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« Ô puissant Cavollo ! » La nourriture de rue italienne dans l’imaginaire pittoresque du XIXe siècle

Violaine Gourbet

[mars 2025]

Dans cet article Violaine Gourbet, historienne d’art spécialiste de la représentation du paysage européen au XIXe siècle explore les potentiels graphiques et sensoriels des récits de voyage en image, qui apparaissent comme de lointains ancêtres des récits et blogs de voyage en bande dessinée qui articulent chose vue, plaisir gustatif et commentaire narratorial.

« Ô puissant Cavollo ! [...] La fumée qui s’élève de tes autels, la vapeur de ton encens, les odeurs de ta sainteté s’élèvent de tous les mausolées de Rome » : c’est en ces termes plaisamment grandiloquents que le sculpteur américain William Wetmore Story évoque, dans son récit de voyage Roba di Roma (1862) un des piliers de la cuisine romaine. Il rejoint une cohorte d’écrivains voyageurs qui, tout au long du XIXe siècle, font de l’odeur de chou un lieu commun des descriptions de Rome. Plus généralement, la nourriture est une des thématiques récurrentes de la littérature viatique si populaire à l’époque. Plusieurs raisons à cela : en voyage, c’est le corps tout entier qui se confronte à l’altérité d’un nouveau pays ; la description de la cuisine étrangère répond aussi aux ambitions ethnologiques du genre viatique ; et puis, la nourriture est omniprésente dans l’espace de la rue, sollicitant immédiatement tous les sens du voyageur qui arpente le pavé d’une ville inconnue, attiré par les enseignes, les étals, le boniment des vendeurs. Cette immédiateté de l’expérience culinaire se manifeste avec une force particulière en Italie, parce que la frontière entre l’espace domestique et l’espace public y est floue, en tout cas plus qu’au nord de l’Europe.

 C’est ce lien essentiel entre la déambulation dans l’espace urbain et la nourriture que nous souhaitons explorer ici, en proposant l’hypothèse que cette dernière participe de l’esthétique pittoresque sur laquelle se fonde les représentations viatiques. La catégorie esthétique du pittoresque, théorisée notamment par le théologien et aquarelliste britannique William Gilpin dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, désigne ce qui, littéralement, est digne d’être peint, picturesque, et part de l’expérience de la promenade et du paysage, rural ou urbain (Gilpin, 1792) : est pittoresque ce qui dans la nature ou l’architecture est original, irrégulier, surprenant, ce qui intéresse et séduit le promeneur, et par extension le peintre. Essentiellement liée au déplacement, l’esthétique pittoresque a nourri les représentations viatiques, et plus largement urbaines, à la fois littéraires et visuelles : écrivains voyageurs et artistes illustrateurs utilisent volontiers le terme dans leurs descriptions ou les titres de leurs ouvrages. 

C’est donc la notion de nourriture pittoresque que cette courte étude interroge, à partir de deux ensembles graphiques qu’on peut considérer comme l’équivalent visuel des récits de voyage : la série des vues de Rome que l’aquarelliste et graveur Bartolomeo Pinelli (1781-1835) publie en plusieurs recueils dans les premières décennies du siècle ; et le cycle d’aquarelles La Roma sparita que le paysagiste Ettore Roesler Franz (1845-1907) réalise à partir de 1881. Dans les deux cas, il s’agit de scènes de rue, dont la succession recrée pour le lecteur la déambulation, la flânerie dans la ville ; dans les deux cas également, la nourriture y occupe une place fondamentale. On mettra ces deux œuvres en regard de plusieurs extraits de récits de voyage, à la fois français et anglo-saxons, publiés tout au long du XIXe siècle. Le cadre géographique et chronologique de notre réflexion est donc large : il s’agit de se pencher sur la diffusion au long cours d’un imaginaire touristique essentiellement transnational. 

 Trois questions guideront notre réflexion. La première concerne le rapport entre plaisir gustatif et plaisir esthétique. La deuxième concerne le corps : on s’intéressera à la notion, présente en filigrane dans les textes du XIXe siècle, de saleté pittoresque, et à l’oscillation fondamentale entre le goût et le dégoût qui caractérise la représentation de la nourriture de rue. Enfin, la troisième question renvoie à un objet central dans l’imaginaire pittoresque, l’architecture, plus précisément la ruine.

« Voir mourir des murènes dans des vases de cristal »

Ce quasi alexandrin est tiré du récit d’un voyage en Italie que Théophile Gautier publie à partir de 1850 : le critique d’art, écrivain voyageur et poète est aussi un bon vivant, si l’on en croit les récits minutieux qu’il fait de ses expériences gustatives. Ces dernières passent, d’abord, par les yeux : la nourriture de rue est un spectacle, dont la beauté est rendue par la prose poétique de l’auteur, fasciné, à Naples, « par certains étalages de poissonnerie couverts de petits poissons si blancs, si argentins, si nacrés, que nous aurions voulu les avaler crus, à la manière des ichtyophages de la mer du Sud, de peur de gâter leurs nuances, et qui nous faisaient comprendre cette barbarie des festins antiques, qui consistait à voir mourir des murènes dans des vases de cristal, pour jouir des teintes opalines dont l’agonie les diaprait ». Ici, c’est le plaisir visuel, chromatique, qui prend le pas sur le plaisir gustatif, et sur une forme d’interdit culturel et moral, plaisir de la nuance chromatique, donc, comme celui que nous offre Ettore Roesler Franz à peu près à la même époque, dans la Roma Sparita : les fruits et les légumes au premier plan d’une aquarelle représentant la Piazza Barberini permettent à la fois de rappeler en l’intensifiant la tonalité générale de l’aquarelle, ocre, ocre-rose et de la rompre en introduisant une autre gamme, dans les bleus et verts, que l’on retrouve ensuite déclinée en contre-point dans le reste de l’aquarelle, à droite sur la blouse de l’homme, à l’arrière-plan sur les rideaux et les stores.

Illustration 1 : Ettore Roesler Franz, Piazza Barberini - La Via del Tritone al fondo, vers 1880, aquarelle, 56,3 x 68,7 cm, Rome, Museo di Roma in Trastevere. 

La nature morte joue ici un rôle essentiel dans la composition chromatique, et procure au spectateur le plaisir pur des couleurs que ressent aussi Théophile Gautier en déambulant entre les étals des fruitiers napolitains :

 « Rien n’est plus frais, mieux groupé, plus appétissant que ces entassements de pêches vermeilles rangées comme des boulets dans des parcs d’artillerie, que ces masses de raisins dorés, ambrés, transparents, coloriés des plus riches couleurs, ardents comme des pierres précieuses, et dont les grains, enfilés en colliers et en bracelets, pareraient admirablement le cou et les bras de quelques jeune Ménade antique. Les tomates viennent mêler leur rouge violent à ces teintes blondissantes, et la pastèque, fendant son corset vert, laisse voir sa blessure rose. Tous ces beaux fruits, vivement éclairés par le gaz, ressortent merveilleusement sur leurs couches de feuilles de vigne. On ne peut pas régaler les yeux plus agréablement, et souvent, sans la moindre faim, il nous est arrivé d’acheter de ces pêches et de ces raisins par pur amour du coloris. »

Théophile Gautier

Là encore, il ne s’agit absolument pas du goût des fruits, de la soif que l’on veut étancher, mais d’un plaisir visuel, d’une émotion esthétique rendue par le jeu des métaphores et des comparaisons qui artialisent les fruits, et en changent la texture et la nature, du juteux au dur, de l’organique à l’inorganique. 

Mais au-delà de cette idée, assez banale, de la puissance picturale de la nourriture et du marché – on pense aussi aux peintres naturalistes français et au Claude Lantier de Zola rôdant, au début du Ventre de Paris, dans les travées des Halles pour observer « un lever de soleil superbe sur ces gredins de choux » (Zola, 1873) – il y a autre chose qui frappe les voyageurs et les artistes, en Italie : c’est l’art de l’étalage. La nourriture, en effet, est bien souvent artistement présentée dans l’espace public. C’est notamment la pastèque qui se trouve au centre de ces pratiques marchandes. Empilées en de savantes constructions, ornées de guirlandes de fruits, de feuilles et de fleurs, elles attirent l’attention des écrivains, des dessinateurs et des graveurs, en particulier Bartolomeo Pinelli.

Illustration 2 : Bartolomeo Pinelli, Il cocomeraro sulla Piazza della Fontana di Trevi, crayon et aquarelle, 1830, 31,9 x 42,3 cm, Rome, Istituto Nazionale per la Grafica, Gabinetto Disegni e Stampe. 

Dans ce dessin, le cocomeraro fièrement juché sur son échafaudage, vantant à grands cris la fraîcheur de sa marchandise, fait quasiment figure de sculpture antique. Plus raffiné encore, l’acquaiolo, le vendeur d’eau et de rafraichissements, que l’on trouve surtout à Naples, fait les délices des dessinateurs et des écrivains charmés par les aquarelles (représentant des sujets bibliques ou mythologiques), les colonnades et les festons de son échoppe. 

Il y a donc une mise en scène, littéralement, de la nourriture, une esthétisation que certains commentateurs ramènent à un sens de la beauté typiquement italien : ainsi l’Américain George Hillard, dans ses Six Months in Italy, s’émerveille devant le talent des vendeurs italiens arrangeant les légumes sur leur étal comme les peintres les couleurs sur leur palette, capables de créer « un effet pittoresque » avec des tas de saucisses et des piles de fromages, encadrés, les veilles de fêtes religieuses, de bougies et d’images de la Sainte Vierge, une iconographie religieuse qui accroît la solennité de cette monstration (Hillard, 1853). Les saucisses sont arrachées à leur trivialité par la présence de la Madone : l’étal devient une sorte d’autel où le sacré et le profane se rejoignent.

« Des orgies folles de limonade et de pastèques »

Il n’est cependant pas question d’oublier, à force de guirlandes, d’aquarelles et de belles couleurs, la destinée première de la nourriture : être mangée et procurer un plaisir du corps, à la fois gustatif, olfactif, tactile. Il y a dans la littérature viatique et dans la culture visuelle qui l’accompagne, une poétique de la sensorialité, de la sensualité, qui place le corps du mangeur au centre des représentations, dans un rapport immédiat, tactile, très charnel, donc, à la nourriture. Ce n’est pas seulement la nourriture qui intéresse les artistes et les écrivains, c’est aussi la façon, populaire, non distanciée par l’usage des couverts ou des bonnes manières, dont elle est préparée et mangée. On le voit notamment dans les gravures de Pinelli, dont les personnages palpent, flairent, touchent la nourriture : on empoigne les macaroni avec les mains, on trempe les doigts dans les bols de fromage frais, on croque à belles dents dans les tranches de pastèques proposées par le cocomeraro, dans une célébration de l’acte très concret de manger. Malgré le caractère désincarné de la gravure au trait, qui représente uniquement les contours des objets, Pinelli parvient à transmettre au spectateur un peu du plaisir éprouvé par les mangeurs, notamment en introduisant dans sa composition un personnage admoniteur qui nous fixe du regard tout en dégustant sa tranche de pastèque.

Il y a dans les représentations de mangeurs italiens un motif récurrent, celui du dévoilement. Non seulement les dents, singulièrement chez Pinelli, sont découvertes pour prendre des bouchées plus grandes, mais la consommation de nourritures de rue est souvent liée, dans les représentations, à la nudité, partielle ou complète : celle, par exemple, des petits Napolitains se gorgeant de pastèque dans la poussière, que l’écrivain français Albert Robida contemple avec un mélange d’horreur et de fascination, dessinant et décrivant à plusieurs reprises ces « jeunes sauvages poussiéreux couchés sur les dalles, se roulant dans les épluchures de melons ou les coquilles d’huîtres », et se livrant sur le port « à des débauches de melons » (Robida, 1878). Évidemment, l’enfant incarne à merveille le rapport immédiatement gourmand et matériel au monde de la rue – chez Pinelli comme chez Ettore Roesler Franz, où il est omniprésent, il apparaît d’ailleurs souvent avec la main tendue ou le doigt dans la bouche, prêt à toucher et à goûter. La nourriture, en tout cas, engage le corps, le met à nu.

D’où l’ambivalence du regard que le chroniqueur ou l’artiste jette sur ces scènes, un regard où le désir le dispute au dégoût : dans ses Souvenirs d’Italie, publiés en 1857, Lambossy de Fuyens avoue avoir renoncé pour quelques jours aux macaroni après avoir vu le pétrissage par des ouvriers presque nus et tout ruisselants de sueur, malgré la beauté de la « pâte façonnée en dentelles », et regrette néanmoins de ne pouvoir les manger comme un vrai Napolitain qui « élève sa poignée de pâtes au-dessus de sa bouche et aspire avec plus d’aisance que de grâce, et peut-être avec plus de sensualité encore », un geste reproduit dans un nombre incalculable de gravures et de récits où se mêlent, donc, conscience de classe, gourmandise et vague dégoût.

Cette ambivalence, bien sûr, renvoie à l’acte de manger en tant que tel – suscitant le désir ou la répugnance, justement parce qu’il dévoile le corps, parce qu’il le déforme, parce qu’il est lié à d’autres actions qui elles sont franchement répugnantes : Pinelli, qui s’inscrit dans une tradition de la bambochade, le représente volontiers, par exemple dans une scène où appétit et nausée sont brutalement juxtaposés ; enfin les saveurs fortes de la cuisine italienne ne convainquent pas tous les voyageurs, qui flairent avec suspicion les effluves d’oignons frits, d’ail et de chou, embaumant les rues de Rome, « Cipollo e Aglio » et le puissant « Cavollo » auxquels William Wetmore Story rend un hommage ironique dans sa Roba di Roma.

Cette oscillation entre désir et dégoût ramène également à la catégorie du pittoresque, à une variante, celle de la saleté pittoresque, qu’on trouve régulièrement sous la plume des auteurs : tout comme les amateurs de pittoresque traquent les architectures biscornues, les façades mangées de mousse, et se lamentent lorsque tout est trop propre, ils recherchent les visages mal débarbouillés, les vêtements en haillons, les pieds nus, les corps qui dans leur naturalité charment et rebutent à la fois, parce qu’ils échappent à la norme, aux injonctions sociales, qu’ils renvoient aussi à une sensualité aussi dangereuse que plaisante, plaisante parce que ce ne sont jamais des corps laids ou décharnés qui apparaissent dans les textes et les images.

 En lisant Robida fasciné par les petits Napolitains, on pense au peintre espagnol Bartolomé Esteban Murillo (1618-1682) et à ses petits mendiants aussi mignons que mal lavés, que l’on retrouve dans l’œuvre d’Ettore Roesler Franz : dans L’ingresso alla Casa dei Castellani, le petit garçon en haillons couché sur le seuil de la porte, auquel un autre enfant donne des cerises à manger, est une citation directe des Mangeurs de melon et de raisin du peintre espagnol.

Illustration 3 : Ettore Roesler Franz, L’ingresso alla Casa dei Castellani in via della Longarina in Trastevere, 1885, aquarelle, 75 x 53,5 cm, Rome, Museo di Roma in Trastevere.

Illustration 4 : Murilllo, Les Mangeurs de melon et de raisin, 1650, huile sur toile, 145,6 x 103,6 cm, Munich, Alte Pinakothek.

Dans les deux cas, le motif suscite la même réaction de pitié et d’attendrissement : la compassion, ou le dégoût suscités par la situation des enfants, leurs pieds et leurs jambes noires de saleté, se mêlent au plaisir éprouvé en voyant les fruits qu’ils dévorent avec appétit, et la joliesse de leur visage. De même, les bergères de la campagne romaine que les écrivains voyageurs contemplent avec un mélange de mépris social et de désir offrent sous la couche de poussière des profils à la Raphaël. La saleté pittoresque est un ingrédient essentiel de l’imaginaire viatique au XIXe siècle, et singulièrement du voyage en Italie : le voyageur déambule dans des rues sales, respire des odeurs peu ragoûtantes, s’offusque de l’aspect débraillé de ceux qu’il croise, et s’émerveille en même temps devant la beauté de ces mêmes passants, des paysages, ou de l’architecture.

« Des marchés de choux autour d’une colonne antique »

Encore faut-il pouvoir bien distinguer l’architecture, élément essentiel de l’esthétique pittoresque. Dans son récit de voyage, l’écrivain français Francis Wey évoque la visite d’une métairie dans la campagne romaine, dans la vallée de la Cafarella, où l’on trouve des ruines antiques, et décrit « les glanes de mais et les oignons vermeils appendus sous des voûtes contemporaines des Antonins » (Wey, 1872). Hippolyte Taine, lui, note le jeu de contrastes offert par Rome, entre les « marchés de choux » et les colonnes antiques (Taine, 1866). On aperçoit l’architecture, on la devine, mais on ne la voit pas entièrement... parce qu’elle est recouverte, masquée partiellement par cette accumulation de nourritures. Ce qui est frappant dans les gravures, les aquarelles et les textes sur l’Italie pittoresque, c’est la manière dont le paysage urbain est stratifié, dont les couches organiques viennent se superposer à la pierre, horizontalement, et verticalement. 

Horizontalement, parce qu’il y a toujours quelque chose par terre : des légumes, ou des épluchures de légumes. Voilà ce qu’écrit Jules Gourdault sur Naples en 1877 : « Il s’agit d’avoir le pied marin... prenez bien garde aux trognons de choux, aux écorces d’oranges et de pastèques. Le fait est que le pavé est littéralement tapissé de ces menus reliefs sur lesquels je glisse à chaque pas ». De même, le spectateur trébuche, dans la Roma sparita d’Ettore Roesler Franz, sur des paniers de légumes qui trainent au premier plan. Le pavement est recouvert, les fragments de ruines antiques aussi. L’exemple sans doute le plus célèbre, et qui intéresse beaucoup les peintres depuis le XVIIIe siècle, est sans doute celui du marché au poisson, près du portique d’Octavie, où les dalles de marbre, les fragments de colonnes, « ces blocs de carrare ou de cipollin, tirés des temples des dieux ou des palais impériaux, servent d’étal aux marchands de poisson » comme l’écrit Francis Wey. Roesler Franz a représenté le portique d’Octavie à plusieurs reprises, dans des scènes où la rue apparaît comme un espace de l’empilement : ainsi dans une aquarelle toute en verticalité, où le spectateur se retrouve confronté, dès le premier plan, à une série de strates : empilement des paniers vide au premier plan à gauche, des corbeilles de verdure et de poissons à droite, poissons posés à plat sur un lit de verdure qui tapisse le fragment de colonne surgissant lui-même du pavé. 

Illustration 5 : Ettore Roesler Franz, Casa medioevale al Portico d'Ottavia, vers 1880, aquarelle sur papier, 15,5 x 23,1 cm, Rome, Museo di Roma in Trastevere.

À cette stratification horizontale s’ajoute une stratification verticale : les marchandises suspendues, les carcasses d’animaux venant se plaquer contre les façades comme d’étranges caryatides, formant des contrastes de matières et de textures ; de même, l’architecture éphémère des marchés et des échoppes font écran, dans les aquarelles et les gravures pittoresques, dans un jeu constant de dissimulation et de dévoilement partiel. On rejoint ici le cœur de l’esthétique pittoresque, et de la sensibilité romantique qui l’a pensée, la fascination pour la ruine disparaissant partiellement sous la végétation, sous la matière organique donc, dans un processus de recouvrement, d’enfouissement de la trace historique.

Recouvrement, enfouissement, qui choque d’ailleurs certains voyageurs, voyant d’un mauvais œil les ruines fantasmées envahies par la quotidienneté la plus triviale, la plus corporelle ; et en même temps, si cette structure stratifiée est fondée sur le contraste, le mou sur le dur, le poisson sur la pierre, elle repose aussi sur une forme d’harmonie - le blanc nacré, l’argenté des poissons, c’est aussi celui du marbre et de la pierre, ce qui ramène au plaisir pictural des voyageurs. La nourriture se situe dans une continuité plastique, chromatique, avec l’architecture, avec la ruine. Francis Wey s’émerveille ainsi :

« Quand sur ces tables on dépèce des espadons bronzés, des anguilles marines, des dorades au fiel bleuâtre, leur sang se même en chinures violettes et roses avec des filets de carmin, à la blancheur tendre du marbre effrité, pour composer des bouquets de couleur à mettre en joie un émule de van Ostade. » 

Francis Wey

 Le sang vient quasiment créer un nouveau veinage du marbre, tout comme les choux-fleurs s’apparentent, ailleurs, à des sculptures en albâtre ; la référence au Hollandais Adriaen van Ostade, spécialiste de scènes de bamboche populaires, mais également peintre de natures mortes, renforce l’artialisation de la nourriture, d’autant plus frappante ici qu’il s’agit d’un objet pouvant là encore susciter le dégoût : un poisson cru, sanguinolent, forcément odorant, qui par le jeu chromatique semble émaner de la ruine antique. 

Enfin, il y a les Italiens eux-mêmes, perçus par les voyageurs à travers la brume du passé glorieux de Rome, comme des figures antiques, qui subliment les gestes les plus quotidiens, les plus corporels, comme ce vieux Napolitain que remarque William Wetmore Story, occupé à mâcher paisiblement un morceau de pain et un oignon cru « assis comme un roi, prolongeant comme une statue le portone d’un palazzo. » 

Cette vision toute romantique l’est d’autant plus que les figures qui évoluent dans les récits de voyage sont menacées par le temps comme les ruines qui s’effritent – les gravures ont menti, déclare un voyageur dépité errant à la recherche des mangeurs de macaroni dans les rues de Naples, il y a longtemps que les Napolitains ne le font plus que pour la pose et l’argent des touristes. Et la Rome pittoresque de Roesler Franz, c’est bien la Roma sparita, la Rome populaire qui disparaît à cause des réformes urbaines et des travaux d’assainissement engagés dans les années 1880.

Ouvrages cités

de Fuyens, Lambossy, Souvenirs d’Italie, Fribourg, Imprimerie Marchand et comp., 1857 

Gautier, Théophile, Italia, Paris, Hachette, 1855 (deuxième édition)

Gilpin, William, Three Essays : On Picturesque Beauty ; on Picturesque Travel : and on Sketching Landscape ; to which is added a Poem, On Landscape Painting, Londres, Robson, 1792

Gourdault, Jules, L’Italie, Paris, Hachette, 1877 

Robida, Albert, Les vieilles villes d'Italie : notes et souvenirs, Paris, M. Dreyfous, 1878 

Wetmore Story, William, Roba di Roma, Philadephia, J.B. Lippincott & Co, 1867

Wey, Francis, Rome. Descriptions et souvenirs, Paris, Hachette, 1872

Taine, Hippolyte, Voyage en Italie. Naples et Rome, Paris, Paris, Hachette, 1866 

Zola, Emile, Le Ventre de Paris, Paris, Charpentier & cie, 1873