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Pierre Christin, conteur philosophique - L’exemple de Valérian et des Héros de l’Équinoxe

Alain Corbellari

[octobre 2024]

Pierre Christin (1938-2024) fut un scénariste central dans l'histoire de la bande dessinée française, en donnant vie à des œuvres majeures de la science-fiction et du polar avec Annie Goetzinger, Enki Bilal ou encore Tardi. Sous le pseudonyme de Linus, dans Pilote il scénarise Valérian et Laureline pour Jean-Claude Mézières et prétend y faire de la "politique-fiction" (Schtroumpf– Les Cahiers de la bande dessinée, 1973) En hommage, Alain Corbellari, spécialiste de la littérature médiévale, nous livre ici une analyse des ressorts philosophiques de l'album des Héros de l'Equinoxe de la série Valérian et Laureline, qu'il a scénarisée et publiée en 1978 dans Pilote.

Dans la glorieuse carrière de Pierre Christin comme scénariste de bandes dessinées, les aventures de Valérian, malgré leur immense succès, apparaissent comme une série presque récréative en regard des scénarios offerts à Bilal (de La Croisière des oubliés, 1975, à Partie de chasse, 1983), Goetzinger (15 volumes dont La Diva et le Kriegspiel, 1981), Juillard (les trois tomes de Léna, 2006-2020), Tardi, Boucq, Ceppi, Philippe Aymond et bien d’autres. Ces scénarios ont véritablement fondé, en domaine francophone, un nouveau type de BD, foncièrement « adulte », ont pu dire certains, dans un sens évidemment bien différent de ce que l’on entendait, en chuchotant, dans les années 1960, par l’expression honteuse de « BD pour adultes ». Au tournant des années 70/80, face à la faillite annoncée des grandes idéologies, Christin donnait un élan décisif au one-shot en BD et ouvrait celle-ci à des problématiques politiques et sociales auxquelles elle ne s’était jusque-là jamais confrontées si frontalement. 

Cela ne veut cependant pas dire que ces questions ne pouvaient pas être présentes dans des BD antérieures. À partir du milieu des années 60, le journal de Pilote, en particulier, aborda de plus en plus ouvertement des questions de société. Sous couvert d’humour, des dessinateurs comme Fred, Mandryka, Gotlib, Cabu, Caza ou Brétécher créèrent des mondes en filigrane desquels on pouvait distinguer des éléments de réflexion sociale. Ainsi le Concombre masqué de Mandryka, au-delà de sa loufoquerie, se permettait-il d’évoquer la psychanalyse et le marxisme, et le Grand Duduche de Cabu se trouva en prise directe avec l’esprit de Mai 68. Lorsqu’en 1967 Christin et Mézières lancèrent, toujours dans Pilote, la série de science-fiction Valérian, ils baignaient dans une atmosphère pré-soixante-huitarde ouverte à tous les possibles, et leurs albums allaient très vite proposer, sous forme allégorisée, des réflexions dont les résonances sociétales étaient évidentes, ce qui, au vu des thématiques qu’abordera plus tard Christin, ne saurait nous étonner. Valérian s’avère ainsi, en quelque sorte, comme le laboratoire dans lequel le futur auteur de Partie de chasse pourra faire ses armes en esquissant pour un public adolescent les linéaments de ce qui sera sa pensée socio-politique.

L’histoire éditoriale de la saga de Valérian est complexe, et son organisation plus encore. Les auteurs eux-mêmes l’ont divisée en deux « cycles » (Christin, Mézières, 2016 : page 20-21), mais c’est là en partie une reconstruction a posteriori, car le « cycle temporel » récupère les trois premiers albums dans un projet qui ne devient véritablement conscient qu’à partir de Métro Châtelet Direction Cassiopée, le tome numéroté 9 (en réalité le dixième, puisqu’il y a un n° 0, tardivement édité en album, Les Mauvais rêves, où l’on découvre que Laureline est en réalité… une sauvageonne du XIe siècle). Ce cycle qui s’achève en 2010 sur l’ultime épisode, L’OuvreTemps, réinterprète en effet l’album numéroté 1, La Cité des eaux mouvantes (qui met en scène l’anéantissement de la civilisation terrestre par des bombes H en 1986), en décrivant la manipulation mise en place par les services spatio-temporels de Galaxity qui, en 2720, emploient Valérian, pour remédier à cette catastrophe. À partir, donc, de l’album n° 9, la série s’organise, à quelques exceptions près, en une narration continue aux rebondissements de plus en complexes et improbables à laquelle L’OuvreTemps offrira un finale à grand spectacle réunissant tous les fils et tous les personnages d’une saga particulièrement enchevêtrée. Dans les dernières pages, redevenus enfants et ayant perdu la mémoire, Valérian et Laureline sont recueillis, censément vers 1980, par « M. Albert », qui avait été leur guide dans cette époque reculée, et vont selon toute probabilité vivre une vie normale d’homme et de femme de la fin du XXe et du début du XXIe siècle. Ce bouclement original, sans doute destiné à empêcher toute reprise ultérieure de la série, fait de Valérian une œuvre en apparence parfaitement achevée.

Toutefois, l’autre cycle, dit « cycle spatial » pourrait théoriquement prêter à des extensions nouvelles, puisqu’il est constitué d’histoires complètes closes sur elles-mêmes. Cette double logique fait penser à l’élaboration de la matière arthurienne au Moyen Âge, qui s’est, dès ses origines, parallèlement développée sur deux axes chronotopiques : celui, linéaire, de la chronique du règne arthurien (comme dans les romans en prose) et celui, cyclique, des aventures ponctuelles des chevaliers à l’apogée du règne d’Arthur (comme dans les romans en vers de Chrétien de Troyes). De fait, le « cycle spatial » de Valérian est, dans son principe, antérieur au « cycle temporel », puisque, comme on l’a vu, il pose des jalons qui ne seront interprétés que dans un second temps comme les éléments d’une trame continue (on peut aussi penser aux aventures du Blueberry de Charlier et Giraud ou du Buddy Longway de Derib, dont la logique narrative dépasse de plus en plus clairement le cadre des aventures indépendantes au fur et à mesure de l’évolution de la série). Il y a donc bien rupture entre le n° 8, Les Héros de l’Équinoxe, et le n° 9 Métro Châtelet direction Cassiopée, rupture qui ne coïncide sans doute pas par hasard avec le moment où, par ailleurs, les scénarios « adultes » de Christin prennent leur envol. Tout se passe comme si, face à cette évolution de sa production, le scénariste renforçait la caractérisation « adolescente » de Valérian en faisant succéder à des aventures tenant de la parabole, un serial qui, quoique toujours extrêmement inventif, suit un principe plus convenu : ce que les derniers volumes gagnent en épaisseur narrative et en suspense, ils le perdent peut-être en substance propre. De surcroît, les aventures de Valérian font, à partir de ce moment-là un plus large usage de l’humour et de la parodie, caractéristiques qui sont — c’est le moins que l’on puisse dire ! — peu saillantes dans les scénarios proposés à Bilal, Goetzinger ou Juillard. Visiblement, le contrepoint ludique de Valérian sert de plus en plus, dès ce moment, de défouloir à Christin qui peut par-là échapper ponctuellement aux intrigues souvent très noires de ses scénarios « sérieux ».

Revenons donc aux premiers albums de Valérian, qui, à bien des égards, constituent les vrais classiques de la série, ceux qui lui ont valu sa célébrité et qui en accueillent les fables sans doute les plus attachantes. Chacun narre donc une aventure se suffisant à elle-même et évoquant à chaque fois un autre monde : Le Pays sans étoiles nous emmène dans une terre creuse dont les habitants ignorent tout du monde extérieur, Bienvenue sur Alflolol nous confronte au retour inopiné des natifs d’une planète que Galaxity croyait déserte et s’apprêtait à coloniser, Les Oiseaux du Maître nous présente un univers tyrannisé par un personnage qui envoie des nuées de volatiles châtier tous ceux qui tentent de se révolter. Au fond, ces récits peuvent se lire comme des contes philosophiques mettant chacun en scène, de manière plus ou moins allégorique, une question sociale ou politique : les méfaits d’une vision close du monde dans Le Pays sans étoiles, les problèmes éthiques de la colonisation dans Bienvenue sur Alflolol, la soumission à un tyran dans Les Oiseaux du Maître. De ce point de vue, on osera un parallèle avec une série d’allure beaucoup plus enfantine, mais aux résonances plus sérieuses qu’il n’y paraît : Les Schtroumpfs, dont les albums peuvent aussi volontiers se lire à la manière de fables philosophiques, évoquant par exemple les questions de la contagion fasciste (Les Schtroumpfs noirs), de l’essor du despotisme (Le Schtroumpfissime), de la cohabitation des langues (Schtroumpf vert et vert schtroumpf), des méfaits d’Internet (Le Livre qui dit tout) ou du problème des OGM (Salade de Schtroumpfs). Cette comparaison n’a rien de dépréciatif : chacune à sa manière, les deux séries se font une force de leur apparente déconnexion d’avec notre univers quotidien. Le merveilleux médiéval dans le cas des Schtroumpfs, la fantasy intergalactique chez Valérian nous proposent ainsi un dépaysement déréalisant, propice à nous faire réfléchir sur notre monde.

Pour aller plus loin

Voir la planche originale des Héros de l'Equinoxe

Je souhaiterais ici me pencher plus spécialement sur un album qui n’est peut-être pas par hasard le dernier de la série des neuf premiers albums (à peu près) indépendants : Les Héros de l’Équinoxe et dont le musée de la Bande dessinée d’Angoulême détient une spectaculaire double planche. Plus, cependant, que dans un hypothétique caractère conclusif de cette aventure (ce qui, ici encore, relèverait d’une lecture rétrospective), on peut mettre sa réussite sur le compte de l’extrême dépouillement et de la linéarité de sa trame : Christin ne s’y perd en aucune complication superflue, l’heureuse issue de l’histoire est si attendue qu’on hésite à parler de rebondissement final et la thèse qui y est proposée est si transparente qu’elle semble pouvoir se passer de commentaire. Les scénarios confiés à Bilal ou à Juillard développeront bien sûr une réflexion politique plus complexe et plus complète. On osera cependant dire que celle qui se dégage des Héros de l’Équinoxe n’est pas moins profonde, dans sa simplicité, et qu’elle est de celles dont l’actualité ne saurait se démoder, car elle répond à l’avance à toutes les tyrannies encore susceptibles de nous pourrir la vie sur notre vieille planète. De surcroît, ce qui ne gâche rien, c’est probablement le plus drôle des neuf premiers albums, et son humour, qui naît d’un sens aigu de la caricature morale et de la parodie des aventures de super-héros, pourrait bien offrir l’une des clés de celui qui se déploiera de plus en plus ouvertement dans le « cycle temporel ». Loin cependant d’être gratuit, comme il tendra parfois à le devenir quelque peu dans les derniers albums, ce sens de la dérision apparaît consubstantiel au scénario des Héros de l’Équinoxe et en assure indéniablement l’efficacité.

L’histoire se déroule donc sur la planète Simlane dont les habitants sont tous très âgés. Ils ont lancé un grand concours intergalactique afin de désigner celui qui, comme tous les cent ans, devra féconder la (plantureuse !) Grande Mère dont la demeure est installée sur les hauteurs de l’île de Filène. L’accès difficile de ce palais déterminera justement les épreuves des candidats, et, telle une reine des abeilles, la Grande Mère engendrera avec le vainqueur la nouvelle génération des habitants de Simlane. On devine bien sûr que l’Élu sera Valérian, ce que Laureline prendra plutôt mal, mais, comme Valérian a été réduit à une taille lilliputienne par son « exploit » (il est vrai qu’au lendemain de la fécondation les enfants courront déjà par milliers hors du palais de la Grande Mère), elle fera taire sa jalousie et acceptera de ramener Valérian à Galaxity, dont on a tout lieu de penser que les services médicaux rendront rapidement à notre héros toute sa prestance.

Pierre Christin (sc.), Jean-Claude Mézières (des.), Evelyne Tran-Lè (col.), Valérian T.08, Les Héros de l'équinoxe, page 22, Dargaud © 1978

Les « héros de l’Équinoxe », prétendant à l’union avec la Grande Mère sont au nombre de quatre. La première idée qui vient à l’esprit, soutenue par le très ostensible symbolisme coloré qui parcourt l’album, est de les répartir selon le schéma antique des « quatre éléments » : au guerrier Irmgaal le feu, au travailleur Ortzog la terre, au spirituel Blimflim l’air et à Valérian l’eau, caractéristique de notre « planète bleue ». L’intérêt de Christin pour cette grille de lecture nous est confirmé par le tome suivant des aventures de Valérian : Métro Châtelet direction Cassiopée met en effet en scène un philosophe campagnard appelé Chatelard qui est un double à peine déguisé du grand philosophe et épistémologue Gaston Bachelard (1884-1962), théoricien, précisément, des imaginaires liés aux quatre éléments (voir sa Psychanalyse du feu, L’Eau et les Rêves, L’Air et les Songes et ses deux volumes sur la terre, liés respectivement aux rêveries de la volonté et aux rêveries du repos). Il en a la grande barbe, les théories et presque le nom, et explique que les quatre monstres combattus dans cette aventure par Valérian se répartissent justement selon l’ancestral schéma quadripartite, Chatelard voyant dans ces créatures des « apparitions liées aux vieilles figures mythiques de la matière » (Métro Châtelet direction Cassiopée, p. 41).

Pierre Christin (sc.), Jean-Claude Mézières (des.), Evelyne Tran-Lè (col.), Valérian T.09, Métro Châtelet Direction Cassiopée, page 40, Dargaud © 1980

À bien y regarder, cependant, l’application de la théorie des quatre éléments aux quatre « héros de l’Équinoxe », même si elle est indéniablement suggérée par les deux premières planches de l’album, toute deux divisées en quatre cases de mêmes dimensions — longitudinales pour la première, en carré pour la seconde — et que le début du parcours des personnages semble s’y conformer (avec cependant une petite inversion : c’est Valérian qui affronte la roche et Ortzog qui est confronté à la glace), il s’avère assez vite que Valérian est à part, constamment présenté comme s’opposant à lui seul, par sa faiblesse et ses moyens limités, aux trois autres personnages, dont la force et la confiance en eux apparaît presque surhumaine. Alors que ceux-ci affronteront « l’épuisement… le découragement… l’infranchissable », Valérian sera par exemple simplement freiné par « le manque de bol » (p. 22). C’est que, contrairement à ses trois concurrents — et quand bien même les habitants de Simlane estiment qu’ils sont tous « vraiment super ces héros » (p. 16) — Valérian n’est rien de plus qu’un homme : alors qu’Irmgaal, Ortzog et Blimflim sont mus par une force qui semble surnaturelle, il a besoin pour voler d’un propulseur qui menace d’ailleurs de s’enrayer. Graphiquement, d’ailleurs, la parodie des récits de super-héros américains des années 60 est patente : ainsi, arrivant en même temps devant le palais de Filène (Valérian, légèrement en retrait, n’apparaîtra qu’un peu plus tard), les trois affreux s’assènent des coups d’une violence hyperbolique (p. 31-32) qui ne les laissent pourtant qu’à peine décoiffés à la page suivante.

Pierre Christin (sc.), Jean-Claude Mézières (des.), Evelyne Tran-Lè (col.), Valérian T.08, Les Héros de l'équinoxe, page 3, Dargaud © 1978

La caractérisation des trois « super-héros » apparaît assez évidente : Irmgaal, on l’a dit, est un guerrier dont l'environnement est marqué une inspiration à la Druillet. Mais on peut être plus précis : son nom à consonance scandinave, son casque de Viking, son épée flamboyante, sa fascination pour le feu et la violence, son invocation de la race, l’allure nurembergienne des cérémonies qui le mettent en scène, tout le désigne comme un nazi. Face à lui, dans des atmosphères d’un bleu métallique, Ortzog, armé de chaînes brisées (allusion à la libération des « damnés de la terre »), invoquant les vertus du travail industriel et haranguant les vieillards de Simlane en les traitant de « travailleurs en fin de cycle », est évidemment un représentant de l’idéologie communiste. Ces deux personnages, évoquant pour le lecteur de 1978 un passé récent (la seconde Guerre mondiale) et une actualité inquiétante (la Guerre Froide), sont immédiatement identifiables. Le troisième peut, en revanche, apparaître plus inattendu ; pourtant la caractérisation de Blimflim est également très claire : c’est un écologiste spiritualiste et autoritaire. Mais cette idéologie est loin, dans les années 70 et aujourd’hui encore, d’être perçue aussi négativement que les deux autres, et c’est là le coup d’audace de Christin : il ne s’appuie pas sur une dérive avérée de l’idéologie écologiste, mais l'extrapole à partir des tendances new age qui ont émergé dans la mouvance de Mai 68. Il signe d'ailleurs avec ce personnage un certain nombre de clins d’œil à son collègue Jean Giraud/Moebius, qui s'est fait connaître aussi pour ses scénarios d'inspiration écologiste et son attrait pour la pensée magique et le chamanisme.

Certes, les écrits les plus radicaux des penseurs écologistes (tels Arne Naess concepteur de l’écologie profonde ou les disciples de Hans Jonas) laissaient entrevoir dès cette époque des programmes politiques placés sous le signe de la contrainte. Christin de son côté, sensible à la question environnementale, comme le signale Philippe Videlier dans son article pour Neuvième Art, témoignerait peut-être ici d'un doute, et d'une prise de distance avec les utopies de mai 68. Le scénario, daté de 1978, est contemporain de celui des Phalanges de l’ordre noir ou bien encore de La Ville qu'il n'existait pas (1977) qu'il signe pour Enki Bilal, indique un ton plus désespéré et moins idéaliste. Au regard de cette ironie envers la pensée écologiste incarnée par Blimflim, je serais même tenté d'y voir déjà une critique de ce que Luc Ferry appelle Le Nouvel Ordre écologique dans son ouvrage du même nom, publié en 1992.

Enki Bilal (des.), Pierre Christin (sc.), La ville qui n'existait, p. 60, Dargaud © 1977

Pour aller plus loin

Le souffle de mai 68 dans l’œuvre de Pierre Christin

Ces trois propositions sociétales sont-elles articulables dans un schéma connu ? Assurément oui, à condition de placer Blimflim en première position, Irmgaal en deuxième et Ortzog en troisième. La place de l’écologiste en troisième position dans Les Héros de l’Équinoxe s’explique par le caractère moins attendu de sa présence face aux deux représentants emblématiques des totalitarismes historiques, mais le schéma qu’il complète n’est, en fait, autre que celui de la trifonctionnalité indo-européenne dégagé par les travaux de Georges Dumézil (Mythe et épopée, L’idéologie tripartite des Indo-européens, etc.). Il n’y a sans doute là nul hasard : attiré, comme on l’a vu, par le schéma ancestral des quatre éléments, Christin lui superpose la grille trifonctionnelle indo-européenne pour le plaisir de constituer des ensembles signifiants.

Sans entrer dans les polémiques qu’ont suscitées les travaux de Dumézil (l’essentiel pour notre propos étant que ceux-ci étaient à la mode au moment où Christin écrivait son scénario), rappelons rapidement les linéaments de la structure dite trifonctionnelle : la première fonction renvoie à la souveraineté magico-religieuse, la deuxième à la guerre et la troisième à tout ce qui est lié à la production et la fécondité. Réactivée en Occident au XIe siècle (oratores, bellatores, laboratores : ceux qui prient, ceux qui font la guerre et ceux qui travaillent), c’est encore cette structure qui articule les trois « états » de la société française jusqu’à la Révolution.

Pierre Christin (sc.), Jean-Claude Mézières (des.), Evelyne Tran-Lè (col.), Valérian T.08, Les Héros de l'équinoxe, page 39, Dargaud © 1978

En dépit de l’aspect agricole de la société qu’il promeut, Blimflim est bien du côté des prêtres : il se déplace par la force la pensée en joignant les mains (p. 16), invoque la « Mère-Nature » en fermant les yeux (p. 13), et, au moment de prendre un peu de repos, se plonge dans un grimoire (p. 23). Irmgaal et Ortzog, de leur côté, représentent de manière si hyperbolique respectivement la guerre et le monde du travail qu’il est à peine besoin d’y insister. Le langage même des trois personnages surjoue leur ancrage fonctionnel : en arrivant sur Filène (p. 17), Irmgaal parle de « lutte » et d’« honneur », Ortzog de « jeunes travailleurs » et de « respect des valeurs démocratiques », Blimflim de « lumière » et de « laisser faire le cours des choses ».

Mais Valérian ne se laisse pas enfermer dans des cases : il a même si peu de caractéristiques propres que, au moment où chacun des quatre candidats doit exposer sa vision de l’avenir de Simlane, afin que la Grande Mère puisse faire son choix, les images que Valérian projette sont si vagues qu’il est impossible d’en tirer une idée claire, ce que les trois autres personnages — qui ont chacun pu redire leur credo en termes emphatiques et terrifiants — prennent pour le signe certain de l’élimination de notre héros. Ce en quoi ils auront évidemment tort, car c’est là que se dévoile la leçon (attendue) du conte : l’humilité du héros terrien, estimant que « ce n’est pas à [lui] de définir [l’avenir de Simlane] » et espérant « que ces gens seront heureux à leur façon sur leur planète » (p. 39) a l’heur de plaire — davantage que les visions totalitaires des trois autres candidats — à la Grande Mère, laquelle répond à la question « Pourquoi moi ? » de Valérian (p. 42) en des termes qui ont toutes les chances de refléter le credo humaniste de Christin : « Parce que tu as été à ta façon aussi courageux que les autres. Mais surtout parce que tu as laissé l’avenir de Simlane ouvert… Je n’aime pas ces gens qui prétendent mettre le futur dans des boîtes dont ils sont les seuls à avoir les clefs… » (p. 43). Cette leçon éminemment libérale et démocratique est presque naïve dans sa limpidité, mais elle s’articule sur un dispositif qu’il vaut malgré tout la peine d’analyser, car la question de son rapport aux trois autres idéologies n’est pas si évident qu’il ne paraît. Déjà, et c’est essentiel, la position de Valérian n’est pas présentée comme idéologique, mais, précisément, comme opposée à tout idéologie. Certes, c’est un libéralisme, mais déconnecté de l’impérialisme qu’y décèle le marxisme critique, position que Christin ne méconnaît par ailleurs pas, comme le montrent ses scénarios ultérieurs, mais qu’il aime volontiers déconstruire : ainsi, La Ville qui n’existait pas, dessiné par Bilal (album de 1977, donc quasiment contemporain des Héros de l’Équinoxe), dénonce l’absurdité d’une utopie paternaliste qui, sous couvert d’améliorer la vie des ouvriers, les enferme dans une bulle sécuritaire qui en devient une prison. Il convient donc de considérer que le libéralisme de Valérian n’est pas un libéralisme économique, mais bien un libéralisme utopiste, un projet qui vaut par ce qu’il exclut, à savoir les tyrannies de tout bord, et non par ce qu’il propose ; il est la voix même de la tolérance, mais il ne construit rien de tangible. D’ailleurs, précisément, prétextant des maux de tête consécutifs à une pénible ascension, Valérian est forcé d’avouer qu’il n’a rien de concret à proposer. Il pose une liberté et espère que les nouveaux Simlaniens en feront bon usage. C’est peut-être un peu mince, comme le dit Blimflin qui traite avec mépris Valérian de « visionnaire » (p. 39). Mais ce reproche en dit long sur celui qui l’exprime, car ce terme, pris en mauvaise part par l’écofasciste, désigne ce qu’il est lui-même, à l’instar d’Irmgaal et d’Ortzog, à savoir un ennemi de la liberté, ce que Valérian n’est justement pas. De fait, ce que Christin dénonce, ce sont précisément les visionnaires, car si parmi ceux-ci peuvent se trouver un Martin Luther King ou un Gandhi, c’est bien plus souvent un Gengis Khan, un Napoléon, un Poutine ou un Eric Zemmour qui illustrent cette catégorie de personnages.

Pierre Christin (sc.), Jean-Claude Mézières (des.), Evelyne Tran-Lè (col.), Valérian T.08, Les Héros de l'équinoxe, page 43, Dargaud © 1978

À la question posée plus haut, de savoir s’il faut privilégier, pour lire Les Héros de l’Équinoxe, une grille quadripartite ou tripartite, il convient donc, je crois, de privilégier résolument le second modèle : si Blimflin, Irmgaal et Ortzog se positionnent chacun très clairement aux trois pointes du triangle trifonctionnel, Valérian ne peut qu’être situé à côté, ou peut-être plutôt au cœur de la figure géométrique, là où les excès mortifères des trois positions extrêmes se neutralisent et aboutissent à la négation de leurs négativités (pour parler comme Hegel). Mais est-ce réaliste ?

Le fait est que, si, au début du récit, les vieillards de Simlane se montrent sceptiques, voire inquiets, face aux exploits douteux des trois premiers concurrents qui ont prouvé leur force en détruisant des monuments de leur cité, Valérian, dont les dégâts sont moindres, ne leur inspire pas non plus une très grande confiance (voir p. 14 : « – Celui-ci est plus économique tout de même… – Mais bien peu convaincant… »), et peut-être cette réserve vient-elle quelque peu tempérer l’adhésion spontanée du lecteur à la « non-vision » de son héros préféré. Derrière l’optimisme de la conclusion et la condamnation sans équivoque des trois idéologies totalitaires se cache peut-être un pessimisme latent que la lecture des autres albums de la série peut confirmer car, comme dans le Candide de Voltaire, l’exploration des mondes possibles de la fiction valériane ne laisse que bien peu de marge de manœuvre aux hommes de bonne volonté : le jardin d’enfants qu’est devenue Simlane à la fin des Héros de l’Équinoxe envoie ainsi, à l’avance, un signe au jardin du pavillon de banlieue dans lequel jouent Valérian et Laureline redevenus des enfants sans mémoire à la fin de L’OuvreTemps. Ce que deviendront les enfants devenus adultes — même s’ils présentent des prédispositions qui les font considérer comme des « surdoués de type inconnu » (L’OuvreTemps, p. 55) —, nous ne le saurons jamais.

Pierre Christin (sc.), Jean-Claude Mézières (des.), Evelyne Tranlè (col.), Valérian T. 21, L'OuvreTemps, page 55, Dargaud © 2010