nana et le punk
[avril 2023]
Si cela fait quinze ans que vous avez lu ou vu Nana d’Ai Yazawa, vous faites partie du très nombreux lectorat qui a porté ce manga au rang d’emblème de sa génération. Entre 2000 et 2009 vingt-et-un tomes ont vu le jour et se sont vendus à 43 millions de copies à l’échelle internationale. Des adaptations sous différents médiums ont vu le jour : des films en live-action , une série animée, des albums musicaux relatifs à ceux-ci et mêmes quelques jeux vidéo. Récompensée par plusieurs prix et par l’amour débordant de ses fans, Nana met en abîme sa propre trame narrative : le succès mais à quel prix ? Depuis quinze ans les lecteurs et lectrices éplorés·es théorisent sur la fin de cette saga suspendue suite à des problèmes de santé de l’autrice. Ai Yazawa continue de communiquer avec sa communauté qui lui est restée fidèle malgré sa disparition. Une exposition lui a récemment été consacrée au Japon dans les villes de Tokyo, Osaka et Yokohama : ALL TIME BEST Ai Yazawa, retraçant le parcours de la mangaka. Sur l’affiche, on pouvait voir deux icônes de sa biographie, le motard Akira Sudou et la chanteuse Nana Osaki dont le retour tant attendu a été annoncé par l’autrice.
Nana est le récit de deux jeunes femmes japonaises de 20 ans portant le même prénom, se liant d’une très forte amitié à l’aube de leur vie d’adulte, et ce malgré la différence de leurs aspirations. L’une, Nana Komatsu dite « Hachi », souhaite vivre une vie simple, se marier et fonder un foyer, l’autre, Nana Osaki, veut réussir sa carrière musicale avec son groupe BLAST (Black Stones). Ai Yazawa se sert des looks de ses personnages pour refléter leur personnalité, une convention graphique à laquelle l’autrice s’applique avec passion. Les vêtements dessinés par Yazawa dans ses œuvres sont un inventaire généreux des styles arborés par la jeunesse tokyoïte branchée de son époque. Nana Osaki est une punk, c’est dans ce mouvement qu’elle découvre sa passion pour la musique.
Le manga multiplie les références à la culture punk britannique, en particulier au groupe Sex Pistols et à Vivienne Westwood dont la griffe apparaît très régulièrement sur les tenues des personnages. La musique n’est cependant pas le thème principal du manga, si l’industrie japonaise y est précisément dépeinte, on ne sera que très peu renseigné sur les courants musicaux alternatifs. Au contraire de séries telles que Beck (Harold Sakuishi) et Bremen (Haruto Umezawa), l’évolution musicale de BLAST n’est pas la finalité du récit. Les obstacles de parcours qui le rythment tiennent surtout des difficultés rencontrées par les jeunes artistes pour survivre dans le milieu aride du show-business.
À l’adolescence, c’est bien l’allure punk rock du manga qui m’a attirée, j’aspirais à parcourir les concerts déjantés, épingles à nourrice aux oreilles, un souhait qui s’avéra facilement réalisable dans le Paris des années 2010. Le punk datant des années 1980, il aurait déjà pu être taxé d’anachronique, mais sa culture politique et esthétique a su conserver son aura de rébellion. Cet aspect transgressif transparaît à travers les personnages de Nana, bien que le courant punk comme mouvement n’y soit pas traité. Il a tout de même appartenu à la scène alternative japonaise, porté par une jeunesse critique des valeurs coutumières de son pays : cet anti-conformisme constitue un fil rouge au sein des œuvres d’Ai Yazawa.
Nana et le mouvement punk
Le récit de Nana se déroule à la fin des années 1990 et au début des années 2000 alors que le mouvement punk au Japon est arrivé entre les années 1970 et 1980, conjointement à son apparition en Occident. La version japonaise reprend la plupart des codes culturels de la mouvance britannique, que cela soit pour la musique ou le style vestimentaire. Le punk comme la plupart des contre-cultures, naît en réaction à des évènements historiques ou des normes actives auxquelles (souvent) la jeunesse s’oppose ou, du moins, avec lesquelles elle souhaite interférer.
Est-ce que le punk au Japon fait exception à la règle ? À la fin des années 1970, des heurts violents ont eu lieu lors des protestations étudiantes japonaises qui s’opposent à d’importantes actions du pays : le soutien à la guerre au Vietnam, le renouvellement du traité nippo-américain, le possible réarmement de l’armée japonaise et l’augmentation des frais de scolarité au détriment des classes les plus défavorisées. Cette époque a particulièrement ébranlé le Japon, et laissera un goût amer chez les étudiant·es n’ayant pas eu gain de cause. Durant cette période apparaît parmi les premiers groupes proto-punks, Zuno Keisatsu, ouvertement anti-étatique, dont le premier album est censuré. Par la suite d’autres groupes polémiques voient le jour, comme ANARCHY en 1979 qui produit des chansons moqueuses à l’encontre de la famille impériale. En réaction à la sortie de leur disque, des militant·es de droite mécontent·es manifestèrent aux portes de leur label.
Le manga d’Ai Yazawa se situe loin de ce contexte historique, l’autrice elle-même née en 1967 n’a pas pu connaître les protestations étudiantes, ou participer aux débuts du mouvement punk. Néanmoins, la scène punk dans Nana suit un parcours similaire à celui réservé à tout mouvement de marge. D’abord très localisée, elle est ensuite mise en avant par des industries de loisir qui vont en dévoyer son potentiel subversif. Nana Osaki est originaire d’une petite ville côtière du Japon, les groupes de punk qui s’y forment sont avant tout l’apanage d’adolescent·es et sont voués à disparaître une fois l’âge adulte atteint. Les personnages de Nana entêtés à poursuivre leur carrière sont pour certain·es des outsiders : des orphelin·es, ou des personnes désireuses de s’éloigner de leur cellule familiale pour vivre selon leur souhait. On observe que contrairement aux préceptes du punk occidental qui encourage à faire de la musique sans même savoir jouer correctement d’un instrument, le talent, le charisme et la technique sont des qualités encensées chez les punks de Nana.
On pourrait les considérer comme des héritiers et héritières de la scène punk rock japonaise qui a donné suite entre les années 1970 et 1980 à des genres apparentés : le visual kei, la noise, le hardcore mélodique etc. À l’époque, les informations sur cette nouvelle scène se trouvaient principalement dans des magazines alternatifs spécialisés comme DOLL (1980-2009) et s’échangeaient entre amateur et amatrices. Elles sont aujourd’hui difficiles à retrouver en raison de leur existence pré-internet. Certains de ces courants comme le visual kei sont sortis des marges de l’alternatif, et font partie des genres musicaux typiquement rattachés à la pop culture japonaise actuelle. Avec ces styles musicaux alternatifs, viennent les styles vestimentaires alternatifs, une part importante des sujets de prédilection d’Ai Yazawa.
Une contestation en question
Dans le Japon des années 1990 le punk est un fort vecteur d’opposition à la norme sociale. À Tokyo le quartier d’Harajuku est devenu un lieu privilégié pour laisser libre cours à ce type d’expression. En semaine les adolescent·es tokyoïtes portent l’uniforme à l’école, et c’est à Harajuku que débute l’essor créatif de dégaines opposées aux réglementations sociales. La mode dessinée dans Nana correspond aux tendances en cours dans ces années-là, que cela soit pour les personnages punk ou les autres qui arborent des looks très ancrés dans la culture populaire japonaise : mori-girl, gyaru, gothic lolita…
La plupart des personnages de Yazawa adoptent un de ces looks, ce qui pourrait véhiculer l’idée que la plupart des jeunes japonais·es sont à la pointe de la mode, ce qui n’est évidemment pas une réalité de fait. Cependant, l’abondance de personnages aux looks excentriques dans les mangas de Yazawa, sous-entend que le récit est celui d’une jeunesse libre et désireuse de rompre avec les valeurs traditionnelles japonaises.
Yazawa a fait une école de stylisme, ce qui explique en partie sa minutie pour le dessin de mode, elle a cependant abandonné cette filière, lui préférant celle de l’illustration. Cependant, son intérêt perdure avec passion, puisque deux de ses mangas traitent de l’univers de la mode (Gokinjo, une vie de quartier et Paradise Kiss). Dans Nana, la griffe de Vivienne Weswtood prolifère à travers le manga, son omniprésence malgré le coût onéreux de ces vêtements et accessoires est justifiée par les personnages comme étant pour la plupart « des cadeaux de fans ». Avec cette excuse, l’autrice ne se prive pas de dessiner toutes sortes de pièces venues des collections de Vivienne Westwood : motifs tartans, bijoux ornés du globe souverain, veste love, rocking-horse shoes etc. Cette assiduité lui est bien rendue, puisqu’on trouve aussi dans les magazines alt-fashion japonais [1] des pages dédiées en conseils d’achats pour imiter les styles des personnages de Nana : de nombreuses pièces authentiques de Vivienne Westwood utilisées dans le manga y apparaissent.
En plus de Vivienne Westwood, l’unique référence concrète faite à la musique punk est celle des Sex Pistols, groupe habillé par la créatrice elle-même. Le petit ami de Nana Osaki, Ren Honjo, a un physique inspiré de celui du bassiste Sid Vicious, et détient le même pendentif de cadenas que celui-ci portait, tous deux offerts par leurs petites amies. Le parallèle entre la relation morbide de Sid Vicious et de Nancy Spungen, et celle de Nana Osaki et Ren Honjo permet à l’autrice de traiter le thème de la dépendance maladive, qu’elle soit relationnelle ou toxicologique. Heureusement la comparaison s’arrête là, Nana Osaki ne risquera pas la fin tragique de Nancy Spungen.
On pourrait remettre en question l’utilisation de l’imagerie punk dans Nana à cause de cette citation constante des Sex Pistols et de Vivivenne Westwood, deux symboles plutôt contestés du mouvement. Le premier parce qu’il est issu d’une machinerie de leur producteur (Malcolm McLaren, lui-même mari de Vivienne Westwood) qui cherchait à créer un groupe de punk notoire, et l’autre parce qu’il s’agit d’une styliste finalement devenue une icône du luxe. Malheureusement pour le punk sa notoriété et son utilisation à des fins commerciales saboteront son pouvoir contre-culturel très rapidement.
Cette récupération par la machinerie industrielle fait partie des réalités à endurer par les personnages du manga. Résolues à faire progresser leurs rêves, Nana et Hachi s’acharnent à trouver leur propre voie sans dépendre de leur vie amoureuse et en résistant aux désillusions. Les personnages de Nana, en grande majorité au début de la vingtaine, se révèlent pour la plupart en lutte pour maintenir leurs envies personnelles d’avenir malgré les concessions demandées par l’âge adulte. Un thème loin de la sentence « No future » et qui assassine bel et bien l’esprit punk. Même si elles se débattent contre les rôles genrés qu’on veut leur assigner, les héroïnes de Nana cherchent à trouver leur place au sein d’un ordre social qui les maintient dans un étau.
L’anticonformisme punk n’est donc effectivement pas radical dans Nana, il est cependant clair que Yazawa s’intéresse aux modes alternatives japonaises et à la mode anglaise pour leur caractère dissonant qui fait voler en éclats les carcans sociaux. À l’époque où Yazawa publie Nana, la mode dans les rues de Shibuya est au French Casual, un look inspiré de l’imaginaire du « chic parisien », la mode étrangère s’étale dans les friperies. L’inspiration européenne est un élément qu’on retrouve dans plusieurs catégories de manga depuis plusieurs années et notamment dans le shōjo. Dans les shōjo les plus récents comme Nana, on sent son influence dans les looks et mode de vie des personnages, mais si on regarde dans les œuvres plus anciennes, l’imaginaire occidental sert même d’espace « hors-cadre ». En plaçant l’intrigue dans un pays européen ou d’apparence similaire, les mangakas créent un « ailleurs » libéré des codes sociaux japonais. Dans les années 1970 l’autrice Riyoko Ikeda, militante de la nouvelle gauche, écrit un manga se déroulant durant la Révolution française La Rose de Versailles. Son héroïne androgyne Oscar rencontre un grand succès auprès de la jeunesse japonaise. À la même époque Moto Hagio écrit Le cœur de Thomas, un long one-shot dramatique homoromantique prenant place dans un internat allemand pour jeunes garçons.
Des silhouettes punk
Nana et Hachi vivent dans l’arrondissement de Shibuya qui abrite le quartier d’Harajuku. Les deux héroïnes habitent en colocation et leur appartement est souvent visité par les membres du groupe de Nana. Les BLAST adoptent toutes et tous une esthétique proche de celle du punk rock reflétant leur personnalité et leur trajet de vie. Nana a été abandonnée enfant par sa mère, d’abord solitaire et endurcie, au lycée elle s’est liée d’amitié avec Nobuo grâce à la musique, c’est lui qui va lui faire découvrir le punk. À partir de là, elle développe son style : elle alterne entre un look casual et des habits plus « diva ». Mais des accessoires récurrents la caractérisent : le choker (collier de chien), la bague armure de Vivienne Westwood qui orne son majeur (voir l’illustration de l’article en médaillon en haut de page).
Nobuo est un garçon de bonne famille, héritier d’une auberge familiale qu’il pourrait reprendre, mais il a choisi de suivre Nana à Tokyo pour reconstituer leur groupe BLAST fondé à l’adolescence. C’est le personnage le plus idéaliste et romantique du groupe, ce qui se traduit par une apparence plus douce, avec ses cheveux blonds décolorés, chemises et blazers à motifs qu’on associerait tout aussi bien au glamrock. Yasu, le plus mature de la bande a l’apparence la moins tapageuse. Bien qu’il ne passe pas inaperçu avec son crâne chauve, ses lunettes de soleil systématiques et ses piercings aux oreilles, sa colorimétrie n’oscille qu’entre des variations de pièces de costards noirs et blancs et, parfois, une touche colorée sur sa cravate si l’on en croit les illustrations officielles du personnage en couleurs.
Yasu poursuivait ses études d’avocat avant d’accepter de ré-intégrer le groupe de BLAST, en partie à cause de sa dévotion pour Nana Osaki qu’il cherche à protéger. Son allure ressemble d’ailleurs à celle d’un garde du corps. Enfin le dernier arrivé, Shinichi est un adolescent livré à lui-même, délaissé par sa famille. Avant de rencontrer les membres de BLAST il se prostituait pour subvenir à ses besoins. Le look de Shinichi dénote une évolution sensible, au départ plutôt sage, son intégration au sein de la scène punk rock va de pair avec une dégaine de plus en plus outrancière : vêtements déchirés, piercings au visage, accessoires bondage. Son personnage est aussi celui qui affirme le plus de sentiments négatifs. Les singularités des tenues dessinées par Yazawa permettent des lectures en sous-texte du quotidien de ses personnages. Par exemple, on peut remarquer qu’au début du récit, Hachi s’approprie quelques accessoires de la garde-robe de Nana comme les boucles d’oreille Vivienne Westwood qu’elle porte au moment où elle clame ne plus avoir besoin d’un petit ami. À ce moment-là, elle se rend également au concert de BLAST où le groupe se fera remarquer par un label, l’un des points de départ de leur carrière. Encore une fois, la mode et la musique punk servent-là de métaphore du désir d’autonomie.
Grâce aux adaptations audiovisuelles, de nombreux titres sont sortis pour illustrer l’univers musical de Nana. Le film sort avant l’anime au Japon et récolte plus de 300 millions d’entrées au cinéma. L’actrice Miko Nakahashima y performe « Glamorous Sky », une chanson de BLAST écrite par Ai Yazawa et composée par un authentique groupe de J-rock : l’Arc En Ciel’s Hyde, le single se vend à 860 000 copies. La voix d’Anna Tsuchiya prendra la suite pour interpréter les titres de Nana, avec le célèbre Broken Rose. À l’écoute, cela ne nous échappera pas que nous sommes bien plus proches des sonorités rock que punk, les arrangements sont propres et les voix harmonieuses. Cependant cela reste en accord avec le scénario de la série où les groupes sont produits par des industries de disques classiques. En 2005, un album collaboratif en hommage à Nana sort et comporte un morceau interprété par Hollie Cook, chanteuse et fille du batteur des Sex Pistols Paul Cook.
Même si le manga est resté succinct sur le mouvement punk, il en est culturellement imprégné. L’engouement qu’il a suscité auprès de millions de lecteurs et de lectrices doit surtout à l’écriture des personnages inventés par Yazawa qui a déclaré en interview avoir réalisé Nana pour aider les jeunes femmes à traverser les difficultés de la vingtaine. En plus de sa diffusion récente sur Netflix US et l’exposition rétrospective d’Ai Yazawa, Nana revient au goût du jour sur les réseaux sociaux grâce au regain d’intérêt pour les années 1990-2000. Bien qu’inachevée à ce jour, la série reste un des phénomènes les plus emblématiques de sa génération, d’ailleurs personne n’ose encore dire malgré le temps : « Nana is dead ».
Bibliographie
Œuvre de référence
- YAZAWA, Ai, Nana, tomes 1 à 21, Delcourt/Akata [Shueisha, 2000-2009], 2002-2009.
Références
- BEHOT Lisa, « Sex Pistols : Sid Vicious et le mystère de la mort de Nancy Spungen », sur le site rocknfolk.com [en ligne], 2021.
- GARCIA Ligia, MARGOLIS Ora, « Nana and Vivienne Westwood : a manga’s ode to punk style », sur le sitesabukaru.online
- HEBDIGE Dick, Sous-culture. Le sens du style, Zones, Ed. La Découverte, 2009.
- LOW Samantha, « Ai Yazawa influence on shōjo and young women everywhere », sur le site : tokyoweekender.com [en ligne], 2022.
- MC NEILL David, « Cartoon friends strike a blow for japanese women », Sur le site independant.co.uk [en ligne], 2005.
- PFEIFLE Megan, « From Manga to Music : The journey of Nana », sur le site jame-world.com [en ligne], 2011.
- SCHMIDT Kat, « Examining the ways punk fashion influenced Ai Yazawa’s Nana », sur le site animeherald.com [en ligne], 2022.
- SHRESTHA RASHMI, « Ai Yazawa illness and health update 2022 : where is she ? » sur le site showbizcorner.com [en ligne], 2006.
- TREVISSON Silvia, « Ai Yazawa, the mangaka in love with Vivienne Westwood », sur le site nssmag.com [en ligne], 2022.
[1] Magazines de mode alternatifs, comme Kera Magazine (sous-titré Kerouac) débuté en 1999 et présentant une ligne punk aux lectrices japonaises.