On ne vit pas de la bande dessinée. Trajectoires d’auteurs à Angoulême
Recension de
On ne vit pas de la bande dessinée. Trajectoires d’auteurs à Angoulême, par Sylvain Aquatias, avec la participation d’Alain François, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2023, Collection ACME, 318 pages. 978-2-87562-391-1 .
Être dessinateur·ice de bande dessinée, est-ce un vrai métier ? Cette question, nous l’avons toutes et tous entendue, et elle nous interroge sur ce que recouvre véritablement la réalité de ce « métier ». Depuis quelques années, la grande précarité des auteur·ices ou encore les contours flous du statut de cette profession sont de plus en plus mis en avant par les différents collectifs d’auteur·ices (Ligue des auteurs professionnels, SNAC), dont les revendications contrebalancent singulièrement avec le mythe tenace de la passion artistique (« il ou elle travaille dans un domaine qui le ou la passionne, il ou elle doit donc être heureux·se »). Cette image d’Épinal, qui en fait rêver plus d’un·e, tend ainsi un écran de fumée sur les conditions de vie des dessinateur·ices de bande dessinée.
Dans la lignée du travail de Jessica Kohn (2023) ou encore de Pierre Nocérino (2020), Sylvain Aquatias et Alain François mènent avec On ne vit pas de la bande dessinée. Trajectoires professionnelles d’auteurs à Angoulême une enquête sociologique d’ampleur qui décrit les réalités pragmatiques (car évidemment, il y en a plusieurs) de cette profession. Pour ce faire, ils ont interrogé des auteur·ices charentais et se sont penchés sur toutes les particularités de leur parcours, de la naissance d’une vocation (qui n’est pas toujours une vocation) à leur formation, de leur entrée dans le métier à la poursuite de celui-ci jusqu’aux implications financières, personnelles et psychologiques qui en découlent. Avec cette enquête, Sylvain Aquatias et Alain François ont souhaité donner la parole aux auteur·ices, la mettre en valeur et en lumière, non pas pour parler des œuvres qu’ils et elles ont réalisées, mais pour approcher au plus près de leur quotidien et des conditions professionnelles et personnelles de la pratique de la bande dessinée. À noter que les deux hommes ont réalisé ensemble le travail de terrain tandis que le premier en a effectué l’analyse et la rédaction finale.
Sylvain Aquatias commence par présenter la méthodologie adoptée pour mener cette vaste étude. Posant d’abord le constat d’une structuration du métier encore balbutiante (p. 8), il explique les raisons qui font de la Charente « un tissu dense qui permet d’explorer à la fois les parcours des auteurs et les interactions qui les lient » (p.9). Arrive ensuite la difficile question de définir les individus du panel, c’est-à-dire qui, dans le cadre de cette étude, sera considéré comme un·e auteur·ice : les critères souvent mobilisés pour ce genre d’étude (diplomation, publication ou encore rémunération) se révélant inopérants, Sylvain Aquatias et Alain François ont finalement retenu le seul critère de la production artistique : « nous avons décidé de reconnaître comme auteur de bande dessinée tout scénariste ou dessinateur ayant publié deux récits terminés , de quelque taille que ce soit, sous quelque forme que ce soit (fanzine, revue ou livre, papier ou numérique) » (p.11). Ainsi, sur un panel d’environ 160 auteur·ices recensés, ils ont réalisé 44 entretiens d’une durée variable de 2h30 à 6h.
Dans le premier chapitre, Sylvain Aquatias montre comment les auteur·ices sont entré·es au contact de la bande dessinée et ont été sensibilisés à la pratique artistique. Évidemment, les lectures qui influencent les futur·es artistes fluctuent en fonction des classes sociales et des générations, mais certains usages transcendent ces différences, notamment « l’idée que les bandes dessinées s’offrent à l’occasion des fêtes, des vacances ou des maladies » ou encore que « la bande dessinée peut remédier à des difficultés de lecture » (p. 34). Ces conclusions concordent avec diverses enquêtes s’intéressant aux pratiques de lecture, notamment l’ouvrage collectif dirigé par Benoît Berthou (2015) dans lequel Aquatias proposait des résultats similaires à ceux développés dans ce premier chapitre. Au-delà de la lecture, la pratique du dessin (plus que de l’écriture) constitue un véritable moyen de valorisation pour les enfants, que ce soit auprès de la famille, des camarades ou encore des enseignants (p.44), et ce d’autant plus pour des personnalités parfois solitaires. Si l’attrait d’un parent pour un domaine artistique ne dispose pas l’enfant à la pratique de la bande dessinée (p. 58), c’est davantage l’observation et la copie assidue des images qui va lui faire comprendre que les pages qu’il admire sont réalisées par des auteur·ices, et qu’incidemment dessinateur·ices peut être un « vrai métier ».
Ce qui amène au sujet du second chapitre, à savoir les itinéraires de formations suivis par le panel interrogé. Le sociologue démontre alors la persistance du mythe de l’autodidaxie que Jessica Kohn a déjà mis en avant et décortiqué pour les desinateur·ices des Trente Glorieuses. En effet, si de nombreux·ses auteur·ices se disent autodidactes, en réalité, la grande majorité s’est inscrit dans un cursus d’apprentissage, qui s’allonge au fil des générations : « non seulement la proportion de diplômés augmente de décennie en décennie, mais la durée des études s’allonge. » (P81). Présentant les différentes scolarités pré-Beaux-arts (universitaire, technique ou année préparatoire), il détaille le parcours de formation au sein même de cette institution, placé sous le signe de l’autonomie et marqué par des rapports confus avec les enseignants (ces derniers, professionnels aguerris, n’étant pas formés à la transmission de leur savoir). Il s’interroge alors sur le rôle de professionnalisation des Beaux-arts, posant le paradoxe de l’orientation expérimentale empruntée par de nombreuses formations alors même que c’est une part du secteur qui rapporte peu d’argent : l’école devient dès lors comme une bulle utopique décorrélée des problématiques purement professionnelles : « les enseignants, certainement, désirent protéger les étudiants d’une rude réalité, les étudiants veulent croire encore que le meilleur peut advenir » (p. 117).
Le troisième chapitre répond directement au titre de l’ouvrage, l’auteur décrivant les différentes trajectoires professionnelles du panel interrogé. Il démontre alors (et c’est peut-être l’idée la plus forte du livre) que la création de bandes dessinées constitue pour les auteur·ices une activité parmi beaucoup d’autres, affirmant que « les parcours professionnels sont marqués par le cumul d’activités diverses et variées » (p.128). Et, pour les rares auteur·ices qui parviennent à vivre uniquement de la bande dessinée (seulement six sur l’échantillon), le constat n’est pas pour autant plus engageant : « on voit que l’acharnement, qu’il paie ou pas, est épuisant et on comprend que certains de ces acharnés aient envie d’arrêter la bande dessinée » (p.153). Face à l’épuisement mais surtout à la grande précarité de cette activité, de nombreux·ses auteur·ices choisissent de diversifier leurs activités (ce constat constitue en partie le point de départ de la réflexion de Pierre Nocérino). Sylvain Aquatias distingue alors les artistes pluriactifs, c’est-à-dire qui ont des activités dans le même secteur professionnel du dessin et de la narration (bande dessinée, dessin animé, illustration jeunesse etc) et les artistes polyactifs, c’est-à-dire qui ont des activités dans différents secteurs professionnels (dont certains n’ont donc aucun rapport avec la bande dessinée). Les premiers multiplient les commandes et la bande dessinée n’est qu’une activité parmi d’autres. Leur situation demeure majoritairement précaire. Les seconds, qui obtiennent des emplois plus stables et un meilleur confort de vie, mettent souvent la bande dessinée entre parenthèses, temporairement ou définitivement. Vivre du dessin et de la narration apparait ici comme un véritable parcours du combattant qui exige un grand nombre de compétences variées (p. 176).
Passée la description factuelle de ces différentes trajectoires professionnelles, Sylvain Aquatias analyse les phénomènes récurrents observés durant les entretiens. Il commence par aborder les premiers contacts avec un·e éditeur·ice et constate alors l’absence d’incidence entre la vocation d’un·e auteur·ice et son entrée dans le milieu de la bande dessinée : « qu’on croie ou pas être voué à devenir auteur ne joue pas sur la rapidité de publication. De même, ni les revenus des parents, ni leurs dispositions artistiques n’agissent sur la rapidité d’insertion dans le milieu professionnel » (p. 183). Pour ce qui joue un véritable rôle citons la formation, les caractères de chacun·e, les types de réseaux professionnels développés ou encore les parcours de vie, les soutiens familiaux et amicaux. Le sociologue met ensuite en lumière les inégalités de genre qui traversent la bande dessinée : « au-delà de ces différences générales et finalement assez conformes aux disparités de carrières entre hommes et femmes en France (Georges-Kot, 2020), des traitements différenciés selon le sexe sont revenus assez fréquemment dans les récits pour qu’on se doive d’y consacrer quelques pages. Nous devons préciser que nous n’avons posé aucune question directe au sujet des inégalités genrées, laissant nos interlocuteurs et interlocutrices s’exprimer librement. La thématique des discriminations sexuées est venue spontanément au fil des échanges » (p. 215). Enfin, il termine par le nerf de la guerre, c’est-à-dire les moyens à travers lesquels les auteur·ices parviennent (ou essayent) de sortir (souvent difficilement) de l’incertitude financière.
Le chapitre qui clôt cette étude s’intéresse au quotidien des auteur·ices. Sylvain Aquatias met alors en lumière les difficultés liées aux rythmes soutenus de production, à la diversification des activités (p. 241) mais également à la confusion fréquente entre le temps de création et la vie privée. Les rapports entre auteur·ices et éditeur·ices sont ensuite passés au peigne fin et le sociologue rapporte alors de nombreuses tensions (parfois très violentes) provenant en grande partie du déséquilibre d’une relation établie sur la domination de l’un·e sur l’autre. Il pointe alors la « carence professionnelle » (p. 266) des artistes, majoritairement incompétents dans les démarches administratives, et signale « l’extraordinaire diversité des rémunérations » (p. 275), qu’il illustre, c’est assez rare pour le souligner, par des exemples concrets et chiffrés. Il termine en analysant l’ambivalence des relations qu’entretiennent les auteur·ices entre elles et eux, qui oscille entre bienveillance et solidarité (relations estudiantines et amicales/professionnelles dans les ateliers) et une certaine méfiance liée à un secteur hautement concurrentiel. Cet esprit de vigilance explique en partie la difficulté des auteur·ices à faire cause commune pour porter des revendications professionnelles. Cette question constitue justement le coeur de la thèse de Pierre Nocérino qui a suivi plusieurs collectifs d’auteur·ices afin de comprendre les diverses problématiques qui traversent ce métier (les deux sociologues adoptent une démarche très proche, mais Nocérino oriente d’avantage son étude vers ce dernier point).
L’analyse de l’enquête menée est dense, très fournie et donne un aperçu complet des différentes facettes de la vie des dessinateur·ices de bande dessinée interrogé·es. Les exemples abondent et donnent parfois une impression de profusion et d’une diversité telle qu’il serait difficile de tirer de conclusion collective, mais Sylvain Aquatias parvient à ramener les fils pour les nouer ensemble et créer (quand c’est possible) des profils et des catégories perméables. Les conclusions sont à ce point de vue particulièrement éclairantes et structurent parfaitement les différents arguments avancés. De plus, le sociologue replace de nombreuses observations dans des contextes élargis en rapport avec la littérature sur le sujet : cette mise en regard des données recueillies avec d’autres études sociologiques permet ainsi de distinguer les phénomènes d’ordre général et les singularités propres à la bande dessinée. Si dans l’ensemble le portrait brossé est très juste et peut s’appliquer, comme l’affirme Aquatias en introduction, à l’ensemble des dessinateur·ices français·es, certains développements nous semblent paradigmatiques de la ville d’Angoulême et donc peu représentatifs de l’ensemble de la profession. Parmi ceux-ci nous pensons par exemple à la formation aux Beaux-Arts d’Angoulême (référence de l’étude qui ne représente pas l’ensemble des formations en bande dessinée), à la proximité des auteur·ices avec le monde du cinéma d’animation (Angoulême possède un bassin de studios très rare en France), aux rapports ambigus des auteur·ices envers les institutions (peu de régions accompagnent autant les jeunes collectifs de bande dessinée) ou encore aux relations sociales inter-auteur·ices (particulièrement fortes dans une ville avec une densité d’artistes aussi importante). Autant de points qui, presque, pourraient constituer à eux-seuls des enquêtes d’envergure menées sur des échantillons plus vastes encore (par exemple pour la formation en bande dessinée, qui aujourd’hui s’ouvre à diverses écoles publiques et privées qui proposent presque autant d’axes pédagogiques différents).
On ne vit pas de la bande dessinée n’en demeure pas moins un livre important qui, à l’image de son titre fort et bien choisi, met en lumière une réalité prosaïque bien éloignée des clichés. Bien écrit et agréable à lire, il rend justice aux parcours tortueux et aux conditions de vie souvent difficiles des femmes et des hommes qui réalisent des bandes dessinées.
Références complémentaires
Benoît Berthou (dir.), La bande dessinée : quelle lecture, quelle culture ?, Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2015.
Jessica Kohn, Dessiner des petits Mickeys. Une histoire sociale de la bande dessinée en France et en Belgique (1945-1968), Éditions de la Sorbonne, 2023.
Pierre Nocérino, Les auteurs et autrices de bande dessinée. La formation contrariée d’un groupe social, Thèse de doctorat soutenue à l’EHESS en 2020.