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Nourrir l'auteur, alimenter l'album

Jean-Baptiste Bourgeois

[mars 2025]

Lors de la journée des doctorants du laboratoire InTRu intitulée « Mangeurs d'images » à Tours, il m'a semblé impossible de ne pas évoquer mon travail sur l'album jeunesse Carlo, que j’avais terminé cette même année et entrepris plus de dix ans auparavant. Cet article est pour moi une nouvelle occasion de présenter mon travail en étoffant mes propos, et surtout en l'appuyant de nombreuses images commentées. Chaque partie est construite autour d'un carnet de recherche qui représente une phase de mon travail. J'ai tenté de montrer comment pouvait se construire un album jeunesse contemporain, depuis sa naissance jusqu'à sa publication.

Carnet papier, 2013. Au cours de ma carrière, je n'ai jamais daté mes travaux de recherche mais certains échanges de ma correspondance électronique m'ont permis de situer l'origine de mon projet, au mois d'août 2013. En 2013, mon premier album Le chien à plumes vient de sortir aux éditions Hélium, et je me lance donc dans un second projet.

Illustration 1 : Le chien à plumes, Hélium, France, 2013

Je ne suis pas capable de me souvenir exactement comment m'est venue l'idée d'un personnage qui mange de la peinture. À cette époque, mon attrait pour l'art brut m'a amené à découvrir l'artiste italien Carlo Zinelli dans une exposition de la Halle Saint-Pierre à Paris, d'où le titre Carlo. Mes premières expériences graphiques témoignent de ma volonté de m'inspirer de la pratique de cet artiste, qui travaillait des motifs répétitifs.

Illustration 2 : Recherches graphiques autour de l'art brut

Dans cette version, mon Carlo répétait chacun de ses motifs cinq fois, mais j'ai rapidement abandonné cette idée car elle était trop contraignante. Je pense en revanche qu'il restera une trace de cette influence initiale de l'art brut : le rapport à la fois animal, physique et profane de Carlo à la peinture. Mes premiers dessins sont particulièrement laxes. Le trait est souvent ouvert, rapide. Je n'ai pas de formation technique en couleur, je suis seulement armé de quelques "trucs" que mon ancien professeur Gilles Bachelet a pu me montrer pendant ma formation. J'ai une pratique du dessin en noir et blanc et de la ligne, pas de la peinture ou de la « matière ». Je veux pourtant faire un album en couleur, et je tente de trouver ma façon de mettre en couleur, en utilisant une approche minimaliste et restreinte de la couleur. Elle apparaît assez brute, sortie du tube dans mes recherches graphiques.

Illustration 3 : Recherches graphiques préparatoires pour Carlo

Dans mes recherches, je mélange textes et images, en travaillant sur le dessin des postures du personnage, de ses activités. Je produis aussi des versions alternatives du texte, en changeant les temps du récit, la structure des phrases. J'ai souvent adopté cette espèce de mastication pendant mes années étudiantes (l'expression est de Laurent Gerbier, qui a fait le lien avec ce phénomène de la lecture à voix haute lorsque je présentais mon travail pendant la journée des doctorants). J'ai toujours eu l'impression que cette pratique me permettait de donner une voix au texte, pour qu'il s'affine jusqu'à exister. C'est aussi un moyen qui me permet d'être productif. Quand je ne sais plus quoi dessiner ou écrire, je répète en introduisant une nuance : cela suffit souvent à amorcer de nouvelles idées pour la suite.

Illustration 4 : Ibid.

Illustration 5 : Ibid.

Dès cette première version, le parallèle entre le vocabulaire de la cuisine, de la dégustation et de la peinture apparaît : restauration, faire du lèche vitrine, dévorer des yeux… Carlo est alors un artiste incompris, un peu malheureux, qui veut avant tout manger ses toiles. Bertille, une galeriste, va les exposer, elles qui auront du succès auprès de la critique et du public. Mais la faim de Carlo est trop grande, et il finit par dévorer ses œuvres dans la galerie. Je construis ce projet comme un album jeunesse classique, en visant un format entre trente-deux ou quarante-huit pages. Jeune auteur, je tente de me glisser dans les standards attendus par les éditeurs. À la fin de l'année 2013, Emmanuelle Beulque, éditrice chez Sarbacane, me propose de travailler avec un auteur (Fabrice Vigne) sur un roman illustré, Fatale Spirale (2015). J'accepte, assez heureux de pouvoir enchaîner sur un second livre, et je mets Carlo de côté.

Carnet tissu, 2014. 

Dans ce carnet débuté en 2014, on observe immédiatement une meilleure utilisation de la mise en page et de la composition.

Illustration 6 : Ibid.

J'ai de nouvelles idées à mettre en scène et surtout, je souhaite pouvoir présenter le livre à un éditeur. Dès les premières pages du carnet, on trouve donc un chemin de fer, qui témoigne de ma volonté de commencer à structurer le récit.

Illustration 7 : Recherches de découpage pour Carlo

Certaines idées graphiques du premier carnet sont reprises : on retrouve par exemple le fauve Carlo, mais le travail de couleur est plus élaboré : les couleurs à l'aquarelle se mélangent.

Illustration 8 : Études préliminaires de la couleur pour Carlo

Finalement, j'opte pour le crayon de couleur pour les dessins suivants, car je suis plus à l'aise avec cet outil qui me permet de retrouver mon écriture habituelle du dessin. Je me souviens qu'à ce moment là de mes recherches, je veux mettre en avant le côté monstrueux et hors normes de Carlo. Je veux créer un personnage potentiellement menaçant et effrayant pour le public : une sorte d'ogre. Cette idée se retrouve dans plusieurs croquis un peu sanguinolents.

L'autre élément important dans cette version, c'est l'apparition des vignettes dans l'image. Comme Carlo est un peintre, on le verra créer ses propres images, qui occuperont une place de choix dans le récit graphique. Je commence donc à explorer un dialogue entre mes images, et les vignettes de Carlo dans l'image. Dans mes recherches textuelles, je mets le récit à la première personne du singulier et le texte est plus long. Je commence à raconter comment Carlo en est venu à déguster ses images peintes, en expliquant qu'il ne mange que ses peintures et pas celles des autres artistes, car « on ne mange pas dans l'assiette de son voisin ».

Illustration 9 : Recherches graphiques et textuelles pour Carlo.

Je travaille sur Carlo en même temps que sur d'autres projets, qui ont parfois plus de facilité à convaincre les éditeurs. Je dois mettre ce projet de côté le temps de réaliser d'autres albums : Popopipo, qui paraît en 2016 chez Sarbacane et Le chevalier des lettres, qui paraît en 2017 au Lézard Noir.

Carnet numérique, 2018. 

En 2018, je suis sélectionné pour participer à un voyage à la Foire Internationale de Bologne grâce à un dispositif de la Charte des auteurs-illustrateurs. C'est l'opportunité de montrer mon travail à des éditeurs étrangers. Je ressens le besoin d'actualiser rapidement le projet, et je dois faire vite : je décide alors de produire une nouvelle version numérique des images, à la tablette graphique. Je trouve le paradoxe amusant entre le graphisme lisse et informatique de ces nouvelles images, et le contexte du livre : la peinture et la nourriture, qui sont deux sujets très matériels.

Illustration 10 : Recherches graphiques numériques pour Carlo

Illustration 11 : Ibid.

Lors de la foire, je montre cette version à Céline Ottenwaelter, éditrice au Seuil Jeunesse, qui se montre intéressée. C'est aussi à Bologne que se concrétisent deux autres projets qui verront le jour les années suivantes chez Sarbacane et m'écarteront une fois de plus de Carlo : Violette Hurlevent et le Jardin Sauvage (2019) et Napoléon doit mourir (2020). 

Quelques feuilles volantes, 2019.

 En 2019, je reprends le carnet en tissu, et je retravaille le texte. Je perfectionne le début du texte, qui décrit le régime alimentaire particulier de Carlo : « Certains aiment les petits pois, les carottes, la langue de bœuf ou le houmous. Carlo, lui, préférait la peinture ». J'imagine son alimentation quotidienne : « Le matin, il se contentait souvent d'une simple aquarelle, quelque chose de léger pour se mettre au travail. », « Il préparait ensuite tranquillement son déjeuner : une peinture en croûte, sauce paysage. » Dans cette version, l'alimentation de Carlo occupe presque la moitié du récit.

Illustration 12 : Recherches graphiques sur feuilles volantes pour Carlo

Sur des feuilles volantes, je produis quelques nouveaux dessins qui mélangent traits de plume et crayon de couleur. Les couleurs sont assez appuyées et denses. J'imagine alors que Carlo dévore ses galeristes, transformés en petits personnages de peinture. Peut-être suis-je sous influence du petit succès qu'a connu Violette Hurlevent et le Jardin Sauvage (2019), mais j'ai davantage confiance en moi, et j'envisage un Carlo très vampirique. Le trait est moins hésitant, et le récit est plus humoristique, tout au moins dans le récit graphique.

Illustration 13 : Ibid.

Livre en blanc, 2020. 

Au début de l'année 2020, je reprends Carlo pour de bon - c'est ce que je crois en tous cas. Lors de nos conversations sur le livre, je promets à mon éditrice du Seuil Jeunesse un projet tout en couleur, au crayon de couleur. Je me dis que ce projet sera l'occasion pour moi d'approfondir ma connaissance de cet outil, de développer mon travail chromatique. Je me lance dans de nombreux croquis, en travaillant sur des petites images, des vignettes en séquence. Je cherche une façon de montrer ce que Carlo voit, ce qu'il regarde sans pour autant le dire dans le texte. J'essaie donc de construire des rapports d'images sans texte. Ce travail « en vue d’ensemble » est apparu autour de 2019, et j'ai pu le développer pour Paper Peril, un roman graphique sorti aux États-Unis en 2019 chez Fantagraphics, ou dans Napoléon doit mourir, autre roman graphique sorti en 2020 chez Sarbacane.

Illustration 14 : Couverture de Paper Peril, Fantagraphics, États-Unis, 2019

Illustration 15 : Couverture de Napoléon doit mourir, Sarbacane, France, 2020

Mes personnages sont vus de très loin, ce qui me permet d'une part une grande liberté de composition mais aussi d'avoir un récit en images plus long : je peux raconter beaucoup, en peu de pages. Dans ce carnet, le trait noir réapparaît bien vite : je ne suis pas satisfait de mes essais tout en couleur. Mon trait est trop mou au crayon de couleur, mes personnages se perdent dans mes décors. De plus, je peine à représenter des paysages industriels.

Illustration 16 : Recherches graphiques au crayon de couleur pour Carlo

Illustration 17 : Ibid.

lllustration 18 : Ibid.

Illustration 19 : Ibid.

À l'inverse, je prends beaucoup de plaisir à représenter les paysages ruraux et pittoresques de mon enfance : le platier d'Oye, la côte d'Opale. Je décide d'ancrer le récit dans ces endroits du nord de la France, tout du moins visuellement. Je veux montrer des paysages ruraux ou périurbains authentiques, et que l'on voit peu dans la littérature jeunesse, selon moi. Mes vignettes sont comme de petits tableaux, et j'ai envie de faire un livre assez "technique" en couleur. Je veux aussi m'éloigner de la tendance actuelle de la production en jeunesse qui utilise des couleurs sont très saturées, denses et parfois fluo - j'en suis un bon exemple avec les dorures à chaud de Violette Hurlevent (2019) et les couleurs en tons directs « pantones » du Chevalier des lettres (2017).

Je suis de nouveau interrompu dans mes recherches : je dois travailler sur le tome deux de Violette Hurlevent, Violette Hurlevent et les fantôme du Jardin afin qu'il sorte en 2021.

Illustration 20 : Couverture de Violette Hurlevent et le Jardin Sauvage, Sarbacane, France, 2019.

Cette même année, mon ami et co-auteur Paul Martin me signale un épisode de l'émission « L'art et la matière » de France Culture consacré aux Iconophages (2021), un livre de Jérémie Koering sur la dévoration des images. Si le livre ne m'apporte pas directement de rebondissements ou d'anecdotes pour mon récit, il encourage mon projet, et m'invite à réfléchir davantage aux sentiments éprouvés par mon personnage. J'ai tout de même le temps de réécrire une nouvelle version du texte.

Le découpage du livre en trois chapitres fait son apparition : entrée, plat et dessert. De ce chapitrage naît le format du livre, un menu tout en hauteur. Je donne beaucoup plus de place dans le texte aux émotions de Carlo, en supprimant par exemple plusieurs jeux de mots humoristiques au profit de l'expression des sentiments de mon personnage principal. Autre changement important : Carlo ne dévore plus les œuvres désormais, il les goûte. Il est capable de ressentir « la saveur de l'herbe mouillée et de la pierre dans une peinture religieuse, l'odeur du métal et des flammes dans un tableau d'usine ou découvrait en faisant la grimace le goût du tissu poussiéreux et des vieux cheveux attachés dans un portrait espagnol ».

Au cours de l'année 2022, je reprends le projet et j'en fais une priorité : mon éditrice s'impatiente. Le trait noir est beaucoup plus présent et Carlo existe désormais sous deux formes : l'enfant et l'adulte. On peut voir que je tente d'appliquer certains principes de couleur que j'avais pu expérimenter dans Illustratio!, paru en 2022 aux Éditions courtes et longues.

Illustration 21 : Recherches graphiques pour Carlo

Illustration 22 : Ibid.

Illustration 23 : Couverture d'Illustratio !, Éditions Courtes & Longues, France, 2022.

Illustration 24 : Illustratio !, Éditions Courtes & Longues, France, 2022

Mais encore une fois, le problème de la représentation de l'architecture se pose, je n'arrive pas à donner une forme crédible et solide aux monuments. Tout s'efface ou s'écrase face au trait noir de mon personnage, qui a trop besoin de sa ligne pour exister. L'album stagne, je me sens inconfortable sur le papier du carnet, et je suis dans une impasse au niveau de l'écriture.

Moleskine, 2023.

En 2023, je me fais une raison : je change de carnet et je redémarre mon projet en noir et blanc. Je prends un grand carnet avec un papier plus lisse. Je dissimule temporairement ces changements à mon éditrice - et mon incapacité à produire une version colorée de mon projet. Je profite du bonheur que me procurent ces nouvelles recherches en noir et blanc. Les personnages sont plus fins, mes images revêtent un caractère de miniatures. Le travail plus précis à la plume me permet d'incorporer plus de détails dans les images, et d'enrichir le récit visuel. Mon personne est mieux écrit.

Illustration 25 : Recherches graphiques en noir et blanc pour Carlo

Illustration 26 : Ibid.

À cette étape du projet, je dessine mes croquis des pages de l'album dans l'ordre chronologique, au format définitif de l'album. Les pages s'articulent autour de la pliure centrale du carnet. Ce dispositif me permet d'appréhender au mieux le rythme, les effets de tournure de pages, etc… Le format a été revu à la baisse par rapport à notre volonté initiale : en effet, un tel format, hors des standards, aurait causé lors de l'impression trop de chutes, donc un coup de fabrication trop important.

Illustration 27 : Ibid.

Carlo est donc un « ogre de peinture ». Il goûte tout ce qui lui tombe sous la main lorsqu'il est enfant puis une fois adulte, il devient restaurateur d’œuvres d'art dans un musée à l'âge adulte. Lorsqu'il goûte une œuvre, il s'y retrouve immergé, dans une sorte d'appropriation ultime. Dans ces passages un peu oniriques, seul Carlo sera cerné par un trait de contour, le décor est composé de crayon gris et d'aquarelle. Un jour, il trouve les pièces de son musée grignotées par des rats - qui s'avèrent en fait être un duo d'enfants. L'ambiance autour de mon personnage se dessine. Si on retrouve dans le premier et le troisième chapitre des paysages de ma propre enfance, le second chapitre est l'occasion d'étoffer le décor du musée. Je décide d'en faire un musée idéal, en essayant d'abord de me remémorer, de mémoire, les œuvres dont je suis capable de me souvenir. J'étoffe ensuite à l'aide de catalogues d'exposition ou en naviguant dans les collections en ligne des musées que j'ai pu visiter, en France ou à l'étranger. Carlo est entouré d'images, de portraits miniatures, de personnages venus d'autres temps, ce qui me donne d'ailleurs l'idée d'une double page.

Illustration 28 : Ibid.

Mais un problème de taille se dessine : Carlo est un adulte qui lèche les toiles pour comprendre comment elles ont été produites, et mieux en prendre soin. Lorsqu'il découvre que les enfants grignotent les œuvres du musée, il s'en offusque, mais pourquoi ? Je trouve à ce problème une réponse, en introduisant une différence entre appréciation et consommation de l'image. Je suis motivé par l'envie graphique de montrer le contraste entre les images de Carlo et celles des enfants.

Cependant, je me rends compte que j'ai fait une sorte de récit idéologique, qui montrerait les « bonnes manières » face à la peinture. Je suis en colère de ne pas m'en être rendu compte avant. J'appelle mon éditrice et je négocie un peu de temps pour réfléchir. J'en discute avec quelques amis, pour comprendre comment chacun appréhende le sens de cette version du récit. Finalement, comme souvent dans ces cas-là, je me tourne vers mes artistes de référence, mon panthéon, en quelque sorte.

Je repense notamment à l'anecdote de Maurice Sendak racontée dans Wild things: the joy of reading children's literature as an adult (2017) :

A little boy wrote, ‘I love your book, you’re great’, and then he drew a little picture… And I wrote back and I drew him a little picture and then I got a letter from his mother and she said, “Edward liked your letter so much - he ate it.’ It was the ultimate compliment. He didn’t preserve it. He didn’t say, ‘Oh, I have a great autographed picture.’ He ate it. I mean, that’s how primal, that’s how animalistic, that’s how passionate we are as small people.

Bruce Handy

C'est cette sorte de plaisir de l'ingestion, cette gloutonnerie que je veux mettre en scène. Je questionne mon personnage. Qu'est-ce que j'apporte à Carlo au fil du livre ? Il goûte les œuvres pour son activité professionnelle, il travaille sur les images des autres, mais qu'est-ce que cette nourriture lui apporte ? Et s'il peignait à son tour ? Qu'est-ce que seraient ses images ? Et si Carlo se retrouvait privé de goût ? Si les images qu'il goûtait n'avaient plus de saveur ?

Je recompose le livre en m'appuyant sur ces questionnements fondamentaux. L'album se décompose toujours en trois parties : l'entrée, où l'on découvre comment Carlo déguste le monde qui l'entoure, et surtout la peinture. Le plat, qui offre un aperçu de son travail de restaurateur, et ses habitudes d'adulte au musée. Le dessert, dans lequel Carlo entreprend un voyage souvenir sur les terres de son enfance, et renoue avec une partie de ses souvenirs transformés. Je me suis bien gardé de le faire « retomber en enfance », ma réflexion à cet égard ayant été nourrie par un livre en particulier : Signs of childness in children’s books (1997). Je tords le coup à l'idée d'un « enfant intérieur » pour plutôt faire du Carlo de l'enfance un fantôme, un enfant extérieur projeté par le Carlo adulte. Finalement, cela se rapproche également du inside out prôné par Ursula Nordstrom, la fameuse éditrice américaine de livres pour enfants :

But I think Wild Things [Max et les maximonstres, en français] is the first complete work of art in the picture book field, conceived, written, illustrated, executed in entirety by one person of authentic genius. Most books are written from the outside in. But Wild Things comes from the inside out, if you know what I mean. And I think Maurice’s book is the first picture book to recognize the fact that children have powerful emotions, anger and love, and hate and only after all that passion, the wanting to be “where someone loved him best of all.” […] But it seems to me that Sendak’s Where the Wild Things Are goes deeper than previous picture books. And of course his use of three consecutive double-spreads to show what happened when Max cried, “Let the wild rumpus start!” has never been done in any book.

Peter Hollindale

C'est une fin par l'image qui prend forme, et je décide de la mettre en scène dans un passage sans texte. Ce procédé, que j'avais pu expérimenter dans le premier tome de Violette Hurlevent (2019), me permet de raconter le phénomène subtil qui s'installe parfois lorsque l'on dessine : le silence, la concentration, un sentiment d'exister, de s'inscrire, de manière très intense.

Illustration 29 : Recherches de composition pour Carlo

Cette recomposition me force aussi à abandonner les personnages des enfants - non sans regret, ces pages offraient une opportunité pour une plongée graphique et onirique intéressante dans les images des enfants.

Je rajoute aussi dans ce grand carnet les recherches de couvertures, d'entêtes de chapitres, de typographies, de mise en forme. Mon écriture manuscrite est abandonnée au profit d'une typographie « machine » en concertation avec l'éditrice et le graphiste. La fin de l'album est reconstruite, enrichie, je reviens sur plusieurs images avant l'étape des planches définitives.

L'album, 2024.

La réalisation des planches finales se fait entre septembre 2023 et mars 2024. Ma date de rendu initiale étant dépassée, je dois solutionner la problématique de la couleur assez rapidement. Il faut dire que pour tenir le délai, je dois dessiner parfois plus de quatorze heures par jour. J'opte finalement pour une technique mixte : un trait de plume enrichi par des nuances de crayon gris pour donner des volumes et de la profondeur, puis un jus d'aquarelle par dessus, en aplat. Je fais une sélection de couleur contrastée, qui contribuent à la lisibilité de mon dessin.

Illustration 30 : Carlo, Seuil Jeunesse, France, 2024.

L'album Carlo témoigne autant de ma capacité à résoudre des problèmes qu'à les contourner. Il montre que la formulation d'une idée peut être le fruit d'un mâchonnement d'autres idées abandonnées. C'est le cas pour les pages de garde du livre. Elles mettent en perspective le plaisir du Carlo enfant à goûter le monde qui l'entoure avec le Carlo adulte qui s'entoure des représentations de son passé. Il y présente d'ailleurs ses œuvres au public. L'idée d'un Carlo artiste qui expose en galerie a été abandonnée en 2020, mais se retrouve reformulée dans cette page de garde finale. Autre exemple : au deuxième chapitre, le narrateur dit que Carlo « avait parfois envie de goûter n'importe quoi ou n'importe qui. » Ce bref passage met l'accent sur la nature ogresque du personnage, alors qu'on l'observe suivre de près une passante.

Illustration 31 : Carlo, Seuil Jeunesse, France, 2024

Dans sa forme imprimée, le livre se présente comme un mélange de bande dessinée, de livre illustré et d'album jeunesse. Le livre, qui correspond à tout ce que j'ai pu imaginer ces dernières années, est bien éloigné de ses premières versions. Comme plusieurs de mes livres, il provoque en moi un sentiment de familiarité et d'incompréhension. J'ai l'impression que quelqu'un d'autre que moi a fait ce livre, comme si je m'étais dépassé. Je n'entends pas par là un dépassement vertical, quelqu'un de mieux que moi, de supérieur ; mais plutôt quelqu'un à côté de moi, avec qui je partage des idées et des émotions, mais pas mon identité.

À ma connaissance, mon travail n'est pas représentatif de la création d'album pour la jeunesse. D'ailleurs, existe-t-il seulement une pratique de la création d'album ? En fournissant ce témoignage sur la création de Carlo, j'ai voulu montrer les contraintes de fabrication, mes lacunes techniques, mon apprentissage perpétuel du dessin et de la couleur, le rapport humain avec mon éditrice, ma pratique permanente de la recherche : tout ce qui échappe à « l'expression d'un génie créatif », ou de la créativité et qui pourtant forme, je le crois, cet art de faire des albums.

L'album Carlo sort en septembre 2024 aux éditions du Seuil Jeunesse.

Illustration 32 : Couverture de Carlo, Seuil Jeunesse, France, 2024.

Bibliographie 

Jean-Baptiste Bourgois, Le chien à plumes, Hélium, France, 2013 

Jean-Baptiste Bourgois, Fatale Spirale, Sarbacane, France, 2015 

Jean-Baptiste Bourgois, Popopipo, Sarbacane, France, 2016 

Jean-Baptiste Bourgois, Le chevalier des lettres, Le lézard noir, France, 2017 

Jean-Baptiste Bourgois, Violette Hurlevent et le Jardin Sauvage, Sarbacane, France, 2019 

Jean-Baptiste Bourgois, Paper Peril, Fantagraphics, États-Unis, 2019 

Jean-Baptiste Bourgois, Napoléon doit mourir, Sarbacane, France, 2020 

Jean-Baptiste Bourgois, Violette Hurlevent et les fantômes du Jardin, Sarbacane, France, 2021 

Jean-Baptiste Bourgois, Illustratio !, Editions Courtes & Longues, France, 2022 

Jean-Baptiste Bourgois, Carlo, Seuil Jeunesse, France, 2024 

Bruce Handy, Wild things: the joy of reading children’s literature as an adult, First Simon&Schuster hardcover edition, New York, Simon & Schuster, 2017 

Peter Hollindale, Signs of childness in children’s books, Woodchester, Thimble press, 1997 

Leonard Marcus, Dear Genius: The Letters of Ursula Nordstrom, s. l., HarperCollins, 2000