olympia sur un plateau
[Novembre 2020]
En 2014, Catherine Meurisse inaugurait, avec Moderne Olympia, la nouvelle collection lancée conjointement par les éditions Futuropolis et le musée d’Orsay. Ce magnifique établissement parisien a pour logo les seules lettre M et O, séparées par un trait horizontal et une apostrophe. Ce n’est sans doute pas un hasard si ces deux lettres sont aussi les initiales des deux mots qui composent le titre de l’album.
L’Olympia dont il s’agit est bien entendu celle de Manet, représentée sur la célèbre toile qui fit scandale lors de sa présentation au Salon de 1865, et qui constitue l’un des joyaux de la collection du musée. On connaît le nom du modèle qui a posé pour la jeune femme, Victorine Meurent, elle-même artiste peintre, qui posa aussi pour le Déjeuner sur l’herbe.
Inspirée de la Vénus d’Urbin du Titien, le personnage peint par Manet adopte une pose presque identique : elle est accoudée sur son bras droit, la tête redressée, et la main gauche posée sur la naissance des jambes, à hauteur du pubis.
Le nu, dépourvu des oripeaux de l’exotisme ou d’un quelconque alibi historique, mythologique ou allégorique, n’était pas recevable, et la critique identifia immédiatement la jeune femme à une courtisane.
Sur l’illustration de couverture de l’album, Olympia est représentée dans une position conforme à celle du tableau, et, tout comme sur celui-ci, sa nudité est, non pas relativisée mais rehaussée par le mince ruban noir qu’elle porte au cou, le bracelet à son poignet droit, les mules dont ses pieds sont chaussés, la fleur d’hibiscus piquée dans sa chevelure [1]. Car ce sont précisément ces « accessoires » qui, selon Michel Leiris, la font « plus nue » encore ; et c’est grâce au ruban, en particulier, à ce « détail minime », que « le nu peint par Manet [atteint] à tant de vérité [2] ».
Cette nudité qui fit scandale en d’autres temps, Catherine Meurisse la brandit telle un étendard. Son Olympia est portée en triomphe par un groupe de danseurs (conduits par le petit Fifre de Manet et le chat noir qui hante son Olympia), elle fait une entrée de star – arborant un large sourire qui n’existe pas sur le visage de l’original. Il pourrait s’agir de Zizi Jeanmaire, qui aurait troqué son fameux « truc en plumes » pour un ruban noir, portée par ses boys. Les points rouges qui dessinent un cadre à la manière des ampoules entourant un miroir de maquillage le confirment : nous sommes dans le monde du spectacle, nous sommes au music-hall, nous sommes, mais oui, à l’Olympia !
(Meurisse poussera la célébration de la nudité triomphante encore plus loin deux ans plus tard, sur la couverture de l’album Scènes de la vie hormonale [3] : un homme et une femme dont les corps arc-boutés dessinent un cœur, tétons et bite saillant sans pudeur.)
Surtout, son héroïne évoluera nue du début à la fin de l’album, de la première à la dernière vignette. Nue au milieu des autres personnages qui, eux, sont vêtus. Sa nudité n’est pas circonstantielle mais constitutive. Olympia n’existe que nue, à l’état de nature. Son regard franc planté dans celui du spectateur dès la couverture comporte une nuance de défi : je suis faite comme ça, êtes-vous prêt.e. à m’accepter ?
Moderne Olympia n’est pas la première bande dessinée dont le ou la protagoniste est représenté.e tout du long sans aucun vêtement. C’était notamment le cas des héroïnes de Karine Bernardou dans les albums Femme toute nue (Sarbacane, 2007) et Canopée (Atrabile, 2011) ; et du héros de Max dans Le Rêve prolongé de Monsieur T (L’Association, 1998). Dans le cas présent, la nudité signe la condition d’Olympia, modèle et actrice, prête à endosser tous les rôles et, partant, tous les accoutrements qu’on lui proposera ; elle signale sa plasticité, sa disponibilité, tout en attirant l’attention sur sa situation de femme dans un monde soumis au machisme.
Du reste, sa nudité est moquée dès la scène d’ouverture (s’étant assise sur du pop-corn, elle semble avoir « de l’eczéma aux fesses ») et Olympia, elle, se sent habillée, comme si c’était sa peau qui lui tenait lieu de costume de scène. A la fin de l’album, quand elle disparaîtra dans une meule de foin avec son amoureux, ses derniers mots seront « Attends que je me déshabille » – et la jeune femme de jeter son ruban noir aux orties. A cet instant nous ne la voyons plus.
On pourrait dire que ce twist initial – faire de la nudité d’Olympia un état non pas circonstanciel mais permanent – autorise, par contagion, toute la série de requalifications qu’accumule Catherine Meurisse dans cet album placé sous le signe du paradoxe.
Le déplacement le plus déterminant est celui qui consiste à passer du monde de l’art, de la peinture, à celui du cinéma. Ou plutôt à faire passer l’un pour l’autre – en s’autorisant d’un mot à double sens : une toile, c’est un tableau, mais c’est aussi l’écran de cinéma et, par extension, le film. Ce qui permet à notre Olympia, actrice débutante qui rêve de célébrité et de jouer les grandes amoureuses, mais abonnée jusque-là aux seconds rôles, de revendiquer « J’ai fait des toiles d’auteur » (p. 17). En l’occurrence, elle a « fait » L’Origine du monde, du « réalisateur » Gustave Courbet – mais le producteur qu’elle est venue solliciter a tôt fait de renvoyer l’œuvre dans la catégorie infâmante des « toiles X ».
Une fois établi le principe de la requalification des beaux-arts en septième art, tout peut s’enchaîner : La Naissance de Vénus, de Cabanel, Les Oréades, de Bouguereau, l’Enterrement à Ornans, de Courbet, les Coquelicots de Monet ou encore son Déjeuner sur l’herbe, toutes ces œuvres des collections du musée d’Orsay sont évoquées à travers autant de scènes de tournage : elles n’ont pas été peintes, mais filmées. Les aléas des séances de prises de vue (comme ces insectes inopportuns piquant ou effrayant une actrice) permettent à la dessinatrice de se livrer à l’entreprise de désacralisation des chefs-d’œuvre consacrés dans laquelle elle excelle, comme le savent les lecteurs de Mes Hommes de lettres et du Pont des arts.
L’invention la plus décoiffante (cf. les pages 19 à 22) concerne Les Oréades, grande machine pompière représentant une troupe de nymphes qui, l’aurore venue, prennent leur envol pour rejoindre « les régions éthérées où habitent les dieux » (pour citer le catalogue du Salon de 1902 où l’œuvre fut présentée). Sous le crayon de Catherine Meurisse, l’envolée des corps féminins devient une chute de figurantes larguées – sans parachutes – depuis un avion. Comme un retour à l’envoyeur. Et à cause d’Olympia, il faudra répéter la prise.
C’est ainsi que le musée d’Orsay finit reconverti en « Studios d’Orsay » – un sort pas si surprenant que ça si l’on veut bien se souvenir que c’est dans la gare d’Orsay désaffectée qu’Orson Welles tourna Le Procès au début des années 1960.
Toute à sa fantaisie débridée, notre autrice ne se refuse rien : ni les jeux de mots (« Je crois qu’on est complètement pompettes », lâche une Olympia affalée sur le dos de l’Ours de… Pompon [4]), ni les running gags : le pauvre petit fifre passe son temps à avoir la tête plongée dans des bouquets de fleurs ou à devoir les avaler.
De tous les genres cinématographiques, il peut sembler que la comédie musicale est le plus difficile à évoquer dans une bande dessinée, qui doit transposer son et mouvement. La gageure ne pouvait que tenter Catherine Meurisse : son album est, selon ses propres termes, « un grand vaudeville musical », où tout est sans cesse en mouvement et où les girls de Degas, Renoir et Toulouse-Lautrec lèvent la jambe en rythme. Le corps nu d’Olympia n’est pas celui, statique et même quelque peu figé, peint par Manet : c’est un corps dynamique, un corps éloquent, un nu dansant.
Par-delà son côté primesautier et irrévérencieux, Moderne Olympia est un album qui met constamment à l’épreuve les connaissances du lecteur, sa familiarité avec l’art de la seconde moitié du XIXe. Il faut être aux aguets pour reconnaître l’allusion au Café de Degas (page 12) dans lequel danse la Goulue de Toulouse-Lautrec, celle à La Charmeuse de serpents du Douanier Rousseau (p. 55) – le fifre a remplacé la charmeuse. Une citation de Singin’ in the rain est parfaitement à sa place dans ce grand carrousel des références.
Formidable terrain de jeu que l’histoire de l’Art, pour Catherine Meurisse ! Et livre jubilatoire que celui-là ! Le refermant, on n’est pas près d’oublier Olympia, « l’une de ces créatures dont on rêve la nuit parce qu’on les a croisées le jour [5] ».
Thierry Groensteen
[1] Catherine Meurisse a – délibérément, ou par inadvertance ? – omis les boucles d’oreille.
[2] Michel Leiris, Le Ruban au cou d’Olympia, Gallimard, 1981 ; « L’Imaginaire », 1989, p. 70 et 285.
[3] Dargaud, 2016 ; l’ouvrage rassemble des chroniques publiées dans Charlie Hebdo d’octobre 2014 à juillet 2016.
[4] Il s’agit de l’œuvre la plus populaire du sculpteur français François Pompon, 1855-1933.
[5] Michel Leiris, op. cit., p. 39.