Portrait de thèse : Valentine Cuny Le Callet
Valentine Cuny Le Callet est l’autrice du remarqué Perpendiculaire au soleil (Delcourt, 2022), dans lequel elle raconte sa correspondance et son amitié avec Renaldo McGirth, détenu dans le couloir de la mort en Floride. Or cet album faisait partie de sa démarche de thèse : Valentine Cuny Le Callet était inscrite en thèse de recherche-création, qu’elle a soutenue fin novembre 2024, sous le titre Images de la maison des morts. Créer, témoigner, résister. Pour Neuvième Art, elle revient sur l’expérience singulière de sa recherche-création.

Valentine Cuny-Le Callet
Sylvain Lesage : Peux-tu nous présenter ton parcours ? Tu ne viens pas d’un parcours strictement académique, tu as fait les Arts déco de Paris, donc comment t’est venue l'idée d’articuler une démarche de recherche à ton travail de création ?
Valentine Cuny-Le Callet : Ma mère est romancière, mais également universitaire : elle est maîtresse de conférences en langue et culture latines. Elle a récemment traduit l’intégrale des tragédies de Sénèque du latin au français, pour les éditions Gallimard. De ce point de vue-là, le milieu universitaire fait partie de la « toile de fond » familiale.
J’ai commencé mes études par une formation technique aux Arts Décoratifs de Paris, en section image imprimée. Mais dès lors, j’avais une sorte de petite frustration vis-à-vis de ce qui se rattachait aux sciences humaines. J’écrivais beaucoup mais il y avait finalement assez peu d’enseignants qui prenaient en compte le travail écrit et la recherche. Je crois que c’est en train de bouger en ce moment, mais c’est ce que j'ai ressenti au cours de ma formation.
Vient alors la rencontre avec Renaldo McGirth, un détenu dans le couloir de la mort, que tu racontes dans Perpendiculaire au soleil…
Je me suis engagée auprès de l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture en 2016, et j’ai rejoint leur programme de correspondance avec un condamné à mort. L’association m’a mise en contact avec Renaldo McGirth, qui était alors détenu dans le couloir de la mort de Floride. Il se trouve que Renaldo a une pratique plastique, ce qui a été un important point commun dans notre correspondance. Au bout de quelque temps, Renaldo m’a demandé de parler de son cas publiquement. J’ai alors réfléchi à la forme qui serait la plus juste pour raconter son histoire et cette relation. J’ai aussi rencontré d'autres personnes qui avaient une pratique graphique en prison. À ce moment-là a germé l’idée de faire le portrait d'une amitié personnelle (c’est ce que je fais dans Perpendiculaire au soleil), mais aussi d’analyser ce que c’est que produire des images dans le couloir de la mort, le rapport de l'institution carcérale aux images, la politique de l’image au sein de cette institution et en dehors.

Valentine Cuny-Le Callet, Images de la maison des morts. Créer, témoigner, résister, thèse de doctorat en Arts plastiques, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2024
Et à quel moment t’es-tu dit, en tant qu’autrice, qu’il te fallait prolonger ta création par la recherche ?
La recherche et la création sont des aspects que j’ai toujours ressenti comme partie intégrante de mon travail. Et soudain, j’ai découvert la thèse en recherche-création, et j’ai vu qu’il existait une formation où ce « mélange » était prévu , où on acceptait des formes expérimentales et où l’objectif était de créer sa propre méthodologie. Ça a été pour moi presque une révélation.
Donc la thèse t’a permis de prolonger le récit personnel que tu proposes dans Perpendiculaire au soleil, d’inscrire la production d’images réalisées par Renaldo McGirth dans un ensemble plus large d’images réalisées dans le couloir de la mort, c’est ça ?
Oui, l’envie de la recherche est née d’une frustration (j’utilise le mot frustration dans le bon sens du terme), d’une envie de parler non seulement d’une histoire personnelle, mais aussi de vouloir embrasser plus largement un sujet. La thèse comprend donc la bande dessinée Perpendiculaire au soleil, et un gros volume théorique : le mémoire de thèse. Ce dernier propose un portrait général de la production d’images dans le couloir de la mort aux États-Unis à l’époque contemporaine. Je me concentre à la fois sur les conditions de création, sur les conditions de sortie de ces images, comment elles passent au-delà des murs, les conditions de leur diffusion, de leur exposition, de leur réception, et leurs usages sociaux, mercantiles, politiques. Je montre comment ces images servent à créer du lien entre détenus, mais aussi entre les détenus et les personnes extérieures. J’ai constitué un corpus d’images que j’ai ensuite analysées et j’ai interviewé un maximum de personnes concernées, à l’intérieur et à l’extérieur de la prison.
Revenons en arrière un instant, pour comprendre comment la BD et la recherche doctorale se sont articulées. Les deux étaient-elles pensées d’emblée ? Car dans Le monde dans 5m2, il n’y a pas d’images…
En effet, avant la bande dessinée, il y a eu un récit sans image publié chez Stock, qui émanait de cette demande de Renaldo que je parle de son cas et de mon envie d’écrire. C’est un livre qui a été écrit avec mes tripes et aussi dans un sentiment d'urgence. Une fois que le livre est paru, il y a eu cette espèce de respiration, et cette idée que j’avais le temps de faire quelque chose au long cours. J’ai commencé à réaliser la bande dessinée fin 2019. J’ai presque immédiatement ressenti l’envie de prolonger le travail de bande dessinée en cours par un travail de recherche plus large. J’ai alors contacté Christophe Viart, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. J’avais consulté les projets de thèse sous sa direction, et avais eu l’impression d’une « sensibilité commune » dans les thèmes très différents abordés par ses doctorants. Christophe Viart m’a aidée à mettre au point plus clairement mes axes de recherche. Malgré mon diplôme des Arts Décoratifs, j’ai dû refaire une année de Master 2 à la Sorbonne avant de pouvoir officiellement m’inscrire en doctorat. J’ai pris ce « contretemps » comme une année de plus pour travailler ma thèse, dont le sujet était d’ores et déjà défini.

Valentine Cuny-Le Callet, Images de la maison des morts. Créer, témoigner, résister, thèse de doctorat en Arts plastiques, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2024
Donc à ce moment-là, tu entames une BD de plus de 400 pages, et en parallèle tu attaques ta thèse. Sur le papier, les deux paraissent très prenants, donc concrètement, comment t’organises-tu ? Y avait-il des périodes où tu te consacrais entièrement à la recherche, et d’autres uniquement à la création graphique ?
D’abord, il y a un contexte matériel : j’avais un contrat doctoral, donc pas d’urgence financière à gérer. Je n’ai pas d’enfant, j’étais donc dans les conditions idéales pour pouvoir me consacrer corps et âme à un sujet. Ce sont ces conditions privilégiées qui m’ont permis de de réaliser le travail dans les temps.
Ensuite, pour te répondre plus directement, j’ai réalisé ensemble la recherche matérielle de la thèse (collecte d’images, enquêtes de terrain, interviews) et les planches de Perpendiculaire au soleil. Mon sujet concerne des images très peu archivées, et presque jamais dans des institutions officielles. Leur collecte a donc été un travail intense. Ensuite, je tenais à fonder mes analyses sur des entretiens, un travail passionnant à mener, mais aussi très chronophage.
La rédaction pure et dure du mémoire de thèse, quant à elle, est intervenue majoritairement après avoir bouclé Perpendiculaire au soleil.
En recherche-création, on a, sauf erreur de ma part, deux personnes différentes pour encadrer. Comment s’est passée la codirection ?
Oui, c’est quand même assez rare (et précieux !) d’avoir pendant trois ans deux personnes au service de mon obsession (rires) ! J’étais suivie côté Sorbonne par Christophe Viart et parallèlement par Mathew Staunton, qui est enseignant d’anglais et de la section Image Imprimée aux Arts Décoratifs de Paris. Cette codirection, ça a été quelque chose de vraiment, très, très précieux pour la thèse, puisque ça permettait d'osciller entre deux sensibilités et deux méthodologies différentes. Le rythme des rencontres n’était pas le même : avec Mathew, c’étaient des contacts très réguliers, même pour de petites choses parfois, alors qu’avec Christophe Viart c’étaient des grosses séances de travail plus éloignées. Christophe Viart m’a vraiment cornaquée sur le plan conceptuel, c’est lui qui m’a donné les références principales qui traversent la thèse : W.J.T. Mitchell, Horst Bredekamp, etc. Mathew Staunton m’a donné beaucoup de grain à moudre avec ses connaissances du système carcéral et de la répression politique en Irlande. De façon générale, il m’a nourrie de toutes ses références osant le « pas de côté » par rapport à mon sujet.

Valentine Cuny-Le Callet, Images de la maison des morts. Créer, témoigner, résister, thèse de doctorat en Arts plastiques, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2024
Tu étais inscrite en arts [Esthétique et arts plastiques], tout en travaillant sur des images à la valeur esthétique qui n’est, disons, pas commune. Est-ce que ça a été compliqué de faire accepter ton sujet ?
Mon sujet est atypique, c’est sûr. La forme bande dessinée aussi, aux yeux de l’université française. J’ai eu la chance d’être soutenue mordicus par mes directeurs de thèse qui ont vu le potentiel de mon sujet et de ma démarche. Juger de la valeur esthétique des images du couloir de la mort ne m’intéresse pas. Il y a beaucoup d’images incluses dans ma thèse que je trouve « moches » pour le dire crûment, mais cela n’empêche pas de faire l’analyse des choix esthétiques de leur auteur. La question fondamentale dans ma thèse, ce n’est pas de dire si ces images sont « bonnes » ou « mauvaises », mais d’examiner les usages qui en sont faits, et ce qu’ils révèlent du système carcéral américain. Les cartes illustrées de Renaldo McGirth, qui lui servent de lien familial et amical. Les peintures de Daniel Gwynn, utilisées à l’extérieur pour soutenir une campagne, finalement réussie, pour prouver son innocence. Les autoportraits du tueur en série John Wayne Gacy, rassemblés par des proches de ses victimes pour organiser un feu de joie cathartique… Je pourrais longtemps multiplier les exemples.

Valentine Cuny-Le Callet, Images de la maison des morts. Créer, témoigner, résister, thèse de doctorat en Arts plastiques, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2024
Quand on te lit, on perçoit que tu n’as pas de formation très disciplinaire, et qu’il y a une approche très empirique qui te permet de piocher ici un peu d’histoire, là un peu de socio, ici de l’anthropo… Comment concilier cette dimension bricolée (j’emploie ce terme dans une acception très positive !) avec l’exercice académique contraint de la thèse ?
C’est tout l’intérêt d’une thèse en recherche et création : on est là pour expérimenter notre méthodologie et être capable de la disséquer pour l’offrir au lecteur. L’historien Sylvain Venayre, qui était dans mon jury, a dit que je « braconnais » (dans le bon sens du terme, m’a-t-il aimablement précisé). J’aime bien ce terme parce que c’est une vision assez ouverte de la science, avoir le droit d’expérimenter, en empruntant des méthodologies de diverses disciplines.
Cela dit, j’ai commencé la thèse en ayant justement peur de ce manque de formation que j’avais, peur de faire n’importe quoi. C’est pour cela que j’ai commencé ma thèse par un travail minutieux de recensement, d’entretiens et d’enquêtes de terrain. Je me suis dit que, si jamais mes analyses finissaient par pêcher, j’aurais au moins rassemblé et archivé un matériau riche qui pourrait servir à quelqu’un d’autre.

Valentine Cuny-Le Callet, Images de la maison des morts. Créer, témoigner, résister, thèse de doctorat en Arts plastiques, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2024
Une chose très frappante que tu fais dans ta thèse, c’est d’expliciter un certain nombre de choix de narration et de représentation de Perpendiculaire au soleil. Tu formules des regrets (par exemple sur le fait d’avoir redessiné les autoportraits photo de Renaldo). En quoi la thèse t’a-t-elle aussi permis une forme d’élucidation de ton travail artistique ?
Le mémoire de thèse m’a obligée à poser des mots sur des processus qui passaient auparavant par le langage de l’image. Il y a une grosse difficulté à poser des mots, qui doivent forcément se lire dans l’ordre, sur un médium qui, par essence, est lu simultanément de plusieurs façons : le regard embrasse une page de bande dessinée, puis peut la lire dans le sens de lecture traditionnelle, avant de revenir sur des détails, etc. Il y a un paradoxe, à poser des mots linéaires sur un médium spatial. Ça peut être fécond, parce que ça permet de traduire une pensée dans un autre langage que le langage des images. Mais ça peut aussi révéler certains couacs ! J’appelle ça des « couacs » parce que j’ai changé d’avis sur certains choix graphiques aujourd’hui ; je ne parle pas des « pains » de dessin (et il y en a pas mal !), mais des choix conceptuels.
Le travail de thèse m’a par exemple donné l’occasion de pousser ma réflexion sur l’image photographique. Ça m’a fait prendre conscience du fait que, au sein de Perpendiculaire au soleil, j’aurais dû reproduire directement les fichiers des selfies de Renaldo, plutôt que de les redessiner.
J’aimerais revenir sur un point précis : tu parles de la bande dessinée comme « genre bâtard ». J’ai été très frappé du choix de ce terme, alors que j’ai l'impression que depuis un moment on privilégie le terme d’hybride. Bâtard, ça a une charge très forte : pourquoi le choix de ce terme ?
Bâtard, ça inclut déjà cette notion d’hybridité ; un chien bâtard, c’est un chien issu de croisement, qui ne se conforme pas à un standard et qui est beaucoup plus vigoureux que les chiens de race. Ensuite, le terme choque (un peu) et c’est tant mieux, parce que peut-être qu’il faut que la bande dessinée continue de titiller les gens aux entournures, à la fois artistiquement et politiquement !

Valentine Cuny-Le Callet, Images de la maison des morts. Créer, témoigner, résister, thèse de doctorat en Arts plastiques, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2024
Dernière question : la publication est souvent le prolongement attendu ou espéré d’une thèse. Or, dans ton cas, ça pose plein de problèmes de publier la thèse : un problème matériel parce que la thèse n’a de sens que s’il y a beaucoup d’images, ce qui est toujours compliqué, mais surtout, on l’a dit, ces images ont un statut problématique. Même si la soutenance est toute récente, comment vois-tu les choses ?
C’est un peu tôt pour en parler, si peu de temps après la soutenance ! Mais c'est vrai que, quand j’ai attaqué cette thèse, l’objectif était de rendre la recherche accessible, sous une forme ou sous une autre. À ce stade je manque de recul, donc j’attends tranquillement d’avoir le retour de professionnels qui sauront m’orienter vers des pistes de travail qui permettront peut-être de rendre ce travail publiable. Je suis ouverte à toute forme d’adaptation de ma thèse ou d’un bout de ma thèse, qu’il s’agisse d’un livre, d’un documentaire, tant qu’il s’agit d’en faire un objet accessible au public.
Pour aller plus loin
Pour prolonger la question des thèses en recherche-création