédiatique de l’ère numérique (Jenkins), les pratiques critiques, de consommation et de création associées à la bédéphilie sont marquées par une attention aux formes populaires proches, particulièrement le cinéma et la littérature de science-fiction. Le colloque visera donc à explorer ces zones frontalières, ces moments de contact, en étendant des observations et analyses déjà présentées dans les premiers événements (Preteseille ; Labarre).
Enfin, toujours en 2024, le projet fera l’objet d’une exposition organisée à Angoulême et accompagnant ce colloque. Déclinée sur support physique et numérique, elle devrait récapituler l’ensemble du travail mené depuis 2017, en offrant une histoire de la bédéphilie et de ses acteurs, mais aussi une réflexion sur les supports, les technologies et les pratiques engendrées par la bédéphilie. Il est prévu que cette exposition circule ensuite dans des institutions francophones, afin de parachever le projet.
Textes cités
Aquatias, Sylvain. “Les Manifestations générationnelles de la passion bédéphilique : un traitement secondaire de l’enquête de 2011 sur le lectorat de bande dessinée.” Comicalités. Études de culture graphique, fév 2022, https://doi.org/10.4000/comicalites.6760.
Beaty, Bart. Comics versus Art. University of Toronto Press, 2012.
Dozo, Björn-Olav et Boris Krywicki. “Chapitre 13. La presse vidéoludique : comment faire tourner la machine.” Manuel d’analyse de la presse magazine, Armand Colin, 2018, pp. 213–27. Cairn.info, https://doi.org/10.3917/arco.bland.2018.01.0213.
Gabilliet, Jean-Paul et Nicolas Labarre. “Bédéphiles et fans : un amour structurant.” Comicalités. Études de culture graphique, avril 2021. http://journals.openedition.org/comicalites/5139.
Groensteen, Thierry. La bande dessinée : un objet culturel non identifié. An 2, 2006.
Jenkins, Henry. Convergence Culture : Where Old and New Media Collide. New York University Press, 2006.
Labarre, Nicolas. “« Et zut pour ces quelques fleurs ! ». Entretien avec Jean-Pierre Mercier sur la bédéphilie.” Comicalités. Études de culture graphique, fév. 2022. https://doi.org/10.4000/comicalites.6806.
Pizzoli, Daniel. Moebius, ou, les errances du trait. PLG, 2013.
Preteseille, Benoît. “La bédéphilie comme aiguillon créatif : les années 1960 en France.” Comicalités. Études de culture graphique, avril 2021. https://doi.org/10.4000/comicalites.5909.