philippe squarzoni : retour sur saison brune
[Octobre 2019]
Thierry Groensteen : Vous avez écrit que la question écologique ne vous préoccupait pas tellement avant le moment où vous avez rencontré le sujet en travaillant sur Dol, votre livre précédent. Quel a été le déclic qui vous a décidé à investir près de six ans de travail sur ce sujet ?
Philippe Squarzoni : La question de l’environnement faisait partie des choses auxquelles j’étais sensible. Mais c’était un élément parmi d’autres, dans une nébuleuse de préoccupations politiques. Une lumière rouge allumée dans un coin de la pièce. Je n’avais pas pleinement conscience de la distance au danger. Ni de la centralité de ce questionnement. Particulièrement la question du réchauffement climatique.
Et c’est en faisant un chapitre (parmi d’autres) consacré à cette question pour mon précédent album, Dol, que j’ai réalisé la gravité du problème. Mais aussi l’ampleur des changements qu’il faudrait mettre en oeuvre pour échapper aux conséquences les plus graves du réchauffement. Faisant de ce problème une question centrale à laquelle viennent s’articuler les autres (inégalités, développement, fiscalité, libéralisme économique…).
Saison Brune s’appuie sur des recherches documentaires très poussées mais aussi sur un certain nombre d’entretiens avec des personnalités qualifiées. Comment les avez-vous choisies ? Ont-elles relu votre manuscrit ?
Les personnes que j’ai interviewées pour Saison Brune sont souvent des spécialistes dont j’avais pu lire des livres pendant la première période de travail consacrée à la documentation. Soit des scientifiques, spécialistes des questions climatiques, souvent des gens ayant participé aux rapports du Giec, pour toute la partie consacrée à l’état des lieux scientifique, comme Jean Jouzel ou Hervé LeTreut. Soit des experts dans certains domaines bien précis, qui étaient capables de porter à la fois une expertise scientifique et un positionnement politique, pour tout ce qui a trait aux alternatives à mettre en place. L’exemple emblématique c’est Bernard laponche, qui est physicien nucléaire, a été ingénieur aux Commissariat à l’énergie atomique puis directeur de l’Agence française pour la maitrise de l’énergie, conseiller technique de Dominique Voynet, et qui est maintenant membre de Global Chance. Il a donc sur le nucléaire à la fois une expertise scientifique, une expérience de gouvernement et des convictions politiques.
Et oui, le deal avec eux était qu’ils pourraient relire la totalité du manuscrit avant publication. Au début, mon idée était simplement qu’il puissent relire leurs interventions (retranscrites, coupées…) dans le contexte général du livre. Mais ensuite je me suis rendu compte que cela profitait aussi au bouquin lui-même, puisqu’il a été relu avant publication par neuf spécialistes de ces questions. Cette relecture a participé à sa solidité scientifique.
Dans quelle mesure ces personnalités ont-elles contribué à faire connaître l’album quand il a paru ? Ont-elles vu dans la bande dessinée un moyen efficace de diffuser leurs idées et leurs messages d’alerte ?
Au départ, je ne suis pas certain, quand je suis venu les interviewer, qu’elles aient eu une idée très précise de ce que je préparais. Ensuite je les ai laissées bien longtemps sans nouvelles, pendant que je réalisais le livre. Et probablement avaient-elles oublié cette interview donnée quatre ans plus tôt quand elles ont reçu les 500 pages du manuscrit. Plusieurs d’entre elles ont ensuite eu la gentillesse de participer avec moi à des débats publics, après la sortie du livre. Et j’ai eu l’impression qu’elles étaient contentes de voir un bouquin comme celui-ci participer à l’ensemble des « prises de parole » concernant cette question.
De façon générale, que pensez-vous de l’accueil qui a été réservé au livre ? Pensez-vous qu’il a contribué à un éveil des consciences ? Le Prix de l’Académie française a-t-il eu un impact ?
L’accueil du bouquin a été très bon. J’ai pu faire des livres plus faibles ; et légitimement moins appréciés à leur sortie. Mais celui a été salué, par la presse spécialisée, au niveau strictement documentaire mais aussi en terme de bande dessinée.
Et puis il a bénéficé, comme toutes les bande dessinées documentaires, de cet attrait artificiel qu’offre pour les journalistes le « format bd » : ça leur donne un nouvel angle pour parler d’une question déjà débattue.
Je n’ai aucune idée, par contre, de l’impact qu’a pu avoir le prix de l’Académie française. Mais pour moi il s’agissait d’une belle reconnaissance. Et j’étais content également pour mon éditeur et les gens qui avaient suivi ce bouquin avec moi chez Delcourt. C’était un livre ambitieux, pas évident, pour lequel ils m’avaient fait confiance, et ce type de gratification était aussi une façon de célébrer leur travail.
Si vous deviez refaire Saison brune aujourd’hui, vous seriez probablement encore plus alarmiste. Votre approche serait-elle différente ?
Difficile à dire. Au moment de Saison brune, une partie du discours consistait à dire : voilà l’urgence, voilà ce que nous pouvons / devons faire. Il faut y aller, il nous reste une dizaine d’années pour avancer.
Maintenant ces dix années ont passé…
Et je le réalise maintenant en répondant à votre question, cette dynamique était fondamentale dans Saison brune. Aujourd’hui la situation est très, très différente… Donc oui, je crois que le livre serait fondamentalement différent. Je ne sais même pas si j’aurais le courage de m’y attaquer.
Continuez-vous à respecter la règle d’un seul voyage en avion par an, avec votre compagne ?
Oui, je suis resté sur mon positionnement très con. La règle que je m’étais fixée, c’est pas de voyage en avion lié à la bande dessinée. Et un voyage par an, s’il y a lieu, pour des congés. Mais en réalité cela fait plusieurs années que je ne suis pas parti en vacances sur des destinations nécessitant de prendre l’avion. Donc je crois que mon dernier décollage remonte à 2012. J’ai poliment décliné plusieurs invitations liées à la bande dessinée ces dernières années. Les avions ont décollé quand même, pendant que je me privais du plaisir de découvrir des pays que je mourrai sans connaître.
Je ne fais aucune pub pour cette règle. Elle peut sembler absurde, comme bien des décisions de principe. Elle n’a à la fois aucun sens. Et elle en a beaucoup.
Mais le simple fait d’avoir fixé une ligne me fait du bien.
Avez-vous lu certaines des nombreuses bandes dessinées de fiction parues sur le thème de l’apocalypse et/ou de l’effondrement de la civilisation. Certaines vous ont-elles séduit ? Pour quelles raisons ?
Non, je n’en ai pas lu. J’en ai feuilleté certaines, avec intérêt. Et beaucoup m’ont semblé être de grande qualité. Mais je me méfie de mon propre frisson à aller danser sur le volcan.
Que pensez-vous du discours des « collapsologues » ? Du combat de Greta Thunberg ?
Il est probable qu’après avoir fini les cinq tomes d’Homicide, la série sur laquelle je bosse actuellement, je remette un peu le couvert sur la question du réchauffement climatique, avec une suite à Saison Brune. Et j’ai bien en tête d’aller me pencher de beaucoup plus près sur les écrits des collapsologues. Pour l’instant, ce que j’ai à en dire n’est que de surface et n’a aucun intérêt.
Et Greta Thunberg est magnifique.
Propos recueillis par échange de mails en septembre 2019.