rendre le dessin plus lisible : entretien avec brigitte findakly
[décembre 2022]
Brigitte Findakly, coloriste de renom, signe les couleurs de nombre d’auteurs français contemporains parmi les plus célèbres : Joann Sfar, Lewis Trondheim, Manu Larcenet, Emile Bravo... Mais elle a également scénarisé et colorié son autobiographie Coquelicots d’Irak en 2016. Elle nous livre ici son parcours de coloriste, de ses premiers pas chez Pif Gadget à sa dernière collaboration Superino avec Lewis Trondheim et Nicolas Keramidas.
[décembre 2022]
Brigitte Findakly, coloriste de renom, signe les couleurs de nombre d’auteurs français contemporains parmi les plus célèbres : Joann Sfar, Lewis Trondheim, Manu Larcenet, Emile Bravo... Mais elle a également scénarisé et colorié son autobiographie Coquelicots d’Irak en 2016. Elle nous livre ici son parcours de coloriste, de ses premiers pas chez Pif Gadget à sa dernière collaboration Superino avec Lewis Trondheim et Nicolas Keramidas.
Parlons d’abord de votre entrée dans le métier. Vous avez dit à plusieurs reprises que vous aviez commencé dans la couleur par hasard. Est-ce toujours le cas aujourd’hui, ou est-ce que les générations suivantes sont entrées dans le métier de façon différente ?
Le fait est que les coloristes de ma génération, et celles et ceux qui sont juste un peu après, c’est très souvent par le hasard des rencontres. Maintenant, pour les plus jeunes, j’aurais du mal à vous dire : je ne connais pas de jeunes coloristes (rires) ! Il y en a beaucoup, dont je vois les noms dans les albums, mais je ne les ai jamais rencontré. J’aurais donc du mal à vous répondre. Mais je pense que pour ceux qui ont fait une école d’art, être coloriste peut être une première possibilité de gagner sa vie, tout en travaillant sur un projet de bande dessinée ou d’illustration.
Et donc, à chaque fois pour votre génération, c’est de l’autodidaxie : pas de formation, pas de bagage particulier ?
Dans mon cas, non. Je pense qu’Isabelle Merlet a une formation artistique ; Isabelle Rabarot a fait une fac d’art plastique, avant d’être coloriste. Quant à moi, je dessinais de mon côté, mais sans prétention, sans penser une seule seconde en faire quelque chose, juste pour le plaisir. Je faisais des études de sciences éco, ce qui n’a rien à voir ! Je suis donc totalement autodidacte, j’ai appris sur le tas.
Quand j’ai commencé au début des années 1980, la couleur n’avait pas du tout l’importance qu’elle a depuis une bonne vingtaine d’années maintenant. À l’époque, le but était que les albums soient en couleurs et pas en noir et blanc parce que les éditeurs avaient compris que ça se vendrait mieux. Mais il n’y avait pas d’exigence particulière. J’ai donc massacré un certain nombre d’albums (rires). J’ai vraiment appris en direct, mais on me disait que c’était bien… Rétrospectivement, quand je vois ce que j’ai fait à mes débuts, c’était pas ça… Mais j’étais totalement honnête ; ça me plaisait vraiment. Puis je me suis mise à regarder des albums dont j’appréciais les couleurs, et je savais aussi écouter ce qu’on me disait. J’ai donc appris peu à peu à faire des choses moins moches. À l’époque, tout se faisait au pinceau, il fallait donc commencer par maîtriser la technique, qui n’était pas évidente – là où maintenant en une journée on peut commencer sur Photoshop et l’utiliser ; ça ne veut pas dire qu’on sache bien colorier, mais on peut utiliser l’outil sans problème. Alors qu’au pinceau, ça ne s’invente pas : même un simple aplat de couleur demande de la technique, sans même parler de dégradés. Donc il y avait un ensemble d’éléments à maîtriser , mais je n’avais aucune pression, et j’ai démarré comme ça.
Vous avez commencé dans Pif gadget : comment se passait le travail à la rédaction de Pif ?
J’ai commencé dans Pif Gadget, par hasard. J’avais rencontré François Corteggiani, qui à l’époque dessinait dans ce journal, il a vu que j’étais intéressée par son travail,il m’a alors proposé de colorier ses pages. Quand j’ai apporté les planches au journal, il s’est trouvé qu’ils avaient besoin d’une coloriste pour faire les couleurs de Pif et Hercule. Ils m’ont proposé ce travail, j’ai accepté. Mais le seul contact que j’ai eu, c’est qu’ils m’ont donné deux gros pots de gouache : un pot de jaune et un pot de marron, pour les couleurs de Pif, qui sont des couleurs précises ; les planches à colorier, et je suis rentré chez moi !
Pendant plusieurs années j’ai travaillé de cette manière : je coloriais les planches chez moi, une fois par semaine je les livrais au journal, et j’en récupérais d’autres… Parallèlement, je faisais des albums pour François Corteggiani au scénario et Pierre Tranchand au dessin : notamment Bastos et Zakousky (à partir du tome 3, Le Doigt du tsar, ndlr), Chafouin et Baluchon… Le fonctionnement était presque le même : je récupérais les pages chez l’éditeur, je travaillais chez moi ; je montrais les pages terminées à François et Pierre, mais ce n’était même pas systématique, puis je les livrais à l’éditeur . Ce métier de coloriste me plaisait beaucoup, mais au bout de trois-quatre ans ça commençait à me peser de travailler chez moi sans vrai contact avec le milieu de la bande dessinée . En festival, bien sûr, les coloristes n’étaient jamais invités. J’avais l’impression de ne pas vraiment faire partie de cette profession, où en tout cas uniquement quand il fallait livrer les couleurs en temps et en heure : on existait sans vraiment exister…
Aviez-vous, pour autant, des discussions sur la dimension créative de votre travail : les ambiances, les atmosphères recherchées… ?
Pierre Tranchand avait colorié les premiers tomes de Bastos et Zakousky, donc j’avais une base. Quand j’ai travaillé pour Pif Gadget, j’ai été contactée par une des coloristes du journal, Carmen Levi [1]). Elle m’a appelé pour me dire « voilà, je sais que tu es nouvelle, j’ai vu tes planches, je pense que tu as un souci au niveau de la technique, si tu veux viens chez moi et je t’apprendrais quelques bases ». Ça ne m’a pas du tout vexé, au contraire, j’ai trouvé que c’était très gentil de sa part. Elle m’a donc expliqué pas mal de choses… mais je ne voudrais pas trop rentrer dans des précisions techniques…
Au contraire, ça nous intéresse !
Les couleurs, à l’époque, se faisaient sur des bleus. Moi quand je coloriais, je débordais des cases, et je recouvrais les tours des cases et des bulles avec du typex. Un jour cette coloriste est passée au journal, a vu mes planches et ça l’a effrayée de voir comment je dépassais de partout !
Donc je vais chez elle, et là elle me fait découvrir le drawing-gum (ou gomme de masquage, ndlr : du latex liquide qui laisse une pellicule imperméable), un liquide que l’on met autour des cases, sur les bulles et sur certaines zones du dessin à protéger. Une fois ce liquide séché, on colorie la planche et à la fin on enlève le drawing-gum et toutes les parties protégées restent blanches. Ça permet de rendre une page propre, sans avoir à mettre du typex partout, c’était un conseil très utile !
Elle m’a appris aussi à utiliser des encres écolines ( ou colorex ) que l’on peut épaissir en mélangeant avec du blanc écoline, alors que moi j’utilisais des encres indélébiles et de la gouache. J’ai beaucoup appris pendant cette demi-journée passée chez elle !
Ensuite vous êtes passée au Journal de Mickey…
Oui, j’y suis rentrée à nouveau via Pierre Tranchand et François Corteggiani qui travaillaient pour le journal. Et ensuite le journal m’a proposé de rester chez eux ; là en revanche il y avait une charte des couleurs Disney à respecter ; ils m’ont donné des références, il y avait un vrai esprit Disney. Les couleurs des personnages, évidemment, mais les décors aussi : essentiellement des aplats. Attention, je parle de l’époque. Depuis, j’ai vu des recolorisations d’albums avec des dégradés, des ambiances de nuit, des couchers de soleil, ce qui à l’époque était totalement exclu.
Vous avez travaillé pour quelles séries ?
J’ai fait un peu de tout, du Mickey, du Picsou… J’ai notamment travaillé pour Cavazzano, j’aimais beaucoup son dessin, il avait un style très reconnaissable parce qu’il encrait au pinceau. Mais je n’avais pas une série attitrée, je coloriais ce qu’on me donnait. Une fois par semaine, je livrais mes pages, j’en récupérais d’autres : pas beaucoup de contacts, une fois de plus.
Donc c’est après que vous êtes entrée en studio
En fait c’était Guy Delcourt qui déménageait ses bureaux et qui a proposé son ancien local comme lieu d’atelier à plusieurs dessinateurs. À l’époque, je connaissais Thierry Robin, je lui avais fait part de la difficulté que j’avais à travailler chez moi. Et quand Guy Delcourt a proposé entre autres à Thierry de travailler en atelier, ce dernier m’a appelée. Je crois que j’ai répondu oui avant qu’il ait terminé sa phrase ! (rires) J’ai donc intégré cet atelier (l’atelier Nawak), nous étions sept au départ : il y avait Lewis Trondheim, qui débutait, Thierry Robin, David B, Dominique Hérody, puis Tronchet, Christophe Blain, Joann Sfar… Il y a eu pas mal de changements. Ça a été un énorme bouleversement pour moi. Je pensais que c’était surtout le fait de ne plus travailler chez moi, mais en fait on travaillait tous beaucoup mieux. Là où chez moi c’était plus compliqué de tenir un rythme, l’atelier m’a obligé à une certaine régularité. Mais ce à quoi je ne m’attendais pas c’est qu’il y avait un véritable échange entre nous, les autres membres m’ont beaucoup apporté, ils m’ont poussé à diversifier mes mises en couleurs, à oser d’autres techniques. Entre dessinateurs aussi, ils se donnaient des conseils. C’était toujours très bon enfant, on s’entendait bien et ça a produit une émulation très bénéfique.
On m’avait d’ailleurs confié à l’époque un album réaliste chez Delcourt, ce qui me demandait un travail énorme car je n’étais pas à l’aise sur ce registre-là. Grâce aux conseils de Thierry et de Lewis, je me suis mise à faire de beaux ciels, à mettre des ombres et des éclairages sur les personnages : seule, chez moi, je n’aurais sans doute pas osé, ou en tout cas j’aurais fait beaucoup d’erreurs. J’ai beaucoup progressé en atelier, et surtout j’ai retrouvé le plaisir de travailler et de me sentir enfin appartenir à ce milieu de la bande dessinée.
Justement cette question du style nous intéresse : en quoi votre travail peut-il être différent dans un style ou un autre ?
C’est le dessin qui détermine la couleur, et le dessinateur. Dans le cas du Retour à la Terre, on s’était entendu avec Larcenet, il y avait quelques indications, essentiellement sur les personnages (le pull à rayures du héros, c’est lui). Ensuite c’est des allers-retours sur les premières pages : ça oui, ça non…
J’ai quand même remarqué une chose : quand on parle avec les dessinateurs de ce qu’ils veulent sur leur planche, la plupart de ceux avec lesquels j’ai travaillé parlent plus de ce qu’ils n’aiment pas que de ce qu’ils aiment : « moi je n’aime pas trop les effets », par exemple. Moi-même je me méfie beaucoup des excès d’effets, surtout avec l’arrivée de Photoshop, il y a presque 30 ans maintenant. Au début, tout était possible, et des coloristes ont tout fait : des dégradés dans tous les sens, des effets de lumière… Moi, j’ai eu du mal à passer sur Photoshop. Déjà, ne plus avoir la planche sous les yeux, ne plus mélanger les couleurs, ce n’était pas évident. Au bout d’un moment, c’est rentré. Mais je faisais les couleurs avec Photoshop de la même manière que je faisais les couleurs au pinceau : essentiellement des aplats. Finalement les dessinateurs avec lesquels j’ai le plus travaillé demandaient la même chose.
Mais quelqu’un comme Joann Sfar ne savait pas forcément ce qu’il voulait ; encore maintenant d’ailleurs : il me fait complètement confiance. Joann attend que la page soit terminée, et à ce moment-là il peut me dire si la page est bien ou pas. Heureusement dans l’ensemble c’est plutôt bien (rires). Mais si jamais une page ne lui plaît pas, il va me dire que quelque chose le gêne, me demander de lui faire une autre proposition, mais il ne saura pas me dire quoi ou me donner d’indications précises. Pour autant, il m’a beaucoup appris, notamment en me sortant des phrases du genre : « tu regardes la page ; si elle est plus lisible en noir et blanc qu’en couleurs, c’est que la couleur est ratée ». Et ça c’est quelque chose que j’ai gardé, et que j’applique à tout le monde. Pour moi, une mise en couleurs consiste à rendre le dessin plus lisible, pas du tout à montrer ce que je sais faire, un coucher de soleil avec plein de dégradés, un éclairage sur l’arrière-plan ou que sais-je. L’objectif est de rendre service au lecteur, pas de brouiller les choses. La couleur est là pour rendre le dessin plus lisible, c’est tout, et ça je l’applique à tous les dessinateurs.
Quand je colorie, je me mets comme dans une bulle, je suis vraiment dans l’album. Je ne fais quasiment rien d’autre. J’ai toujours les photocopies des pages avec moi, avec les textes. Je suis incapable de travailler sur deux albums en même temps, et je colorie page par page : si une scène se déroule sur 4-5 pages, je ne vais pas faire par exemple tous les fonds, puis tel personnage, ou tel élément. En revanche je vais passer beaucoup de temps sur cette première page, et tant que je ne suis pas satisfaite, je ne passe pas à la suivante. Mais une fois que la page me plait, alors celles d’après vont aller beaucoup plus vite.
Nous on a l’impression qu’on a du mal à parler, à analyser les couleurs. Et vous nous dites que finalement les dessinateurs c’est pareil. C’est étonnant pour des professionnels du dessin… Comment surmontez-vous cela ? Parlez-vous d’ambiances, d’influences, de tableaux, de films… ?
À l’époque où les couleurs se posaient au pinceau, il y avait une limitation technique : même si certains dessinateurs faisaient eux-mêmes leurs couleurs, la plupart n’y touchaient pas, c’était un autre métier. Avec l’arrivée de Photoshop, certains dessinateurs se sont sentis plus aptes : l’outil n’était pas très compliqué, et surtout la prise de risque était réduite. Mais là ils se sont rendus compte qu’ils passaient un temps infini, parce que les possibilités sont sans fin ! Par exemple, je me souviens qu’une fois Nicolas de Crécy m’avait dit : « je deviens fou, j’en suis à la je ne sais plus combientième version, je n’arrive pas à m’arrêter ». D’autres, pareils, me tenaient le même genre de discours.
En tant que coloristes, c’est différent. Quand je commence une page, j’ai une idée de départ, cette idée peut évoluer durant la mise en couleurs, mais une fois terminée, il est rare que je revienne dessus, que je veuille changer quelque chose. Alors même que si vous prenez une même planche et la confiez à trois coloristes différents, vous aurez des résultats fort différents, et tous aussi intéressants. Mais au départ, c’est rare qu’un coloriste hésite éternellement. Parfois, on peut avoir une hésitation entre deux propositions, suggérer deux ambiances, rarement plus.
Moi, en tant que coloriste, je dirais qu’il faut savoir écouter les dessinateurs avec lesquels on travaille. Joann, par exemple, me dit qu’il ne sait pas ce qu’il veut, mais en même temps il va me parler d’un film ou d’un peintre auquel il a pensé en dessinant. Je n’ai jamais d’indication très précise : c’est à moi d’écouter et d’aller dans son sens.
Il m’est arrivé une ou deux fois de travailler avec des dessinateurs qui savaient exactement ce qu’ils voulaient.
Et ça c’est libérateur pour vous ?
Pas du tout, je déteste ça. C’est peut-être le fait d’avoir travaillé longtemps pour Pif Gadget et le Journal de Mickey où je n’apportais rien, je n’étais qu’une exécutante, ça me payait mon loyer mais je ne m’épanouissais pas. Et donc les fois où jai eu affaire à des dessinateurs qui savaient très bien ce qu’ils voulaient, c’était dur. Ils chipotent, discutent de tout, me renvoient une tonne de corrections. Deux fois il m’est arrivé de jeter l’éponge après la troisième ou quatrième page, en constatant qu’on n’allait nulle part…et surtout je ne voulais pas me fâcher avec ces personnes, au demeurant fort sympathiques. Mais c’est aussi parce que j’ai la possibilité depuis une trentaine d’années, de refuser du travail ! Sans l’atelier Nawak où j’ai rencontré Lewis, Joann, Emile Bravo et bien d’autres…je n’aurais sans doute pas eu la chance de les connaître et de travailler pour eux. Ils ne seraient peut-être pas venus vers moi. Attention, je ne dis pas qu’ils ont fait appel à moi par sympathie ! Je pense que si mon travail de coloriste ne leur avait pas convenu ça n’aurait pas marché. Mais j’ai eu de la chance, parce qu’en plus j’aimais beaucoup leur travail. Je dirais même que c’est une énorme chance…Quand on aime un dessin, le mettre en couleurs est une joie immense !
Quand vous avez trouvé le « truc », vous dites alors avancer tout droit dans la colorisation : qu’est-ce qui se passe à ce moment ?
D’abord c’est important de comprendre l’histoire, la narration, le dessin bien évidemment, de voir où ça va. Par exemple, pour « Le Chat Du Rabbin » de Joann Sfar, Il y a des ambiances qui ont étés données au départ, qui permettent au lecteur de savoir où l’on se situe : est-ce qu’on est dans le bureau du rabbin, dans les rues d’Alger, dans la synagogue, est-ce que c’est une scène de nuit ? Si c’est une scène d’intérieur, il faut faut retrouver des ambiances chaudes, un côté oriental. La difficulté dans le dessin de Joann, c’est que souvent il y a beaucoup de détails. Mais c’est pas pour autant qu’il faut y mettre plein de couleurs partout. Il ne faut pas non plus mettre un aplat de couleur sur l’ensemble au risque d’annuler tout le dessin. Donc parfois il s’agit de travailler avec des camaïeux, des teintes proches : respecter la richesse de son dessin mais sans le surcharger à la couleur. C’est très différent avec Lewis, avec Emile Bravo, ou encore avec Guy Delisle : là les planches en noir et blanc se lisent bien.
Selon les albums, le dessin de Joann n’est pas toujours évident à comprendre en noir et blanc. Donc mon travail consiste à respecter son dessin et sa richesse mais en le décortiquant à la couleur, pour le rendre plus lisible au lecteur.
Mais quelque part vous le transformez…
Oui mais dans le bon sens du terme, je ne le dénature pas !
Vous disiez que les dessinateurs ne savaient pas ce qu’ils voulaient. C’est une question que je me posais : vous avez un panthéon de coloristes, d’albums dont vous admiriez les couleurs, les ambiances ?
Non je n’ai pas de bibliothèque particulière, ni d’archives de choses que j’apprécie. Mais j’observe beaucoup, des peintures, des photos, il m’arrive même de passer du temps à regarder un album lorsque les couleurs me plaisent.
Par exemple, pour l’album Aspirine T.1, Joann m’avait parlé d’estampes japonaises, de Kawase Hasui. J’ai trouvé effectivement des ambiances magnifiques, je m’en étais inspiré au départ. Mais ensuite le dessin de Joann part dans de tels délires que ce n’était plus possible. Mais quand je colorie un album, il est rare qu’à chaque planche j’aille me référer à tel ou tel peintre ou coloriste.
On m’a déjà plusieurs fois posé la question sur mon style : je n’ai pas l’impression d’avoir un style particulier, je m’adapte plutôt au dessin. Je ne pense pas avoir la même gamme de couleurs d’un univers à un autre ; un Chat du rabbin et un Lapinot, ce sont des gammes de couleurs très différentes.
On arrive là à une des questions centrales pour nous : si on a un style différent dans chaque univers graphique dans lequel on évolue, qu’est-ce qui fait des coloristes des artistes plutôt que des exécutants ?
Pour moi, ma démarche est totalement artistique. C’est pour ça que mes expériences avec des dessinateurs qui savaient parfaitement ce qu’ils voulaient était si frustrante : pour moi c’était du remplissage, ça ne m’intéressait pas. Je dis que ma démarche est artistique dans le sens où les dessinateurs me font confiance et que j’apporte mon savoir faire.
Par contre, lorsque je discute avec Joann, avec Lewis, avec Guy Delisle et avec d’autres auteurs, par rapport à la présence ou non du nom de la coloriste en couverture, la réponse est systématique : « un album n’existerait pas sans le scénario, il n’existerait pas sans le dessin, alors qu’il peut exister sans la couleur », et c’est la raison pour laquelle ils ne veulent pas le nom de la coloriste en couverture. Mais ce que je leur rétorque c’est qu’à partir du moment où ils font appel à une coloriste, c’est qu’ils ont besoin de la couleur. La couleur fait partie de ce que l’on remarque en premier lorsqu’on ouvre un album. Dans les articles de presse, il n’est pas rare qu’on parle des couleurs de Joann, comme si c’était lui qui coloriait ! Fondamentalement, je pense que tout cela est une histoire d’égos surdimensionnés, les auteurs ne veulent pas partager leur nom en couverture. Mais je me considère comme autrice et je suis payée en droits d’auteurs.
Pendant longtemps nous étions salariées chez les éditeurs, payées à la pige, avec 13e mois, congés payés… Puis, au début des années 1990 : les éditeurs ont décidé de nous payer en droits d’auteurs. Ça paraissait flatteur, mais en réalité, ils se sont simplement aperçus qu’ils pouvaient nous payer en avances sur droits, sans pour autant nous considérer comme de véritables auteurs. En revanche, eux n’avaient plus à payer les charges sociales… Mais je dois reconnaître qu’à partir de ce moment-là, les dessinateurs avec lesquels je travaillais ont considéré qu’il était normal que je touche un pourcentage. J’ai donc 1% de droits d’auteur. Mais malheureusement, ce 1%, est prélevé sur la part du dessinateur et du scénariste : soit 0,5% chacun, et non pas l’éditeur qui verserait 1% supplémentaire à la coloriste… Je pensais naïvement qu’au fil des années il y aurait de plus en plus de coloristes qui bénéficieraient de ce traitement. Mais pas du tout, il y a même une régression : on propose à certaines coloristes d’être mieux payées à la page, mais de ne pas avoir de droits d’auteurs : c’est vicieux…
Bien entendu des fois je ne touche pas de droits d’auteurs supplémentaires parce que l’album ne s’est pas suffisamment vendu, mais d’autres fois j’en touche et j’en suis bien heureuse ! Mais dans l’ensemble je ne me pose pas la question, à savoir si un album va bien se vendre ou pas ; j’estime qu’il est normal en tant que coloriste, d’avoir un pourcentage de droits d’auteurs, point final.
Pour ça il faudrait qu’il y ait un syndicat des coloristes, un groupe de pression propre à cette activité. Or en discutant avec d’autres coloristes, plus jeunes, les coloristes ne semblent pas connaître les tarifs des uns et des autres, il n’y a pas de partage de l’information. Beaucoup ont aussi deux casquettes. Est-ce que vous pensez qu’il serait possible d’avoir une organisation collective ? Est-ce que ça a déjà eu lieu ?
Il y a un syndicat des auteurs de bd, mais ça n’a jamais abouti là-dessus. Le problème des coloristes, mais aussi des dessinateurs débutants, c’est que l’on travaille chez nous, parfois en atelier, et il n’y a pas de communication entre nous.
Certains se retrouvent donc avec des contrats peu avantageux. À propos des prix de page pour les coloristes, j’ai discuté récemment avec une amie qui me disait : « un éditeur m’a proposé un album à 70 € la page ! » Évidemment elle a refusé, mais ce n’est pas possible qu’aujourd’hui on puisse encore proposer ces prix pour une mise en couleurs ! Je ne m’inquiète pas pour l’éditeur, il trouvera… Est-ce que des jeunes coloristes vont pouvoir refuser un tel prix parce qu’untel ou untel aurait dit qu’il était payé bien plus ? Je n’en suis pas sûre, vu la précarité du milieu. Quand j’ai commencé, je n’ai jamais discuté du prix, je n’en savais rien. On ne me demandait même pas si j’étais d’accord. Je ne discutais pas. Quand c’était pour le journal, Pif Gadget ou Mickey, tous les coloristes qui y travaillaient étaient payés au même prix. Mais chez les éditeurs, c’était du cas par cas, et je n’en savais rien. Plus tard, en travaillant de plus en plus, en connaissant mieux le milieu et en étant plus proche des dessinateurs avec lesquels je travaillais, j’ai fini par comprendre qu’il était possible de négocier le prix de page.
Donc vous n’avez plus votre mot à dire sur les adaptations ? Même pour Le chat du Rabbin ? C’est étonnant du point de vue de la propriété intellectuelle.
Je cède tout, même pour Le chat du Rabbin. On va me dire que j’ai apporté mes talents de coloristes sur un album, mais que je n’ai pas à intervenir sur un film... Je suis tout de même contente lorsque je retrouve certaines mes ambiances dans les films d’animation.
Vous dites que votre rapport à la couleur est complètement lié au dessin de l’auteur, que vous essayez de mettre en valeur. Mais comment se passe la mise en couleur pour une histoire intime comme la vôtre dans Coquelicots d’Irak ?
Pour cet album j’ai colorié les pages en couleur directe, sur les planches originales, au pinceau. Ça me plaisait bien, j’avais déjà repris les pinceaux sur la série Ralph Azham de Lewis Trondheim. Après presque trente ans de Photoshop, j’étais nostalgique des mises en couleurs traditionnelles. Et grâce à Lewis, j’ai pu à nouveau reprendre les pinceaux.
Mais ce n’était pas toujours évident sur (Coquelicots d’Irak), parce que je voulais tellement que ce soit bien mais en même temps, il y avait une espèce d’appréhension. Je craignais que ce ne soit pas aussi bien que je l’imaginais. La difficulté par exemple c’est que les cases n’étaient pas délimitées au trait, et qu’il fallait donc les délimiter à la couleur sans que ce soit trop net. Ce ne sont pas des pratiques où je suis la plus à l’aise. À force j’y suis arrivée. Mais c’était aussi beaucoup d’émotions pour moi. Le choix des couleurs n’était pas compliqué, mais c’était plus dans ma tête : ça me touchait plus que le reste. Je voulais donc que ce soit parfait… C’est difficile de parler de Coquelicots d’Irak au niveau des couleurs…je n’avais pas besoin de documentation, parce que ce sont mes souvenirs qui me servaient de références.
Ça résonne avec cette difficulté que vous décriviez à vouloir encore plus bien faire que d’habitude, comme les dessinateurs qui se lancent dans Photoshop et font quinze ou vingt versions différentes. Est-ce que finalement votre travail ne repose pas aussi sur la distance que vous avez par rapport au récit en général et au dessin, qui n’est pas, la plupart du temps le vôtre et est-ce que ce n’est pas ça qui fait la difficulté ?
Tout à fait, pour (Coquelicots d’Irak) il n’y avait plus cette distance-là. Surtout que
Lewis et moi faisions une ou deux pages par semaines (pour l’application « la Matinale » du journal Le Monde). Chaque page était réalisée en entier, nous faisions le scénario, Lewis dessinait la page et enfin je la coloriais, puis nous passions à la suivante. Et donc, l’émotion partait du scénario jusqu’à la couleur. J’avais l’impression que c’était plus délicat à colorier. Mais une fois que la page était terminée, tout paraissait simple. Toutefois, à chaque fois que je démarrais une page, il n’y avait pas ce recul qui existe lorsque je travaille pour d’autres dessinateurs.
Au risque de vouloir revenir à la question de l’auctorialité, finalement on peut se demander si on n’est pas en train de parler de deux types d’auctorialité ? Vous seriez plus dans une démarche d’interprétation, vous respectez le dessin et le mettez en valeur et en même temps, l’album ne peut pas se lire aussi bien sans les couleurs. Comment vous acceptez cette idée d’un art de l’interprétation par rapport un art d’exécution qui serait l’art du dessin ?
Tout le monde peut apprendre à utiliser Photoshop, mais ce n’est pas pour autant, que tout le monde saurait correctement mettre en couleurs une page.
Pour moi, je reconnais que je suis au service du dessinateur, quoique je fasse en couleurs, c’est lui qui aura le dernier mot. Et jamais je ne me suis fâchée parce qu’un dessinateur m’aurait dit vouloir changer ceci ou cela. Mon travail consiste à écouter le dessinateur, à bien comprendre ce qu’il veut dire, puis m’approprier son univers. Mais c’est toujours dans le respect du dessin.
À l’inverse est-ce que ça vous arrive, peut-être moins maintenant, j’imagine, ça a pu vous arriver, de faire des retours sur le dessin d’un dessinateur, parce qu’il y a des choses qui ne fonctionnent pas. Après tout, vous êtes la première lectrice et celle qui a sans doute l’œil le plus affûté, vous avez une lecture visuelle de la planche. Cela vous arrive-t-il d’avoir des discussions et comment cela se passe-t-il ?
Je n’ai jamais eu de gros soucis sur un dessin. Joann Sfar dessine comme il écrit, d’un seul jet, par conséquent, il peut y avoir quelques toutes petites erreurs. Quant la page est en noir et blanc, ces petites imperfections passent inaperçues, mais dès que je la colorie, elles ressortent trop. Je dois donc m’arranger pour les dissimuler en faisant par exemple de légers dégradés entre deux éléments de décor ou en assombrissant une zone. Parfois ça peut être un vrai casse-tête. Quand je travaille pour Lewis, je peux lui signaler des petits oublis (un pantalon noir qui n’a pas été encré par exemple). Mais pour Joann, il est arrivé une fois de devoir rectifier le dessin : dans un tome du chat du Rabbin, l’imam et le rabbin entrent dans la mosquée sans enlever leurs chaussures, alors que normalement, on doit se déchausser. Et c’est Lewis qui s’est chargé de la retouche du dessin, parce que je ne pouvais rien faire à la couleur.
Une des difficultés de la couleur, c’est que finalement c’est ce qui se fait en dernier mais qui se voit en premier. Tout acheteur de BD feuillette et prend quelques secondes pour déterminer s’il a envie de continuer de lire. La couleur c’est presque 50% de l’information qu’il reçoit à ce moment-là. Comment pouvez-vous prendre en compte cet élément ? Si vous le prenez en compte.
Je le prends en compte complètement. Pour revenir sur le travail de Joann Sfar, par exemple, il ne fait plus d’albums de 46 pages, ses albums font plutôt entre 70 et 180 pages. L’album La Synagogue fait 173 pages ! Et plus il y a de pages, plus il y a d’ambiances à trouver. Ma crainte était qu’il y ait trop de couleurs différentes. Heureusement, il y a des scènes qui reviennent et ça crée une cohérence. Dans La Synagogue parfois, sur une seule et même page, on trouve des scènes qui se déroulent dans 4 ou 5 lieux différents, j’essaie alors d’être la plus sobre possible pour que la page se tienne, qu’elle soit équilibrée. Je fais les couleurs page par page, mais je les envoie par groupe d’une cinquantaine à Joann. Il jette un coup d’œil général sur l’ensemble des pages et finalement c’est lui qui me rassure quant à l’équilibre de l’album. Puis il regarde chaque page en détail, et me fait un retour.
Vous évoquez le retour du dessinateur, mais est-ce que vous échangez aussi avec le chef de fabrication et est-ce que ça peut affecter la manière dont vous mettez en couleur ?
Je n’ai aucun pouvoir de décision sur le choix du papier, par exemple, pourtant j’ai une préférence pour le papier mat, mais la plupart du temps, c’est du papier glacé qui est utilisé.
On pourrait se dire que le papier glacé donne des couleurs plus éclatantes…
Oui mais je ne trouve pas que ce soit utile.
Sinon il m’est déjà arrivé, pour les couvertures d’albums, d’échanger avec les chefs de fab’ concernant l’emplacement du titre et la typo. Je peux être amenée à modifier la couleur du fond pour que le titre soit bien lisible. Ce sont des ajustements nécessaires.
Est-ce que vous connaissez beaucoup d’autres coloristes dont vous pourriez commenter ou analyser le travail ?
Je ne suis pas très forte pour analyser le travail des autres, mais je connais Isabelle Rabarot et Walter... et je les trouve très doués. Je ne connais pas tant de monde que ça dans ce métier, les coloristes n’étant pas invités dans les festivals.
Depuis une quinzaine d’années, j’accompagne Lewis dans les festivals. Je colorie les dédicaces sur les albums dont j’ai fait les couleurs, que ce soit ceux de Lewis ou d’autres auteurs. Cela me plaît beaucoup et a permis à plein de gens de découvrir ce métier. C’est un plus sur une dédicace et les lecteurs sont super contents. Au début c’était un peu délicat sur les stands des éditeurs, parce que les places sont entièrement dédiées aux dessinateurs (parfois à certains scénaristes) et c’est tout. Alors faire de la place à une coloriste, il a fallu quelque temps pour être vraiment acceptée. Maintenant, je suis invitée au même titre que Lewis. Mais on n’est pas beaucoup de coloristes dans ce cas.
Parlons du futur : vous semblez avoir apprécié être revenue à la couleur directe et au pinceau, est-ce que c’est quelque chose vers lequel vous aimeriez revenir en dehors des dédicaces ?
En dehors des dédicaces, je ne manie pas souvent le pinceau. Mais j’aimerais bien. Sur (Coquelicots d’Irak) tout s’est très bien passé et l’impression était parfaite, mais sur Ralph Azham, j’étais déçu du rendu couleurs. Les planches originales sont beaucoup mieux que celles imprimées dans l’album. Au moment de scanner les pages, nous nous sommes rendu compte qu’il était très difficile d’ajuster les couleurs pour s’approcher de l’original.
Pour des illustrations, ou des couvertures d’albums, j’aimerai bien pouvoir continuer à colorier au pinceau.
On ne travaille pas du tout de la même façon sur photoshop et sur papier. Il n’y a pas de prise de risque sur Photoshop, une fois qu’une page est terminée, il est toujours possible d’y apporter des changements, tout peut être contrôlé. Ce que j’aime avec les couleurs au pinceau c’est ce que j’appelle les « accidents heureux », on met la couleur et tout à coup, il y a un nuage qui n’était pas prévu ou un coup de pinceau hasardeux et ça fait joli. De même qu’un mélange de couleurs involontaires peut donner un beau résultat. Sur Photoshop il ne peut pas y avoir d’accident, et c’est ce qui me manque… Il y a beaucoup plus de spontanéité au pinceau, même si c’est plus risqué.
[1] Coloriste espagnole, à l’époque mariée au dessinateur espagnol Jose de Huéscar, qui travaillait lui aussi à Pif Gadget.