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Portrait de thèse : Sabine Teyssonneyre

Sylvain Lesage

Sabine Teyssonneyre a soutenu en 2024 sa thèse en recherche-création en bande dessinée à l’ÉESI/Université de Poitiers. Pour Neuvième Art, elle revient sur son parcours singulier, et les défis de la recherche-création.

Peux-tu te présenter en quelques mots ?  Ton parcours, tes centres d’intérêt, la manière dont tu es arrivée à ton objet de recherche ?

J'ai commencé mes études aux Beaux-arts à Montpellier où j'ai étudié quatre ans. La BD n’était pas centrale aux Beaux-Arts, mais moi ça m’intéressait et j’en faisais en parallèle. On était un petit groupe de 3 ou 4 à s’intéresser au dessin et à la BD, et on se rejoignait le soir pour dessiner ensemble, avec une démarche expérimentale. C'était par exemple une BD, mais avec une couverture en métal gravé ou des choses comme ça. En fait, ça prenait souvent un aspect sculptural. Par exemple, j'ai fait des sortes de très grands dessins où il y avait toute une pensée sur la séquence, etc. Je ne lisais pas de théorie sur la BD mais j’expérimentais.

Chaque année on devait faire une sorte de mini mémoire sur notre travail avec une perspective critique. J'aimais beaucoup cet exercice d'écriture et de mise en lien de la pratique avec la pensée. Ça, je pense que c'est quelque chose qui m’a intéressée.

Thèse de Sabine Teyssonneyre. Photo de Julien Chamoux.

Et à la sortie de l’école des Beaux-Arts, comment as-tu décidé de t’orienter vers la bande dessinée ?

Aux Beaux-Arts, la bande dessinée n’était pas considérée au même niveau que les autres arts, et le dessin était vraiment envisagé sous le prisme du dessin contemporain. J’ai travaillé sur le salon Drawing Room à Montpellier ou j’assistais des galeristes, et ça m’a permis de prendre conscience que c’était un autre monde et une autre voie que celle que je recherchais. La façon de faire les lignes, les sujets ne me parlaient pas vraiment, j’avais envie de plus de mouvement, d’humour et de narration. 

Et donc tu t’es tournée vers l’EESI d’Angoulême ? 

Oui c’est ça, je suis arrivée en master à l’EESI. Comme d’autres amies que j’ai rencontrées là-bas, nous pensions qu’il y aurait plus de pratique. Nous étions un petit groupe à aller explorer l’atelier édition et à essayer d’investir les ateliers. On a fait plusieurs projets, un fanzine en gravure avec Krusty Wheatfield – avec qui je travaille encore aujourd’hui – ou des fanzines avec Merieme Mesfioui (Durgamaya). Il y avait un décalage avec ce que j’avais connu aux Beaux-arts, on avait moins d’espace de pratique ; en revanche il y avait beaucoup plus de place pour l’écriture. La plus grande des richesse étaient les conversations et les découvertes faites avec les autres étudiant·es, les livres, les zines et les reflexions échangées.

On devait écrire un mémoire par an et à chaque fois j’ai pris un malin plaisir à lui donner une forme différente de celle qui était demandée. 

On avait eu des cours de méthodologie (assez succincts) nous disant par exemple, qu'il ne fallait faire que des pages recto avec des interlignes et tout le bazar, et moi je voulais donner à mon premier mémoire une forme inspirée de la collection « Découvertes Gallimard » avec leurs illustrations pleine page qui ouvrent chaque volume. Je voulais que le livre soit beau, fabriquer le livre que j’aurais aimé lire sur le sujet. 

Je n’avais pas de formation académique sur l’écriture, la structuration du propos, j’arrivais là-dedans le nez au vent et mon modèle, c’était la méthodologie artistique. 

Sabine Teyssonneyre, BD avec Flora Bouteille

Sur quoi portaient tes mémoires ? 

Le premier parlait des jardins de la bande dessinée, des rapports structurels entre les différentes traditions des jardins et les rapports qu'on pouvait faire avec la bande dessinée, notamment la différence entre contempler une surface et entrer dedans pour y cheminer, pour faire un chemin de lecture.

La deuxième année, j'ai travaillé sur le vide. J'ai fait quelque chose qui me semblait être vraiment de la science-fiction, c'est à dire de la science mélangée avec de la fiction. L’idée était de penser le vide dans la bande dessinée comme articulation esthétique et théorique . Pour ce mémoire-là, j'avais interviewé des auteurices dont je ne comprenais pas bien le travail : Sammy Stein, Alexis Beauclair, Charlie Renel et Acacio Ortas.

C’est le moment aussi où je commençais à découvrir le fanzine, chose que je n'aurais jamais découverte à Montpellier et que j'ai découverte par le Festival d’Angoulême et mes ami·es de l’EESI qui étaient dans le cursus Beaux-arts.

J’ai découvert la revue Lagon, le premier numéro correspond à ma premiere année de master. Il y avait une façon de dessiner très à la mode à l'époque, un peu minimaliste. Ça me semblait proche du dessin contemporain, de ce à quoi j’étais hermétique dans le dessin contemporain, c’est-à-dire l’impression de quelque chose qui se rend volontairement incompréhensible. Donc j'y allais plutôt avec un a priori négatif, mais en fait les entretiens m’ont fait découvrir un éventail d’auteurices qui m’ont passionnée. J’avais l’impression que ça touchait au concept de vide. Au niveau esthétique mais aussi au-delà, dans le fait qu’il n’y avait pas de scénario, de récit, de personnages etc. 

Et ce mémoire incorporait aussi une dimension créative ? 

Oui, c’était vraiment très créatif. Il y avait par exemple une partie qui était arrachée à la fin.

La conclusion du mémoire était déchirée. Il y avait des articles de presse qui expliquaient que mon mémoire venait d'être retrouvé dans la carcasse du satellite Astérix [le premier satellite français, lancé en 1965, NDLR]. Du coup, on pensait que ce mémoire avait été lu par des extraterrestres, il contenait aussi une enveloppe, avec une BD dedans, une BD extraterrestre. Donc le mémoire posait la question de ce que pourrait être une exo-BD, une BD sans culture. Que reste-t-il de la bande dessinée quand on supprime le scénario, les personnages, les affects ?

Mais il y avait un twist, avec à la fin l’hypothèse du canular, d’un travail réalisé par une étudiante (moi) qui avait détourné l'argent de ses bourses pour réaliser ce canular. J’avais inventé aussi tout un tas d’anecdotes bibliophiles, un peu à la manière de Borges, des petites fictions de rien du tout mais qui venaient étayer le propos. Par exemple l’anecdote d’un potier qui faisait des vases extraordinaires qui n'avaient l'air de rien comme ça, mais quand on soufflait dedans, ça faisait vraiment une note incroyable. J’expliquais qu'aujourd'hui on pouvait trouver les vases de ce potier pas très célèbre dans des brocantes. Un ami qui fait du son et m’a dit un jour : « ah mais ce mec vient de la même région que moi, il faut que je regarde sur les brocantes pour trouver ses vases », et je me disais : « Mais voilà, c'est ça qui m’intéresse, quand on construit des faits, qu’on fait advenir des visions en mettant des histoires dans la tête des gens. »

Enfin, bref, il y a vraiment dans l'écriture elle-même quelque chose qui était créatif.

Sabine Teyssonneyre, BD avec Flora Bouteille

Comment s’est faite la décision de poursuivre depuis le Master vers une thèse ? En particulier dans la mesure où tu t’inscrivais dans un cadre alors totalement nouveau, celui de la thèse en recherche-création, et qu’il n’y avait pas de définition très précise de la chose ? Ou alors, c’était peut-être ça qui rendait la thèse attirante, justement…

Oui, c’est exactement ça : il y avait une opportunité, je savais que c'était financé pendant trois ans, et je me suis dit : génial, franchement, j'ai adoré faire ce mémoire, donc continuer à écrire et à pousser la réflexion, ça me semble idéal. Je trouvais super, cette idée que l’art pouvait vraiment influencer la recherche. C’était le grand flou !

Je crois que comme c’était le début, personne ne savait vraiment quelle devait être la forme finale que devait prendre la recherche. 

Moi, je savais que je voulais vraiment faire un livre. Mais au-delà de ça, c’était très ouvert. Et je crois qu’au fond j’ai manqué de collègues faisant la même chose que moi, et auprès de qui je pouvais verbaliser mes hypothèses, mes doutes… 

Et comment tes directeurs ont-ils perçu ta démarche, dans la mesure où elle sortait assez franchement des sentiers battus du mémoire académique classique ?

J’ai fait mon premier mémoire avec Denis Mellier et Gérald Gorridge, puis le deuxième avec Denis Mellier et Thierry Smolderen.  Denis Mellier me faisait une grande confiance, se fiait à mon travail qui procédait, comme tu l’indiquais, par friction et par collages, et donc il m’a laissé faire. Le problème, c’est que je n’avais pas vraiment perçu que ce que je faisais était très différent de ce qu'on fait dans la recherche. J’étais la première inscrite en thèse à l’EESI, donc tout était à inventer. Mes directeurs m’ont laissé très libre. Je n’avais pas les codes pour comprendre le fonctionnement d’un laboratoire, de l’université, les méthodes de l’écriture scientifique, il a fallu beaucoup de temps pour que je comprenne tout ça.

Au début de ta thèse, comment envisageais-tu l’articulation entre recherche et création, justement ? 

J’ai mis du temps à comprendre (rires). Dès le début, c'était vraiment très important pour moi de réfléchir à la forme que prenait la thèse, et très vite j’ai fait un magazine sur ma recherche qui s'appelait Verrière Magazine pour réfléchir justement aux formes que peut prendre le savoir. Mon idée, c'était vraiment « En quoi la BD permet de créer une forme singulière de savoir ». Par sa structure, par sa capacité à mettre en lien des choses différentes dans une séquence, à créer de la narration entre des choses différentes. Quelles possibilités ouvre-t-elle ?

Et comment cette démarche était-elle reçue ?

Je faisais des plans que j’envoyais, mais ce n’était pas des plans comme on les attendait, il fallait que je refasse et j’étais perdue, je ne savais pas du tout ce que je devais faire Denis et Thierry me disaient que cette recherche de forme était intéressante, j’ai eu un moment où j’avais fait un plan de ma thèse en quatre saisons : hiver, printemps, été, automne. Mais je n’avais pas la méthode pour organiser le contenu et l’écriture en fonction des critères d’évaluation de l’université, qui sont très différents de critères artistiques.

Future Ruins, Seeds in the wind, Sabine Teyssonneyre et Krusty Wheatfield, Lemondrop Press.

Je trouve ce décalage très frappant : tu poses des questions fondamentales pour la recherche en bande dessinée – comment une forme médiatique suscite des registres de savoir – mais la forme même que prenait ta recherche rendait ce questionnement inaudible… 

Oui, parce que je n’avais pas les codes académiques. Par exemple, je crois que j’ai passé six ans sans problématique claire, et c’est après que je me suis rendu compte à quel point ça m’avait manqué et à quel point ça m’aurait aidé d’en avoir une en amont. Maintenant je sais comment conseiller les étudiant·es pour qu’iels évitent ce genre d’écueil : la recherche monde, la documentation infinie, les théories du grand tout … Pareil pour mon corpus, je l’ai défini très tard, en 2020-2021. Donc au final l’écriture de la thèse elle-même ne m’a pris que deux ans et demi. C’était beau de voir que des intuitions que j'avais eues au tout début, dont je ne voyais pas comment j’allais les démontrer, sur la lecture, la sensorialité, la magie, la capacité du dessin à faire apparaître une vision, eh bien elles se sont retrouvées à la fin dans mon écriture !

Ce processus d’écriture qui s’est fait dans la douleur m’a permis de coller aux attentes de la fac, de pouvoir parler de ces idées en les rendant lisibles, en en faisant autre chose qu’une intuition, ou une œuvre, plastique, littéraire et poétique : c’est devenu un vrai développement. 

Si je comprends bien, tu es partie sur un sujet, autour d’une thématique, mais c’est seulement dans un deuxième temps qu'est intervenu un corpus. Comment en es-tu arrivée à construire ton corpus, sachant que justement c’est assez inhabituel de dissocier ainsi construction du sujet et du corpus ? 

Au début, c’était assez intuitif. Je créais des documents en me disant que je trouverai leur place plus tard. Par exemple j’ai commencé à faire des entretiens avec des auteurices qui avaient publié dans Lagon, je sentais qu’il y avait quelque chose que je voulais travailler autour de la bande dessinée minimale. J’avais aussi écrit des éléments théoriques sur la définition de la bande dessinée. Je ne travaillais pas avec un plan, mais avec de la matière et je me demandais comment relier tout ça, de façon assez organique. 

Ça a pu être vertigineux parfois, mais c’est aussi ce type de méthode expérimentale par intuition et tâtonnements successifs qui fait la richesse de la recherche-création.

L’inscription en thèse de Benoît Preteseille a-t-elle changé les choses pour toi ? Le produit final est, lui, beaucoup plus proche d’une thèse académique classique… 

Oui, ça a changé pour moi, c’était un modèle intéressant qui a rendu les choses concrètes. Quand il a commencé sa thèse, il était plus âgé, il a travaillé sur un sujet très précis, il avançait à toute allure. Ça m’a aidé à comprendre qu’il était très, très important d’avoir un sujet et un corpus qui soient précis, plutôt que de grandes questions générales. 

Donc oui le fait qu'il y ait d'autres personnes autour de moi m’a beaucoup aidé. Le séminaire Iles [avec Johanna Schipper et Laura Caraballo] par exemple m’a permis de confronter mes recherches, de voir comment d’autres que moi en faisaient… Je me sentais plus dans mon élément que quand j'allais à l'université avec des gens qui étudient la littérature et avec qui les échanges étaient moins nourrissants, parce qu’iels étaient très éloignés de mon domaine en fin de compte. Mais je crois que c’est le cas de la plupart des gens qui font de la recherche en BD ! Avoir des gens autour de soi permet de se situer, de se sentir, et d’avancer plus clairement. 

Sabine Teyssonneyre, vue du colloque Crack : les conférences .

C’est donc cet environnement nouveau qui a permis de débloquer l’écriture ? 

Il y a eu plusieurs étapes. J’ai organisé le Colloque Crack avec Svetlana Gencheva à la cité internationale de la BD, en 2018. C’était un format création recherche, avec une exposition, au milieu de laquelle se tenait l’estrade pour la parole. On voulais que les auditeurices puissent se lever s’iels s’ennuyaient, feuilleter la sélection de Fanzine qu’avait fait Anne Balanant, regarder les œuvres. On avait invité des artistes comme Theodore Ushev ou Lagon, autant que des artistes chercheureuses comme Louise Aleksiejev ou Marin Martinie, avec des formats de présentations allant du diapo à la performance de science fiction pour Laser Quest. Il y avait des concerts le soir, des projections… C‘était le premier pied dans l’organisation d’un événement scientifique, avec une proposition assez forte en terme de coexistence interdisciplinaire. 

La deuxième étape, c’est fin 2019, quand je suis allée faire un terrain de recherche à Oakland en Californie. C’était une opportunité, j’étais empêtrée dans ma thèse, et avec mon amie Krusty Wheatfield qui était aussi en thèse, on a décidé de travailler ensemble. On a monté un projet pour faire des entretiens avec des structures autogérées de la baie de San Francisco. Donc on y va à deux, on rencontre des micro-éditeurices, des lieux de concerts, des lieux d’art… Pendant un mois, on a transcrit les entretiens en BD, on a édité, et à la fin on a fait un vernissage. 

Pour la première fois je fais quelque chose de très concret. Dans la foulée, je fais plein d’entretiens au Spin Off, avec des auteurices que je suivais, en me disant que ça pourrait être utile pour ma thèse même si je ne savais pas encore comment. 

Vue du colloque Crack : la bibliothèque de fanzines imaginée par Anne Balanant

Est-ce que ça ne posait pas aussi des problèmes spécifiques de travailler sur de la bande dessinée très contemporaine ?

Si, mais ça m'allait bien parce que j'avais l'impression que ça me forçait à vraiment faire des choses, à produire des documents, des entretiens. Je ne trouvais pas beaucoup de sources, au-delà de quelques comptes-rendus journalistiques et les billets de Kim Jooha dans le Comics Journal. Du coup je trouvais ça cool de pouvoir aussi produire des sources sur cette nouvelle génération qui me passionnait, il y avait là pour moi un enjeu presque politique, en tout cas une forme d’engagement de la recherche ancrée dans le présent !

Thèse de Sabine Teyssonneyre. Photo de Julien Chamoux.

Quels sont les projets que tu mènes, à présent que la thèse est soutenue ? 

J’ai fait une résidence avec Krusty Wheatfield aux Mills cet été, je donne des cours de bande dessinée contemporaine, de méthodologie, ou des workshops, je travaille avec le Master de BD d’Amiens, Auguste Renoir à Paris, et d’autres endroits à venir. J’aime penser que le dessin est un pratique live, un peu comme la pensée qui a besoin de discussions pour émerger. J’ai plusieurs projets comme ça, de dessin en direct, pour des institutions, des festivals de BD. On prépare le Future Off, notamment une soirée, le vendredi, où on essaie d’imaginer des formats vivants pour la recherche et le dessin, d’autres façon de montrer des originaux, en mêlant cela à des concerts et des jeux en direct.  Je travaille sur mes BD, et j’aimerai monter une exposition active autour de la recherche de ma thèse. J’aimerai aussi la publier et je me donne un peu de temps pour avoir de la place pour l’art, aussi. Je cherche du travail, en art et dans la recherche.

Merci Sabine !

 

Propos recueillis par Sylvain Lesage