pilote : 68, le changement dans la continuité
[Mai 2018]
L’histoire de la bande dessinée généralement propagée assure que le contenu de l’hebdomadaire Pilote a été fortement impacté par le souffle de mai 68, s’ouvrant à de nouvelles thématiques (féminisme, écologie, antimilitarisme) et commençant à se servir de la bande dessinée pour commenter l’actualité. De journal pour adolescents, Pilote serait devenu un illustré pour jeunes adultes et le vaisseau amiral d’une nouvelle bande dessinée.
Quand on se penche avec attention sur l’ensemble des numéros publiés cette année-là, l’évolution du titre paraît beaucoup plus lente et plus diffuse. Il ne s’est, en aucun cas, agi d’une révolution.
1968, c’est la dixième année de parution pour un journal lancé en 1959. René Goscinny en est le directeur et il partage la rédaction en chef, depuis cinq ans, avec Jean-Michel Charlier. Pilote a pour sous-titre « Le journal d’Astérix et d’Obélix » et profite ainsi de l’engouement national pour les aventures du petit Gaulois (c’est le 19 septembre 1966 que L’Express avait fait sa une sur « Le phénomène Astérix »).
En 1967, l’exposition Bande dessinée et figuration narrative, au musée des Arts décoratifs, a été la première manifestation d’envergure attirant l’attention du public et des médias sur la bande dessinée et revendiquant pour elle un statut artistique. Les classiques du comic strip américain s’y taillaient toutefois la part du lion et la production française était peu représentée. Reste que le regard porté sur un médium longtemps vu comme un divertissement infantile et intrinsèquement médiocre est en train de changer ; en retour, de plus en plus d’auteurs cherchent à s’émanciper du carcan de la production enfantine, se donnent de nouvelles ambitions.
Les innovations fusent. Il y avait eu, dès 1964, l’expérience avortée de Chouchou, éphémère hebdomadaire lancé par Filipacchi dans lequel avaient notamment été créés Les Naufragés du temps, de Forest et Gillon, Bébé Cyanure du premier cité et Tenebrax de Lob et Pichard. V Magazine a accueilli Barbarella dès 1962 et Blanche Épiphanie en 67. Guy Peellaert a fait naître Pravda la survireuse dans Hara-Kiri en janvier 65 et publié l’album de Jodelle en 66. En Italie, Hugo Pratt a donné sa Ballade de la mer salée en 67, deux ans après la première aventure de la Valentina de Guido Crepax dans Linus. Enfin, deux des séries qui deviendront emblématiques du Pilote de la grande époque existent déjà, mais ailleurs : Le Concombre masqué est présent de Vaillant depuis 65 (il n’intègrera Pilote qu’en 71) et Lone Sloane était en 66 le héros de l’album publié par Éric Losfeld Le Mystère des abîmes, passé inaperçu (il rejoindra Pilote en 70).
Avant mai
Début 1968, donc, l’équipe de Pilote ne compte encore dans ses rangs ni Mandryka, ni Druillet, ni Bretécher, ni Alexis, pour ne citer que ces quatre noms si emblématiques de la légende du journal. Les talents les plus novateurs et incisifs accueillis par Goscinny sont, à cette date, Cabu, Gébé et Reiser. Tous trois transfuges d’Hara-Kiri, ils ont rejoint Pilote après la seconde interdiction du mensuel « bête et méchant » en 1966. Cabu a son personnage titre, Le Grand Duduche, dont le premier album paraît d’ailleurs chez Dargaud début 68. Gébé dessine régulièrement des histoires courtes (entre 2 et 4 pages), dont le style graphique déconcerte sans doute plus d’un lecteur. Reiser, lui, est interdit de dessin. Goscinny ne lui donne sa chance qu’en tant que scénariste. Alors, des scénarios, il en pourvoie en quantité. En plus de la série régulière L’Histoire de France en 80 gags illustrée par Pouzet, il écrit pour les dessinateurs les plus divers : Bob de Groot, Cabu, Chakir, Gotlib, Monzon, Bussemey… Enfin il y a Fred, l’un des fondateurs d’Hara-Kiri. Lui a rejoint Pilote dès 65 et y a créé Philémon. Il scénarise également une série pour Bob De Groot : 4 x 8 32 l’espion caméléon, et, ponctuellement, d’autres histoires, comme ce Justiflex contre Mastabax illustré par Hubuc, ou encore Pan et la Syrinx, pour Mic Delinx, deux feuilletons en cours de publication fin 67 / début 68.
Les autres séries qui figurent au sommaire du premier numéro de l’année, le No.428 daté du 4 janvier, sont : Achille Talon, Tanguy et Laverdure (rendus populaires par le feuilleton télévisé, dont une première série d’épisodes a été diffusée en 67), Le Démon des Caraïbes, Blueberry, Valérian (encore signé Linus et Mézi, et dont la première histoire à suivre date de 67), Norbert et Kari, Tracassin de Jean Chakir, Rémi Herphelin dessiné par Clavé, Goutatou et Dorochaux de Mouminoux et enfin Tulipe et Minibus de Hubuc et Mike. D’autres héros déjà connus des lecteurs feront leur retour dans le courant de l’année : Tony Laflamme de Martial, Buck Gallo de Tabary et Mic Delinx, Archibald de Jean Ache… Pat Mallet fait régulièrement atterrir ses Martiens dans des récits complets. Il n’y a rien, dans tout cela, qui n’aurait pu figurer aussi bien au sommaire de Tintin ou de Spirou. Pilote privilégie les héros et respecte un équilibre entre séries d’aventures et séries comiques. Certes, Blueberry et Valérian vont bientôt monter en puissance et affirmer leur singularité. Mais, pour l’heure, les seules séries qui apparaissent comme non conventionnelles sont Philémon, le Grand Duduche et Submerman, de Lob et Pichard, également créé en 67.
En outre, le journal compte un certain nombre de rubriques qui ne brillent pas particulièrement par leur originalité : les « Pilotopotins » de Lucien François (dans le No.430 : « Le mariage va-t-il transformer notre Claude François ? », comme une survivance de la période « yé-yé » du titre), les histoires drôles de Jean-Charles, des énigmes policières en une page par Duchâteau et Parras et des pages de jeux.
Le sommaire présente aussi une dimension didactique, avec les « Pilotoramas » (doubles pages centrales dont l’une des vocations est d’orner les murs des salles de classe) et des récits à caractère historique, où les cases sont accompagnées de copieuses légendes typographiques, à l’ancienne.
Si la plupart des grandes séries « classiques » qui feront le fond du catalogue Dargaud sont en place, en revanche on peut dire que Pilote n’est pas encore Pilote, il ne se caractérise pas encore par l’esprit et l’audace qui marqueront ses lecteurs. Une publicité destinée à recruter de nouveaux abonnés, au No.434, proclame que Pilote, c’est « des aventures inédites et en couleurs de tous vos héros préférés, des rubriques, des jeux, de la joie ! »
Le futur support de publication du Sergent Laterreur se signale même encore par un esprit assez ouvertement militariste. Ainsi le No.428 consacre-t-il cinq pages aux avions de l’armée de l’air française, qui s’ajoutent à une livraison de Tanguy et Laverdure et précèdent, dans le numéro suivant, une histoire en six pages de Francis Dan également sur ce thème. L’influence de Charlier apparaît ici prépondérante, et l’on se demande jusqu’à quel point Goscinny goûtait cette surprésence des avions militaires (ou quelquefois de la marine ; au No.437, le « Pilotorama » traite des escorteurs d’escadre, et la série Rémi Herphelin – jamais reprise en albums – se passe dans ce corps d’armée).
En outre, à côté de quelques auteurs dont le talent rend un son neuf, il faut noter la présence massive de collaborateurs issus de la presse enfantine la plus traditionnelle, sinon la plus conservatrice. Chakir vient de Bayard et Fleurus, Bussemey est un pilier de Fleurus avec son Moky et Poupy, Martial (qui va créer sa Famille Bottafoin dans le No.435) a travaillé pour Fripounet et Marisette et Bonnes Soirées… En cette année 68, Pilote ouvre même ses pages à de vieux chevaux de retour, comme Pierre Le Goff (passé par Hurrah, Francs-Jeux et La Semaine de Suzette) et Pellos (né en 1900, il est alors l’un des plus vieux dessinateurs français en activité). On voit aussi passer d’autres noms ‒ outre celui de Groot déjà cité, j’ai noté ceux de Mazel et d’Henri Desclez ‒ qui ne tarderont pas à s’illustrer dans Tintin ou Spirou.
Le renouvellement viendra d’ailleurs. Un apport de taille a marqué le deuxième numéro de l’année : les débuts de la Rubrique-à-brac de Gotlib, qui prend la suite des Dingodossiers dont Goscinny a abandonné l’écriture. La première R.-à-B., sur « Le Pélican », appartient déjà à la meilleure veine gotlibienne, mais le futur créateur de Bougret et Charolles mettra un peu de temps pour s’émanciper du modèle des Dingodossiers (au No.469 du 31 octobre, il ressuscite même l’élève Chaprot, hôte régulier des dossiers) et pour donner libre cours à sa folie. Nombre des épisodes publiés en 1968 ne sont encore que collections d’anecdotes vaguement reliées par un thème ; ils ne seront d’ailleurs pas repris dans les cinq albums de la série.
Après mai
Les événements de mai ont entraîné une interruption de la publication. Il s’écoule trois semaines entre le No.449 (daté du 30 mai) et le No.450 (20 juin), en raison des difficultés d’approvisionnement en papier consécutives aux grèves.
La fameuse réunion au cours de laquelle Goscinny, en tant que patron, a été pris à partie par une proportion importante de ses collaborateurs a eu lieu le 21 mai. Selon certains témoignages [1], au cours de cette réunion – à laquelle s’était invité le Syndicat des dessinateurs de presse, représenté notamment par Mandryka – Giraud aurait formulé la demande que des pages du journal soient réservées au commentaire de l’actualité. Cette évolution sera confirmée par Goscinny lui-même, lors d’une conférence de rédaction extraordinaire, en juillet.
En cette année 1968, Goscinny – qui a très mal vécu la réunion – est donc chahuté [2] mais, d’un autre côté, il renforce son empreinte sur le journal, en y faisant venir deux de ses créations les plus célèbres, Iznogoud et Lucky Luke. Le premier cité animait les pages de Record depuis 1962 ; il débarque dans Pilote au No.446 (9 mai), sans que soit immédiatement rebaptisée la série, qui porte encore son titre initial : Les Aventures du Calife Haroun El Poussah. Transfuge de Spirou, Lucky Luke l’a précédé de quelques semaines, avec l’épisode Dalton City qui a débuté au No.441.
Les pages d’actualité font leur première apparition dans le No.456 (1er août). Elles se présentent initialement un peu comme ce que l’on appelait au XIXe siècle des « macédoines », c’est-à-dire des assemblages, sur une même page, de dessins relatifs à des sujets hétéroclites. Les sujets d’actualité retenus sont traités en un dessin, en un strip ou en une colonne, et s’enchevêtrent sans souci de continuité. Le détournement de photos y est une pratique courante, un peu dans l’esprit d’Hara-Kiri (en moins acide).
Ces pages sont, en outre, généralement confiées à un duo, qui se renouvelle de semaine en semaine. Fred et Gébé ouvrent le ban, puis viendra le tour des binômes Godard et Mézières (No.459), Gébé et Gotlib (460), Reiser et Gébé (463). Peu à peu, les équipes de « dessinateurs-journalistes » vont s’étoffer : ils sont trois à se partager les fameuses pages d’actualité dans le No.464 (Cabu, Chakir et Gotlib), cinq dans le No.466, etc. Par ailleurs, en de rares occasions, Cabu s’autorise à publier dans Pilote le genre de reportage dont il s’était fait une spécialité dans Hara-Kiri Hebdo puis dans la première série de Charlie Hebdo. Ainsi, au No.457, il signe deux pages sur le festival d’Antibes-Juan les Pins.
Après un premier essai dans le No.454, à partir du No.461 (5 septembre) Reiser est autorisé à dessiner. Goscinny, sous la pression de ses collaborateurs, a levé l’interdit qui cantonnait le génial satiriste dans le rôle de pourvoyeurs de scénarios. Six semaines plus tard (No.467 du 17 octobre), Alexis fait ses débuts. Il a auparavant placé ses dessins dans Lui et dans Planète, mais c‘est un nouveau venu dans le monde de la bande dessinée ; il ne tardera pas à se faire une place de choix dans l’hebdomadaire des éditions Dargaud.
D’autres éléments qui singulariseront bientôt l’esprit Pilote se mettent progressivement en place. Ainsi de la représentation des collaborateurs au sein du journal. Greg a ouvert la voie en faisant de Goscinny et de Charlier des personnages récurrents dans sa série Achille Talon. Dans la Rubrique-à-brac publiée au No.463, Gotlib décline le thème de la livraison des planches à la rédaction, montrant que chaque dessinateur a sa méthode particulière ; il en profite pour caricaturer Uderzo, Delinx, Greg, Martial, Tabary, Mézières, Cabu, Morris, Chakir, Fred et Gébé. Au No.477 du 26 décembre, c’est Alexis qui croque l’ensemble de l’équipe. À compter du No.491 (3 avril 69) commenceront à paraître ses portraits des différents collaborateurs dans le bandeau titre surmontant leurs planches.
Le No.462 consacrait sa une au film de Kubrick 2001 l’Odyssée de l’espace. Hal, le fameux ordinateur de bord doué d’intelligence, deviendra progressivement un hôte récurrent des pages d’actualité, un élément de la « mythologie » propre au journal, alimentée collectivement par tous les contributeurs. En 68, d’autres éléments de cette mythologie sont déjà en place : Isaac Newton, personnage fétiche que Gotlib met à toutes les sauces et que d’autres, quelquefois, lui empruntent ; et Gérard Pradal, le secrétaire de rédaction, brocardé pour sa haute stature qui l’empêche de figurer en entier dans les cases. Plus tard s’y ajoutera le personnage de Molyneux, abandonné en pyjama et robe de chambre sur un quai de gare désert.
La politique, dans tout cela, reste très discrète. Au No.460, une histoire de Reiser dessinée par Bussemey dénonce les immeubles HLM, qualifiés de « hideuses constructions ». Dans le numéro suivant, Cabu s’en prend aux chasseurs. Élu « empereur des fonds jolis », Submerman, le héros de Lob et Pichard, dans une livraison d’avant-mai, débarquait à New York pour y prononcer un discours aux Nations Unies. Cerné par la presse, il devait faire face à un feu roulant de questions sur des questions aussi diverses que les échanges culturels, le pacte de non-agression, la pollution des mers, la bombe H, la mini-jupe et… les bandes dessinées ! Même le Grand Duduche ne prend que très occasionnellement une dimension plus politique. J’ai relevé, dans le No.434, une planche dans laquelle, interrogé sur son avenir, il se déclarait effrayé par les propos de ses condisciples qui s’étaient exprimés avant lui et s’étaient montrés tout acquis aux « valeurs » de l’argent, de l’industrialisation à outrance et du nucléaire. Duduche, qui envisage de se « construire un “blockhaus de survie” où [il mettra] des bouquins, des disques et puis des fleurs », se fait aussitôt traiter de « déchet du monde occidental ». C’est l’une des premières occurrences où il s’affiche clairement comme un utopiste libertaire en rupture avec le modèle de société qui lui est proposé. En juin 68, dans la planche du No.451, on le voit tracer sur les murs de son lycée des inscriptions directement réminiscentes des récents événements : « Oui à l’imagination », « Défense d’interdire », « Nous ne voulons plus apprendre avec un entonoir » (sic). C’est, autant que je sache, la seule allusion directe, transparente, que Pilote fera aux événements de mai.
Pilote n’est certes pas devenu « l’organe du marais soixante-huitard », comme a pu l’affirmer Jean Giraud. Les « Pilotopotins » et la page à Jean-Charles sont toujours là. Fin 1968, Pilote ne s’amuse pas encore à réfléchir (ce nouveau slogan ne sera adopté qu’en septembre 1970, au No.571). Tout en donnant quelques signes de modernité, le journal reste encore largement dans la continuité des illustrés traditionnels. Mais tous les ferments d’une transformation en un magazine de bande dessinée moins conventionnel sont en place. Ce n’est, en somme, qu’une question de dosage.
Début 1969, les pages d’actualité sont encore très prudentes. Dans le No.479, par exemple, elles traitent de sujets qui auraient pu apparaître dans les Dingodossiers : les sports d’hiver, Venise, le salon nautique et le baby-sitting. Néanmoins elles occupent désormais (à compter du No.486) 8 pages. Poppé en dévient l’un des contributeurs les plus prolifiques. Reiser dessine, mais avec parcimonie. Vers la fin de l’année, les pages d’actualité cesseront d’être identifiées en tant que telles, mais chaque numéro s’ouvrira rituellement par quelques histoires courtes en noir et blanc. Elles ne sont nécessairement consacrées à des thèmes d’actualité, elles sont plutôt comme des « figures libres », des espaces où les dessinateurs, à l’image de Gotlib dans sa Rubrique-à-brac, ont la liberté de faire ce qu’il leur plaît.
Les principaux événements qui interviennent cette année-là sont l’arrivée de Claire Bretécher (qui lance Cellulite dans le No.514 du 11 septembre), le début des Dossiers Soucoupes volantes de Lob et Gigi, la création de Ian McDonald par Vidal et Parras, le recrutement de Mulatier, Ricord et Morschoine, dont les pages sont souvent fondées sur des caricatures d’acteurs dans des « scénariobidons ». Fred reste très présent, puisqu’en plus de Philémon, de Pan et la Syrinx (illustré par Delinx) et de Valentin le vagabond (illustré par Tabary), il lance Time is money, avec Alexis. D’autres signatures font leur apparition : Mandryka (qui avait publié deux histoires courtes en août et septembre 1966 mais n’entame une collaboration régulière qu’à compter de janvier 1969), Verli, Loro, Jean-Marie Pélaprat et Serge de Beketch. Rappelons que ce dernier est connu pour ses opinions d’extrême-droite (il sera rédacteur en chef de Minute et l’un des fondateurs de Radio Courtoisie), tout comme Loro et Mouminoux, ce qui ne contribue pas à faire de Pilote un repaire de gauchistes.
En 1970, Philippe Druillet livre, sous la forme d’histoires complètes, les premiers épisodes de Lone Sloane, qui révolutionnent l’esthétique de la mise en page. Verli proclame ironiquement (No.543 du 2 avril) que « La BD est un art ». Bretécher illustre un feuilleton de Hubuc dont l’action est située à la cour de Louis XIV (Tulipe et Minibus, 28 planches entre les n°s 546 et 559) mais, dans ses propres pages, elle traite aussi de la révolte des femmes (No.548) et du féminisme (No.568). La Rubrique-à-brac de Gotlib a trouvé le ton, la folie qui ne tarderont pas à la rendre culte. Un sûr indice de son impact sur les lecteurs est la fréquence avec laquelle elle fait la couverture (No.s 536, 551, 565) ou y est citée. Au détour d’une vignette (No.548), Reiser dessine des CRS qui se précipitent, matraque levée, vers un cortège de coiffeurs qui manifestent sous la banderole « Les cheveux longs ça fait sale !!! »
Patrice Leconte a rejoint l’équipe et devient très vite un des contributeurs les plus réguliers. D’autres signatures nouvelles apparaissent, comme celles d’Auclair, de Tardi, d’Alessandrini, de Solé, de Colman Cohen, de Vern et de Tito Topin. Pilote s’ouvre, avec un petit temps de retard, aux influences venues du Pop Art et du psychédélisme. Cette évolution se renforcera plus tard avec les participations de Jean-Claude Forest et du duo Touïs / Frydman. Goscinny ouvre l’hebdomadaire à une palette de styles d’une richesse sans précédent. Je citerai, à cet égard, cet extrait de sa biographie par Pascal Ory :
« À plusieurs reprises, Goscinny donnera sa chance à un auteur dont il avoue par ailleurs que l’esthétique ou l’éthique lui sont étrangers, mais dont il reconnaît la qualité technique et la cohérence. Jean-Claude Forest, qui n’aura jamais de rapports très chaleureux avec lui, se souvient cependant que, lui ayant manifesté son intérêt pour la bande Le Sergent Laterreur, de Gérard Frydman et Touïs (Vivan Miessen), il s’est entendu répondre : “Je suis très content d’avoir pris cette bande. Je ne l’aime pas du tout, et les auteurs se sont présentés à moi d’une manière arrogante, mais j’ai considéré que pour Pilote c’était une bonne chose et qu’il fallait publier ça.” (…)
Le meilleur signe de l’extrême ouverture d’esprit de Goscinny se révèle dans son domaine, le comique. (…) Il est certain qu’il est très éloigné des formes d’humour de Gébé ou de Mandryka. Il est clair que son esprit satirique n’a pas l’acidité de celui de Bretécher, encore moins le vitriol de Frydman / Touïs : le directeur de Pilote les accueille pourtant tous. Il est même, souvent, à l’origine des œuvres décisives, soit parce qu’il suggère une piste (le Grand Duduche, à partir d’une silhouette entr’aperçue dans les Carnets de croquis publiés par Cabu dans le magazine), soit parce qu’il la gauchit (Achille Talon), soit parce qu’il l’accepte, en courant le risque (Le Naufragé du A, de Fred) [3] »
Incontestablement, c’est cette ouverture d’esprit, plus encore que l’héritage de mai 68, qui fera de Pilote, au début des années soixante-dix, le meilleur journal de bande dessinée qu’on ait jamais vu, avec tous les auteurs précités, au meilleur de leur forme, plus le Concombre masqué et les Grandes Gueules. Ce feu d’artifice ne durera que quelques trop courte années, jusqu’à la mensualisation du titre en 1974, l’année où Goscinny en quitte officiellement la direction. 1974, c’est aussi l’année de l’accession de Valéry Giscard d’Estaing à la Présidence de la République. Mai 68 appartient bien au passé.
Entre-temps, d’autres aventures de presse emblématiques de la bande dessinée moderne ont vu le jour : Charlie mensuel en 1969, L’Écho des savanes en 1972. Pilote, en un sens, s’est laissé déborder. Il aura incarné le passage d’une bande dessinée enfantine, vouée au divertissement et à l’insouciance, à un média mature, plus ambitieux dans son propos et infiniment plus divers dans ses manifestations.
Thierry Groensteen
[1] Au sujet de cette réunion, on peut consulter de multiples sources : elle est notamment mentionnée dans des ouvrages de Guy Vidal (Le Livre d’or de Pilote), Patrick Gaumer (Les Années Pilote), Marie-Ange Guillaume & José-Louis Bocquet (Goscinny, biographie), Christian Philipsen (Albert Uderzo, de Flamberge à Astérix), dans l’interview de Goscinny par Numa Sadoul pour Schtroumpf/ Les Cahiers de la bande dessinée, dans un entretien avec Roland Garel paru dans Le Collectionneur de bandes dessinées ainsi que dans le hors série de Lanfeust Mag sur mai 68 publié en 2008, mais les témoignages sont divergents, lacunaires et pas toujours fiables. Le compte rendu le plus précis de l’événement est sans doute celui de Pascal Ory dans son Goscinny, La liberté d’en rire, Perrin, 2007, p. 194-196.
[2] Le 25 Juillet 1968, l’ours de Pilote (No.455) est modifié : s’il reste directeur, Goscinny a abandonné la fonction de co-rédacteur en chef et nommé Gérard Pradal à ce poste, toujours aux côtés de Charlier.
[3] Goscinny, La liberté d’en rire, op. cit., p. 187-188.