Mettre en couleur l’univers de Raymond Macherot
Difficile d’imaginer Chlorophylle sans son iconique tâche jaune, Chaminou sans son pelage roux et son veston bleu ou Sibylline sans son chapeau jaune et sa robe bleue. Raymond Macherot a créé, durant quarante ans de carrière, un univers champêtre et joyeux dont les harmonies colorées ont durablement marqué l’imaginaire de son lectorat. Passionné de peinture qu’il pratique quasi-quotidiennement et qu’il considère comme son refuge intime. Raymond Macherot peut tout à fait être vu comme un maître des couleurs, à l’instar de ses collègues et amis, Willy Maltaite ou Joseph Gillain.
Et pour autant, la réalisation des couleurs de ces histoires est le versant créatif sur lequel l’impact de Raymond Macherot est le plus limité : fruit de multiples collaborations, toutes à moitié effacées par le temps, la création des couleurs des bandes dessinées de ce dessinateur verviétois est un travail collectif où celui-ci guidait et supervisait cette phase bien plus qu’il n’y prenait part. Quelques indices laissés en interviews, dans les archives ou directement sur les originaux, nous permettent néanmoins, au terme d’une enquête digne du colonel Clifton, de reconstruire une histoire de cette mise en couleur.

Le Roc aux jonquilles, essai couleurs pour Mission chèvrefeuille, 1953, collection privée.
On distingue deux périodes principales dans la carrière de Raymond Macherot. Celle du journal Tintin, entre 1952 et 1963, avec les aventures de Chlorophylle, Clifton ou le Père La Houle et celle du journal Spirou, de 1964 à 1990, avec Chaminou, Pantoufle, Mirliton et surtout Sibylline, qu’il anime pendant vingt-cinq ans. Pour la période Spirou, les couleurs des histoires de Macherot, comme celles de ses collègues du journal, sont réalisées majoritairement par le studio Vittorio Léonardo. Pour le journal Tintin, qui utilisait déjà la technique de mise en couleur via des bleus de coloriage, on serait tenté d’y voir seulement l’œuvre de Raymond Macherot et d’occulter la coloriste principale de cette période, à savoir sa propre femme, Josette Macherot.
Josette et Raymond Macherot, une collaboration discrète et colorée
Ignorée même par des cercles proches du couple, cette collaboration Josette-Raymond sur les bleus de la période journal Tintin n’a été révélée que tardivement. En 1973, quand Numa Sadoul lui pose la question « Faites-vous vos couleurs vous-même ? », Macherot lui confie « je l’ai fait longtemps et j’aimais beaucoup ça. (…) À mon avis, la couleur est très importante et on devrait pouvoir toujours la faire soi-même » (Sadoul 1973). Raymond ne dit alors pas un mot au sujet sa collaboration avec Josette, comme un secret de fabrication qui, par sa dimension intime, doit rester dans l’atelier. Cette omission, comme souvent dans les collaborations entre époux, témoigne aussi probablement d’un manque de considération pour cette tâche, perçue comme un simple travail d’exécutant, d’autant plus qu’elle est réalisée dans la sphère domestique. Pour autant, c’est Raymond lui-même qui le dévoile, une fois retraité en 1991, lors d’une interview pour la revue L’Âge d’or : « Du temps du Lombard, ma femme a fait toutes les couleurs de mes albums et des couvertures pour le journal Tintin. Elle travaillait à la gouache sur les bleus selon mes indications de couleurs, et traçait aussi les cadres des vignettes » (L’Âge d’or 1991). Pour toute réponse, Josette s’empresse d’ajouter, « il ne faut pas le dire », sans que l’on sache vraiment si la remarque est amusée ou non. Passée cette révélation, le couple Macherot se confiera bien davantage sur cette collaboration des débuts.

Raymond et Josette Macherot à Polleur, photo de Jean Jacques Procureur, 2006.
Moi, je faisais ce qu’il me disait, c’était lui, le chef ! La couleur, en fin de compte, c’est un métier.
Josette Macherot
Ce que l’on apprend au fil des entretiens suivants, c’est qu’ils ont mis progressivement en place une répartition des rôles, travaillant ensemble dans le même atelier. Raymond dessinait la planche originale, l’envoyait à la rédaction et en recevait une réduction sur un bleu, une feuille cartonnée prête à accueillir les couleurs de Josette. « Moi, je faisais ce qu’il me disait, confie Josette en 2001, c’était lui, le chef ! La couleur, en fin de compte, c’est un métier. (…) Raymond me disait de mettre du gris. Je faisais un gris et je lui montrais. C’était bon, on l’utilisait » (Decnop et Mouvet 2001). Josette se montrait également très attentive et critique par rapport à l’altération de ses couleurs à la sortie de l’impression : « après, au moment de l’édition, on regardait : “Tiens, c’est encore le jaune qui est trop sorti” » raconte-t-elle à Alain Petit qui l’interrogeait sur ce sujet (Petit 2000). L’implication créative de Josette semble même dépasser le cadre strict de la colorisation des histoires de son mari : « je faisais les couleurs et je grattais les lignes qui dépassaient du cadre. C’est une chose que les dessinateurs n’aiment pas faire. Albert [Weinberg], c’était gommer qu’il n’aimait pas. Tu te souviens, Raymond, avec Agnès, dans le train, on gommait les planches… » (Caluwaerts 2012).
Patrick Pinchart, rédacteur du journal Spirou de 1987 à 1993, souligne également le rôle de Josette, qui venait elle-même apporter les planches de son mari à la rédaction : « je pense que c’est elle qui le poussait à continuer (…) c’était son agent. C’est elle qui le défendait, qui le vendait » (Pinchart 2024). Étant donnée son implication et sa volonté de soutenir l’œuvre de son mari, on se surprendrait même à imaginer Josette glisser quelques suggestions de personnages ou d’histoires à un Macherot, que l’on sait très à l’écoute de ses proches. Mais ce qui ressort avant tout de ce double témoignage, c’est la véritable osmose qui régnait entre les deux époux : « On finit par se comprendre et on se fait confiance. On fait ça d’instinct » (Decnop et Mouvet 2001). « Nous formions une bonne équipe » (Petit 2000), ajoute Josette.
Stephan Caluwaerts, fondateur des éditions Flouzemaker et auteur des dossiers de l’intégrale Sibylline est le premier à consacrer quelques pages à cette question de la couleur. Il met en lumière l’importance du soutien de Josette auprès d’un Raymond très souvent en proie au doute et peu confiant vis-à-vis des qualités de son œuvre. À cette occasion, Stephan Caluwaerts compulse les témoignages et recueille les anecdotes, même si près de cinquante ans plus tard, les souvenirs s’embrouillent et rendent difficile l’établissement d’une chronologie stricte. Raymond Macherot décale ainsi par erreur la collaboration de Josette à la période Dupuis : « J’ai toujours travaillé tout seul au dessin tandis que les couleurs étaient réalisées par ma femme. Au début, je les faisais moi-même, puis, sans doute déjà sur Chlorophylle mais surtout à partir de la période Dupuis, elle a pris le relais » (Caluwaerts 2012).

Bleu pour la couverture de Mission chèvrefeuille, 1953, collection privée.
En dehors de ces confusions, faut-il prendre Raymond au mot et imaginer qu’il a commencé seul les couleurs de ses premiers récits du journal Tintin ? En effet, le bleu de la couverture de Mission Chèvrefeuille (Tintin n°32B - 13 août 1953, publié le 13 août 1953) peut être rapproché par son choix de couleurs vives et tranchées de ses recherches en couleurs directes pour cette même histoire (dans les deux cas, les rongeurs arborent des oreilles bleues). Pour autant, Stephan Caluwaerts rapporte une anecdote qui contredit cette idée d’un Raymond Macherot débutant et seul aux commandes de ses couleurs : « Je me souviens très bien qu’elle [Josette], m’a un jour montré un bleu de coloriage représentant la couverture du journal Tintin où débutait « L’Homme qui tua le diable ». Elle m’a fièrement déclaré en me montrant cette planche : C’est moi qui ai fait les couleurs » (Caluwaerts 2012). « L’Homme qui tua le diable » publié le 8 avril 1953, est le deuxième récit réalisé par Raymond Macherot pour le journal Tintin et correspond à ses premiers pas dans le monde de la bande dessinée. À en croire Josette, celle-ci a donc réalisé des bleus dès l’arrivée de Raymond Macherot au journal de Raymond Leblanc.

« L’Homme qui tua le diable », couverture du journal Tintin n° 14, 1953.
Josette Niessens a rencontré Raymond Macherot en décembre 1949, alors qu’il était déjà dessinateur de presse pour Le Courrier du Soir et Pan. Mariée six mois plus tard, en mai 1950, elle semble rapidement abandonner son travail et devient disponible pour aider son mari qui s’apprête à se lancer dans la bande dessinée et dans ses premières planches en couleur. Aussi, il est vraisemblable que cette collaboration se soit d’abord mise en place de façon informelle et irrégulière, dans la précipitation des débuts et selon les besoins du magazine. Néanmoins, un élément vient compliquer ce lancement déjà bien nébuleux.
La parenthèse Guy Dessicy
Quand Raymond Macherot rejoint le journal Tintin en 1952, Guy Dessicy (de quatre jours son ainé), assistant et coloriste d’Hergé depuis cinq ans, assure discrètement une grande partie de l’identité graphique du magazine. En fait, dans un rythme effréné, Dessicy réalise chaque semaine les bleus de coloriage de la plupart des séries à suivre du journal, à savoir Alix, Cori le moussaillon, Barelli, Bob et Bobette mais aussi Blake et Mortimer. « Rapidement, j’ai réalisé des couleurs pour d’autres auteurs, confie-t-il soixante ans plus tard. Après avoir passé ma journée dans le studio d’Hergé, je rentrais chez moi et je me remettais au travail » (Dessicy 2011). Les abondantes archives de Guy Dessicy nous dévoilent que Raymond Macherot n’a pas échappé à la règle. On y retrouve de nombreux dessins de Chlorophylle contre les rats noirs, sa première histoire à suivre, adressés au coloriste comme indications de couleurs. À partir de chutes et de dessins réalisés pour l’occasion, Macherot présente à Dessicy le code couleur des personnages de sa nouvelle histoire sous la forme de vignettes colorées et annotées.

Indications de couleurs pour Chlorophylle et les rats noirs, transmises à Guy Dessicy, 1954, collection privée.
Certaines des indications manuscrites se révèlent très précises (« NB. Ces quatre pattes des animaux sont brunes même sous les bras / seul le ventre est blanc et le pourtour de la bouche / Pour Torpille et le lapin, éclaircir un peu le visage pour rendre l’expression de l’animal plus nette. »). Par ces indications, Macherot fige ses premiers personnages dans une charte graphique rigoureuse qui a participé à les rendre aussi emblématiques. Pour son héros, le lérot Chlorophylle, il note : « CHLORO – nez blanc / ventre blanc / Les quatre pattes brunes. Les mains et les pieds un peu plus clairs. » et ajoute « jaune » avec une flèche au crayon au-dessus de sa tête, confirmant la paternité de Raymond Macherot de cette curieuse mais emblématique tâche jaune qui orne la tête de Chlorophylle. On trouve aussi des indications pour Anthracite (« oreilles, têtes, mains, pieds, queue de la même couleur ») ainsi que le choix de la couleur « havane » pour le chef des rats, également utilisée sur la loutre Torpille. Guy Dessicy compulse tous ces dessins dans un classeur et s’y réfèrera, comme une bible, au moment de réaliser les couleurs.

Indications de couleurs pour Chlorophylle et les rats noirs, transmises à Guy Dessicy, 1954, collection privée.
Si la participation de Dessicy aux débuts de Chlorophylle ne fait aucun doute, il est bien plus délicat de déterminer précisément la période durant laquelle il réalise les couleurs du lérot. On peut se demander ainsi si Dessicy commence à mettre en couleur Chlorophylle contre les rats noirs dès la première planche, ou s’il prend le relais en cours de récit. En effet, on observe une certaine discontinuité au niveau des couleurs de ce premier opus. Les premières planches donnent lieu à des premiers essais chromatiques et la charte graphique des couleurs ne semble pas encore fixée (en témoignent le pelage de Chlorophylle ou les queues bleues des rats noirs). De plus, plusieurs dessins envoyés à Dessicy sont issus des chutes de la planche 15 de l’histoire, lorsque Chlorophylle et ses amis se réfugient au centre d’un buisson épineux. Bien qu’il y ait un décalage entre la réalisation de la planche et sa mise en couleurs, on s’interroge sur le fait que ces indications de couleurs soient fixées alors que Macherot a déjà bouclé la moitié de son récit.

Extrait du bleu de Chlorophylle contre les rats noirs planche 1, 1954, collection privée.
Appréhender la fin de la mise en couleur de la période Dessicy se révèle encore plus ardu. En juillet 1954 (en pleine prépublication de la première histoire de Chlorophylle), Guy Dessicy fonde l’agence de publicité PubliArt et renouvelle complétement l’approche du journal en matière de réclame. Débordé par son travail à l’agence, il est contraint d’abandonner progressivement les mises en couleurs, laissant aux dessinateurs le soin de trouver des solutions alternatives. En l’absence des bleus originaux, il semble impossible de déterminer le moment où Dessicy rend la mise en couleurs au couple Macherot. Malgré sa posture de travailleur de l’ombre, Guy Dessicy a été un artisan essentiel de la mise en couleurs de nombreuses histoires du journal Tintin. Son rôle est d’autant plus à saluer que les indications transmises par Macherot concernaient surtout les personnages, lui laissant une grande liberté quant aux ambiances chromatiques à adopter à chaque nouvelle planche.

Chlorophylle contre les rats noirs planche 1, Journal Tintin n°15, 1954.
Le laboratoire de la couleur
Suite à la période Dessicy, Josette et Raymond Macherot s’organisent pour assurer la mise en couleur de leurs histoires. Josette Macherot, qui reprend ainsi ses pinceaux, doit composer avec un rythme très soutenu. En effet, entre le 14 avril 1954 et le 25 décembre 1957, Raymond Macherot est présent chaque semaine au sommaire du journal Tintin, ses six premières histoires (cinq « Chlorophylle » et « Le Père La Houle ») étant prépubliées sans aucune semaine d’interruption. L’environnement de travail s’adapte en conséquence : tout d’abord au 34 Surister à Jalhay (à partir de 1956), puis surtout à Polleur, où Macherot fait construire en 1959, la maison qu’il occupera jusqu’à la fin de sa vie. L’étage est aménagé pour devenir l’atelier du couple, avec la table à dessins (une porte de bois sur tréteaux) de Raymond et celle de la mise en couleurs de Josette.

Atelier de Raymond et Josette Macherot à Polleur, août 1980.
Sans grande discontinuité avec les bleus de Dessicy, la formule Josette Macherot se met en place, avec une série de couleurs chaudes, appliquées en aplats à la gouache et qui attirent instantanément l’œil du lecteur. La galerie de personnages haut en couleurs s’élargit à chaque épisode et elle doit redoubler d’ingéniosité pour les rendre lisibles dans les décors champêtres et très détaillés qu’ils traversent.
Dès Pas de salami pour Célimène, la troisième histoire de Chlorophylle, elle souligne quelques bulles en les coloriant en jaune ou en rouge, créant une vraie ponctuation dans la page. Elle marque la première case du Père La Houle, avec des coups de pinceaux rouge vif, pour accompagner le texte du journaliste radio. On peut aussi noter le choix de colorier en bleu azur, l’emblématique mini-voiture du Bosquet hanté, qui permet de la repérer immédiatement parmi les fourrés. La couverture de Pas de salami pour Célimène (réalisée durant l’été 1957) est également une parfaite démonstration des harmonies chromatiques de Josette Macherot : avec son parquet jaune vif face à un mur bleu (sa couleur complémentaire) au milieu d’un réseau de zones rouge vif (Chlorophylle, le salami, la langue de Célimène et surtout le cartouche du titre), elle crée un bouquet de couleurs explosives, tel un sémaphore prêt à marquer la rétine du potentiel lecteur qui franchirait le seuil de la librairie.

Couverture de l’édition originale de Pas de salami pour Célimène, août 1957.
Son mari, probablement conscient de son habilité en tant que coloriste, n’hésite pas à lui proposer régulièrement de vrais défis, multipliant par exemple les planches où les conditions de météo ou de lumière changent constamment. Neige, tempête, brouillard, scènes de nuit, aube et crépuscule créent autant d’atmosphères que Raymond Macherot apprécie tout particulièrement : « j’adore ça : ce genre de scènes me permet d’utiliser les tons bleus, ceux que je préfère. J’aime énormément le bleu, le mauve, le rose discret, etc … toutes teintes que l’on retrouve au coucher et au lever du soleil » (Sadoul 1973).

Bleu du Père La Houle planche 7, 1956, collection privée.
Tout en favorisant la lisibilité, Josette Macherot s’attaque à ces scènes aux ambiances et éclairages multiples avec un certain brio. On peut noter la scène de tempête qui ouvre Le Père La Houle, avec son fond gris bleu foncé et ses flots en aplat de bleu turquoise, dont La Houle, son perroquet et les autres personnages se distinguent très clairement. La première planche du Retour de Chlorophylle frappe également le lecteur, par la première case aérienne qui a nécessité un travail minutieux pour coloriser chaque toit, mais surtout par sa météo méditerranéenne qui se change en l’espace d’une case en un temps pluvieux continental, sans que cela choque dans l’appréhension totale de la planche.

Bleu du Retour de Chlorophylle planche 1, 1959, collection privée.
À partir de 1957, on voit également fleurir dans les bleus de Josette des expérimentations colorées poussant le rendu de ces scènes d’atmosphère. Dès Le Père La Houle, Josette peint en nuances de bleus les cases dans le sous-marin d’Amidon, rendant ainsi le manque de lumière dans l’appareil (Tintin belge n°15 du 10 avril 1957). Il en sera de même dans Chlorophylle lorsqu’Anthracite se rend dans le repaire des Croquillards, où Josette rend l’obscurité de la cabane par des silhouettes bleutées (Tintin belge n°35 du 28 août 1957). Au contraire, la lumière vive donne désormais le « la » en matière de couleur : le feu justifie de coloriser les silhouettes en rouge vif comme lorsque les Croquillards s’apprêtent à faire bouillir le commissaire Bouclette (Tintin belge n°15 du 2 octobre 1957), quand Zizanion fait sauter le château royal ou bien quand explose la première bombe au bithure de zytron de La Revanche d’Anthracite. Quelques semaines avant que Morris (créateur de Lucky Luke), s’essaye à une mise en couleurs reposant sur la bichromie avec Le Juge, Josette tente ainsi déjà quelques effets similaires même si toujours justifiés par l’éclairage de la scène. La lumière qui pénètre dans la cellule d’Anthracite la colorie intégralement en jaune, tandis que la visite à la bougie d’une cave dans Zizanion le terrible, lui offre l’occasion de colorier toutes les silhouettes tantôt en jaune sur fond bleu, tantôt en bleu sur fond jaune.

Zizanion le terrible planche 4, Journal Tintin n°15, 1958.
Ces expérimentations colorées sont plus ostentatoires au tournant des années 1960, que ça soit pour reproduire l’éclairage artificiel de la mégalopole de Clifton à New York, rendre plus lisible les plans d’une case (en peignant par exemple la foule d’une même couleur) ou bien en utilisant le caractère expressionniste de la couleur (principalement rouge) pour démarquer les cases chocs de l’intrigue. Certains de ces effets, comme l’intérieur verdâtre du sous-marin de Chlorophylle à la rescousse, sont testés en amont par Raymond Macherot sur des dessins en couleur directe, indiquant à Josette Macherot l’ambiance chromatique souhaitée pour le bleu. Et alors que Raymond Macherot quitte en 1963 le journal Tintin au profit du journal Spirou, le couple a bien l’intention de poursuivre ses expérimentations colorées sur sa prochaine histoire, Chaminou et le Khrompire.

Chaminou et le Khrompire planche 9, journal Spirou, 1964.
Publié au fil de l’année 1964 dans le journal de Charles Dupuis, Chaminou peut être lu comme un aboutissement de toutes les recherches chromatiques du couple Macherot. Les cases en bichromie lorsqu’on présente les origines de la Zoolande, les cases chocs en rouge ou vert, un premier acte très contrasté par l’éclairage artificiel de la ville et son esthétique très néon, les ambiances verdâtres dans les souterrains et un bleuté pour les scènes dans l’eau ou la pénombre. Malheureusement, l’accueil de Chaminou a été une déception en tout point pour son auteur, allant même jusqu’à marquer la fin de la mise en couleurs Josette/Raymond après dix ans de collaboration commune.

Bleu de Chloro joue et gagne planche 27, Journal Tintin n°11, 1962, collection du musée de la bande dessinée de Bruxelles.
Sibylline et les couleurs enchantées de Vittorio Léonardo
« Au début, chez Spirou, nous avons également fait les couleurs de Chaminou, confie Josette Macherot en 2001. Les dix dernières planches, je les ai coloriées seule, car Raymond faisait un voyage à New York à ce moment-là. Par la suite, ce sont les coloristes de chez Dupuis qui s’en sont occupés » (Decnop et Mouvet 2001).
La raison pour laquelle la rédaction du journal Spirou a demandé au couple Macherot de ne pas poursuivre la mise en couleurs après Chaminou n’est pas connue. Question d’habitude ? Technique du bleu inadaptée pour l’impression du journal qui, jusqu’au 14 octobre 1965, a toujours la moitié de ses pages imprimées en bichromie ? À ce sujet, Vittorio Leonardo, photograveur et chromiste, travaillant à l’impression du journal lorsque Macherot arrive chez Spirou, y reconnaît les consignes de la rédaction : « Quand un dessinateur débarquait chez Dupuis, d'où qu'il vienne, on lui disait, les couleurs, vous les indiquez, ou vous prenez contact avec Leonardo, c'est lui qui les fait. Et on ne discutait pas » (Leonardo 2024). Ainsi, dès 1965 et le lancement de sa série suivante, Sibylline, ce sont Vittorio Leonardo et ses confrères qui s’attèlent à donner à la souris ses premières couleurs : « Les dessinateurs indiquaient au dos des planches les couleurs qu'ils voulaient, avec des crayons de couleurs ou parfois de l'aquarelle. Les pages étaient ensuite confiées à des retoucheurs chromistes dont je faisais partie (…) On reproduisait le dessin, on manipulait les films jaune, rouge et bleu, et on nuançait les doses de couleurs pour que l'impression corresponde à ce que le dessinateur avait demandé » (Leonardo 2024).

Yvan Delporte, Raymond Macherot, Colin le menuisier, Dupuis, collection « Carrousel », 1967.
Raymond Macherot se plie donc à cette nouvelle répartition des rôles, confiant des indications au crayon de couleur et se consolant avec la possibilité de réaliser plusieurs couvertures du journal Spirou en couleurs directes. La commande de deux albums pour la collection « Carrousel » (Colin le menuisier en 1967 et Sibylline et le gâteau d’anniversaire en 1969), lui donne l’occasion de ressortir ses gouaches pour s’essayer à l’illustration jeunesse. Raymond Macherot livre ici un vrai travail de bénédictin, où chaque page est un nouveau défi pour l’auteur : « Il ne faut pas être trop compliqué pour les jeunes yeux de mes lecteurs, confie-t-il en 1972 pour la revue Falatoff, Ce que je recherchais, ce sont des harmonies chromatiques, pour cela il me faut de grandes masses de couleurs, sans trop de détails, afin d’obtenir une belle herbe de printemps, par exemple. Tout est calculé, jusqu’à la tache blanche du phylactère, jusqu’au petit nuage rose qui viendra rompre le bleu du ciel » (Falatoff 1972).

Yvan Delporte, Raymond Macherot, Sibylline et le gâteau d’anniversaire, Dupuis, collection « Carrousel », 1969.
Parallèlement à la publication des premières aventures de Sibylline, la qualité des colorisations de Vittorio Léonardo permet à ce dernier d’obtenir en mai 1968, à la demande de Paul Dupuis, la réalisation complète des couleurs du journal Spirou. Vittorio Leonardo lance ainsi son propre studio et réalise avec son équipe de coloristes la mise en couleur de dizaines de pages par semaine. Lors de la mise en place du studio, Raymond Macherot dessine Sibylline contre-attaque et Sibylline et les abeilles et accompagne ses planches d’indications sur calque très précises.

Sibylline contre-attaque planche originale n°19 avec calque d’indications de couleur, 1968, vente Galerie OPA.
Mais passé l’enthousiasme de ces premiers mois, le créateur de Sibylline tombe dans une grave dépression qui va le ronger jusqu’en 1976. Très malade et déjà bien en peine pour dessiner, Macherot réduit au strict minimum les indications de couleur pour Léonardo. Quelques indications manuscrites, un léger coup de crayon de couleur apparaissent ci et là au dos des planches, avec une telle discrétion qu’il aurait été très facile de passer à côté. Thierry Martens, rédacteur du journal Spirou de 1969-1978, confirme cette disette d’indications durant la décennie 1970 : « certaines étaient accompagnées de calques avec quelques indications de couleurs, parfois quelques annotations manuscrites mais très souvent, il n’y avait rien. Il faut aussi se mettre à la place du coloriste qui devait travailler avec si peu d’informations » (Caluwaerts 2012).

Indication au stylo au dos de la planche originale 34 de Sibylline contre les pirates, 1972, collection Matti Eronen.
Néanmoins, Macherot confie à Léonardo une consigne surprenante et qui a fortement marqué l’identité graphique de la deuxième période de Sibylline : « on s’est mis d’accord par téléphone ; très gentiment, il m’a demandé (…) de changer d’atmosphères de couleurs à chaque histoire [de Sibylline]. C’était un sacré défi » (Leonardo 2024). Véritable stimulant pour le coloriste, Vittorio Leonardo nous confie voir dans cette consigne un moyen de sortir des automatismes et garde, dans ses entretiens, un souvenir très vif de la série : « Sibylline, c’était absolument personnel. Comme il fallait changer les couleurs à chaque histoire, alors là, c'est moi qui décidais. Et c'était souvent ma femme [Carla Leonardo] qui posait les couleurs après qu’on en ait parlé ensemble » (Leonardo 2024).

Case de Sibylline et les abeilles avec indications au crayon de couleur, 1969, collection Edgard Pirotte.
Ce choix de mise en couleur à contre-courant de la tendance du journal Spirou parachève de dérouter les lecteurs habituels de Sibylline. Raymond Macherot a bien l’intention de ne pas s’enfermer dans une zone de confort et pioche parmi les productions outre-Atlantique pour proposer une nouvelle voie graphique. « Pas trop de détails comme tu vois, c’est plus moderne/ Couleurs « plates » denses (sans dégradés) / Style américain/ voir Vittorio » écrit-il en 1980, en marge de la maquette du recueil des histoires de Mirliton.

Maquette pour un recueil d’histoires de Mirliton, 1980, collection privée.
Passée la déception de ne plus réaliser les couleurs avec sa femme, Raymond Macherot place une grande confiance dans ce coloriste qui l’accompagna pendant plus de vingt ans. Devant la somme de travail accomplie par Vittorio Leonardo pour les dernières histoires de Sibylline, Raymond Macherot prend l’habitude, à partir de La Dame en noir, de le créditer fréquemment sur ses nouveaux albums et à la fin de certaines histoires. Étant donnée la grande marge de liberté que Macherot lui avait laissé, il était tout à fait justifié que son nom figure à côté de celui du dessinateur et qu’il soit également reconnu comme l’un des alchimistes qui a su donner une saveur si particulière aux aventures de Sibylline. Un geste de reconnaissance à saluer et qui nous motiverait à apporter un éclairage similaire auprès des histoires mises en couleur par Josette Macherot, laquelle demeure dans l’ombre malgré la richesse et les choix audacieux de ses colorisations.

Illustrations pour Sibylline magazine avec calques d’indication de couleurs, 1968, collection privée.
Pour des raisons techniques, les couleurs des histoires de Macherot ont été largement refaites (parfois avec beaucoup de fidélité) au fil des rééditions. Si ce choix fait partie du processus de vie d’un ouvrage et de sa transmission à de nouveaux lecteurs, il est néanmoins nécessaire, sur un plan patrimonial, de recenser et de conserver précieusement chaque bleu ou indication de couleurs qui nous permettrait de reconstituer l’intention originale de l’artiste. Pour Raymond Macherot comme pour de nombreux auteurs, ce travail d’archéologie de la couleur s’accompagne de la redécouverte d’une histoire méconnue, heurtée, volontairement ou non invisibilisée, qui nous rappelle la dimension collective de la création.

Sibylline et le murmuhr planche 46, Spirou n°2735, 1990.
Bibliographie :
Falatoff n°11, oct. 1972,interview de Raymond Macherot, p. 24-28.
Sadoul, Numa, interview de Raymond Macherot, Schtroumpf Les Cahiers de la BD, 1973.
Jasmes Christian, Kilbert Claude et Klompkès Jacques, interview de Raymond et Josette Macherot, L’Âge d’or, septembre 1991
Petit Alain, interview de Raymond et Josette Macherot, 2000, http://macherotbd.free.fr/37.htm
Decnop Claude, Mouvet Philippe, interview de Raymond et Josette Macherot, Monographie de l’Âge d’or, septembre 2001.
Caluwaerts Stephan, « Macherot, le peintre des rois », dossiers de l’Intégrale Sibylline, 6 volumes Casterman, 2011 - 2012.
Anspach Nicolas, interview de Guy Dessicy, 2011, ActuaBD, https://www.actuabd.com/Guy-Dessicy-Publiart-fondateur-du-CBBD-La-BD-c-est-mon-lait-ma-nourriture-mes
Léonardo Vittorio, entretien du 10 avril 2024.
Pinchart Patrick, entretien du 16 octobre 2024.
Remerciements :
Musée de la bande dessinée de Bruxelles
Stéphane Bouyer, Stephan Caluwaerts, Marc André Cahlik, Alain Chomet, Claire De Filippis, Roger Decadt, Vincent Dugomier, Matti Eronen, Fabien Frere, Cédric Goffinet, Gaëtan Laloy, Vittorio Léonardo, Laurent Lépine, Dany Maes, Jean-Louis Meyer, Philippe Mouvet, Patrick Pinchart, Edgard Pirotte, Jeanne Putel
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