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Rééditer les récits gravés de Lynd Ward

Marius Jouanny

Entretien avec Dominique Bordes

Après un poste d’assistant d’édition au Nouvel Attila, Dominique Bordes fonde la maison édition Monsieur Toussaint Louverture en 2004. Il y publie une dizaine de romans et bande dessinées étrangères chaque année, comme la saga Blackwater ou Moi ce que j’aime, c’est les monstres (Fauve d’or Angoulême 2019). Il a réédité l’intégrale de l’œuvre de Lynd Ward dans un coffret nommé L’Éclaireur (Fauve du Patrimoine Angoulême 2021).

Pourquoi éditer en France l’œuvre du graveur américain Lynd Ward, près d’un siècle après sa publication aux États-Unis durant la Grande Dépression ?

C’était un artiste novateur. Avec ses six romans en gravure, il a créé son propre langage narratif, bien qu’il se réclamait d’autres graveurs avant lui comme Frans Masereel et Otto Nückel. Il a cependant emprunté une autre direction qui lui est propre et que je préfère. Certaines de ses gravures proposent une richesse visuelle comparable aux films d’Orson Welles par exemple. Quand God’s Man est sorti en 1929, il a impressionné beaucoup de lecteurs américains pour sa capacité à raconter une histoire sans paroles, seulement avec des images.

Rencontre-il le succès, à l’époque ? 

Bien que God’s Man sorte en plein krach boursier, il s’en vend 20 000 exemplaires en 4 ans. Lynd Ward considère pourtant ce premier récit trop simpliste, en reprenant le mythe de Pygmalion. D’un livre à l’autre, son art gagne en puissance jusqu’au dernier, le chef-d’œuvre Vertigo (1937) qui est le roman en gravures le plus ambitieux de son époque. Le récit s’étale sur 236 gravures sur bois. D’autre part, Lynd Ward a inspiré la création d’autres romans en gravure comme Col blanc (1940) de Giacomo Patri [1].

L’Éclaireur de Lynd Ward (éd. Monsieur Toussaint Louverture)

Ses récits, tout comme celui de Giacomo Patri, ont pour point commun leur engagement politique et le témoignage qu’ils apportent de la misère sociale durant la Grande Dépression. Est-ce que cet aspect vous a intéressé ?

Oui. Des images symbolisent les forces capitalistes, d’autres montrent des corps détruits par le travail, des gens poussés au suicide par la pauvreté. Mais beaucoup de choses ont été écrites sur La Grande Dépression. Lynd Ward est avant tout pour moi un choc esthétique. Si j’ai déjà publié d’autres livres traitant de cette période, je n’avais en revanche jamais édité un livre comme Vertigo, qui croise la destinée de 3 personnages avec une narration aussi sophistiqué.

Comment avez-vous appris l’existence de cette œuvre ? 

Je ne me rappelle plus comment j’ai découvert les romans en gravure. Pour Lynd Ward, je me souviens avoir été émerveillé par ses nombreuses couvertures et illustrations de romans comme Frankenstein par exemple. Quand j’ai lu l’un de ses romans en gravure pour la première fois, j’ai tourné les pages fiévreusement. Mais je sentais que je passais à côté de quelque chose, comme si je ne lisais pas toutes les phrases d’un roman. C’est étonnant d’en venir à se juger incompétent pour lire des images. Les gens se disent que ce sera vite lu, alors qu’en vérité cela nécessite un ralentissement du mouvement de l’œil. Celui du lecteur de bande dessinée est trop habitué à enchaîner les cases à une vitesse vertigineuse.

L’Éclaireur de Lynd Ward (éd. Monsieur Toussaint Louverture)

Votre édition a donc été conçue en espérant que le lecteur s’attarde sur chaque gravure ?

En effet. Je me suis procuré une édition originale de l’un de ces romans sans paroles. La puissance des images m’a saisi, et convaincu de faire découvrir à des lecteurs d’aujourd’hui cette façon bien particulière et très moderne de raconter des histoires. Les récits de Lynd Ward sont complexes et pas avares en rebondissements, tout en parvenant à se passer de mots. Mais on ne peut pas dire pour autant que ce soit de la bande dessinée, ni de la peinture. Étant un éditeur de romans qui inventent des formes narratives alternatives, j’ai été convaincu de m’atteler à l’édition de l’intégrale des œuvres de Lynd Ward. Je me suis basé pour cela sur l’édition américaine canonique, publiée en 2 volumes.

Quelles sont les différences entre votre édition et celles qui ont déjà été réalisées auparavant ? 

L’édition américaine propose des images légèrement anamorphosées. Concernant la première édition française de Wild Pilgrimage (1932) contenue dans l’anthologie Gravures Rebelles (2010), plusieurs détails ne collent pas avec l’édition originale, comme l’absence d’une couleur rouge différenciée des gravures en noir et blanc pour les scènes de rêve. La mécanique de lecture en recto simple avec la page de gauche laissée blanche n’est pas non plus respectée.

J’ai voulu aller plus loin dans la restitution de l’édition d’origine, en reprenant par exemple les couvertures originales, qui ont été parfois un vrai casse-tête à récupérer et à retravailler pour cette nouvelle édition. La matérialité du papier doit aussi être visible. J’ai donc repris le choix d’un papier bouffant qui rappelle en permanence le bois de la gravure.

L’Éclaireur de Lynd Ward (éd. Monsieur Toussaint Louverture)

Contrairement à vous, Martin de Halleux a présenté les gravures de Frans Masereel en recto-verso. Pourquoi tenez-vous à reprendre plutôt la présentation d’origine avec les pages de gauche laissée blanche, peu habituelle pour un lecteur d’aujourd’hui ? 

Je trouve cela étonnant de ne pas respecter ce format de l’époque. Il est vrai que cela revient bien plus cher en terme de quantité de papier. Mais je pense que cela n’a pas de prix d’amener le lecteur à changer ses habitudes. Chaque gravure de Lynd Ward est précieuse, chargée d’un pouvoir de fascination. Les disposer une par une dans le livre permet d’aérer la narration et de laisser les yeux se reposer sur une image. Le lecteur doit en effet prendre la peine de tourner la page pour découvrir la gravure suivante.

Coffret de L’Éclaireur de Lynd Ward (éd. Monsieur Toussaint Louverture)

Pourquoi éditer les six romans en gravure de l’auteur en une seule édition ?

J’ai pensé à éditer les récits de Lynd Ward séparément. Avant de comprendre que je ne pourrais pas avoir une couverture médiatique aussi importante à chaque nouvelle sortie. Même si ça coûte plus cher et que c’est bien plus risqué, j’ai pris le parti d’éditer l’œuvre complète dans un seul coffret de trois livres. Chacun des récits peut se lire séparément, mais je trouve cela plus intéressant de passer de l’un à l’autre pour constater la progression graphique et l’évolution des ambitions narratives. En réunissant l’ensemble d’un seul tenant, nommé L’Éclaireur, l’œuvre apparaît moins anachronique.

Quels sont vos choix pour l’appareil critique ?

Chaque récit est suivi d’une postface signée de l’auteur lui-même qui commente sa propre réalisation. Je n’étais pas convaincu dans un premier temps, puis j’ai trouvé ses mots touchants. Ils ajoutent des détails concernent la technique de la gravure sur bois, ainsi qu’une charpente globale à cette édition. J’ai repris ces propos d’un ouvrage dans lequel il porte un regard rétrospectif sur son œuvre, publiés à l’origine dans l’anthologie The Wood Engraving of Lynd Ward (1974). Il y théorise même sa démarche de graveur et narrateur car personne n’avait alors constitué une histoire du roman en gravures. J’essaye toujours d’être au plus près de l’intention originelle de l’auteur. C’est pour cela que je tenais à l’absence de préface, juste quelques descriptions techniques qui présentent chaque opus avant de laisser le lecteur s’y plonger directement. Pour moi, c’est le récit qui prime. Ceci dit, j’ai tout de même repris la préface d’Art Spiegelman présenté dans l’édition américaine, mais c’est un choix que je regrette un peu.

Pourquoi ?

Il y a un problème avec ce texte, qui dit du bien de Lynd Ward, mais aussi du mal [2]. On ressent en sous-texte un désaveu de l’admiration que portait Art Spiegelman envers Lynd Ward. Cela m’a été confirmé par plusieurs personnes avec qui j’en ai beaucoup discuté.

L’Éclaireur de Lynd Ward (éd. Monsieur Toussaint Louverture)

Comment votre édition a-t-elle été reçue en librairie ?

Difficile à dire. J’ai travaillé pour qu’elle soit orientée bande dessinée, éventuellement catégorisé avec les livres-objets de Chris Ware par exemple. Au fil du temps, j’ai l’impression qu’elle s’est éloigné de cette catégorie dans les librairies. Je voulais créer un objet unique en son genre, qui suscite le désir chez les lecteurs. Après, il faut bien admettre qu’il n’est pas très accessible : il vaut 65 euros. Il se destine à un public averti et passionné, les 10 ou 20 000 lecteurs français cultivés de tout horizon qui peuvent s’intéresser. Cette démarche est assez élitiste, mais malheureusement je ne pense pas qu’il existe un autre public pour ce genre de livre. Avec sa démarche éditoriale pour les rééditions de Frans Masereel, Martin de Halleux peut tout de même toucher un public plus large que moi. J’avais déjà acheté les droits de Lynd Ward quand j’ai découvert ses livres. Cela m’a plutôt rassuré, tout en sachant que je ne ferais pas comme lui. Je tiens à rester imperméable à ce qui se fait ailleurs.

L’Éclaireur s’est-il immédiatement bien vendu ?

Oui, avant même d’obtenir le Prix du Patrimoine au festival d’Angoulême en 2021. En tout, j’en ai vendu environ 7000. Cela fait un certain temps que le coffret est en rupture de stock. J’ai voulu le réimprimer, mais avec l’augmentation du prix du papier ce n’est pas possible de le faire maintenant, à moins d’augmenter le prix du livre dans des proportions inenvisageables. Ce n’est que partie remise, car je tiens à le conserver dans mon catalogue.

Contient-il tous les romans en gravure de Lynd Ward ?

Après avoir conçu ces 6 récits, Lynd Ward a illustré pour le restant de ses jours les textes d’autres personnes. Peut-être avait-il épuisé son sujet ? Je connais certains auteurs qui publient leur œuvre majeure avant la trentaine. Ceci étant dit, Lynd Ward a conçu un septième roman en gravures, considéré jusque-là comme inachevé [3] . Mais j’ai appris il y a quelques mois que l’œuvre a bien été réalisée jusqu’au bout, sans jamais avoir été publiée dans son intégralité. Apparemment, quelqu’un la possède. J’ai regretté de ne pas m’en être rendu compte avant. Pour l’instant, je n’ai pas d’autres détails sur cette œuvre. J’aimerais déjà comprendre pourquoi elle n’a pas été publiée du vivant de Lynd Ward. Peut-être que cela allait à l’encontre de sa volonté ?

L’Éclaireur de Lynd Ward (éd. Monsieur Toussaint Louverture)

Comptez-vous publier d’autres romans en gravure à l’avenir ?

Non. J’ai été saisi par sa force à lui. Je suis mes découvertes personnelles plutôt qu’une historiographie particulière. Notre époque foisonne de créativité. Le revers de la médaille, c’est qu’on est moins décontenancé ou émerveillé par ce qui nous passe sous la main. Peut-être que certains lecteurs d’aujourd’hui ne voient dans les gravures de Lynd Ward que des images qui pourraient être réalisées via Photoshop. À l’époque, on connaissait mieux le travail minutieux de la gravure sur bois. Avec cette édition de Lynd Ward, je voudrais le mettre en valeur. J’aurais aimé publier certaines gravures en très grand pour qu’on puisse apprécier l’aspect monumental et parfois architectural du travail de cet auteur.

 

 

[1] La dernière édition française en date de Col blanc a été réalisée par les éditions Zones en 2007.

[2] Même si son texte reste globalement élogieux, Art Spiegelman a notamment pu écrire, à propos du roman en gravures de Lynd Ward Madman’s Drum : « la narration navigue en eaux troubles […] le dessin aussi est parfois trahi par ses ambitions ».

[3] 26 gravures sur bois achevées (sur un total de 44) ont été publiées dans une édition limitée en 2001 sous le titre Lynd Ward’s Last, Unfinished, Wordless Novel.